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Full text of "Le roman d'un brave homme"

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LE ROMAN 



d'un 



BRAVE HOMME 



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DUN 



BRAVE HOMME 



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OroiU do |»rofiri<U «t d« IraducUoa réMrvM 



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LE ROMAN 



d'un 



BRAVE HOMME 



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2 LE ROMAN. D UN BRAVE HOMME 

L'auteur der notre forfune, Pierre Dumont, était 
fils unique du charpentier Pierre Dumont, dit Mes 
Semblables, et petit-fils de Pierre Dumont, dit La 
France, cultivateur au village de Launay. ^ 

Il faut que vous connaissiez ces deux hommes, 
dont le souvenir m'est plus cher et j^us respectable 
que tout. Mon aïeul paternel était un de ces pro- 
létaires campagnards qui, sans posséder presque 
rien, pourraient vivre cent ans sans manquer de pain 
et élever par surcroit une nombreuse famille. Son 
patrimoine, la dot de ma grand'mère et les acquêts 
de la communauté formaient un total bien modeste, 
car la vente de ce domaine éparpillé sur tout le ban 
de la comnmne a produit une douzaine de mille 
francs, les frais payés. Il y avait une maison d'ha- 
bitation, antique et délabrée, mais qui me semblait 
admirable, à cause du grand lierre et des moineaux 
nichés dans les trous; le jardin d'à côté, tout petit, 
mais commode, car le persil et les légumes y étaient 
à quatre pas de la cuisine; le jardin d'en bas, situé 
dans le voisinage du moulin et ravagé par 1^ escar- 
gots; le verger peuplé de vieux arbres sous lesquels 
mon père et mes oncles ont mené paître tour à tour 
l'unique vache de la femiile. Ajoutez à cela un petit 
carré de pommes de terre, le long d'un autre champ, 
clos de murs, où mes pauvres.chers vieux reposent 
aujourd'hui ; une vigne où l'on récoltait non seule- 
ment quelques barriques de vin aigrelet, mais des 
haricots mange-tout et des pèches enplein vent, vertes 
et veloutées, dont l'amertume délicieuse me fond la 
bouche en eau lorsque j'y pense; enfin, tout en haut 
du pays, une chènevière où je n'ai jamais vu pousser 



. LE ROMAN d'un BHAV£ HOMME 3 

un brin de chanvre, mais où Ton admirait le roi des 
cerisiers, un arbre énorme et généreux dont les 
fruits mûrs à point et dévorés sur plaça me trans- 
portaient au septième ciel. Oh I les cerises de 1838! 
Jamais je n'en mangerai d'aussi bonnes, car je n'au- 
rai plus jamais dix ans. 

Pour expliquer comment cent vingt ares de teri^e, 
découpés en petits morceaux, ont pu nourrir cinq 
garçons et une fiUe, tous vivants, bien portants et 
honnêtement établis, j'aurais besoin de vous mon- 
trer mes grands-parents dans cette activité tran- 
quille, mais incessante et réglée, qui distingue le 
petit cultivateur de nos pays. Du plus loin qu'il m'en 
solivienne, je vois mon grand-père et ma grand'- 
mère levés avec le jour, bien lavés dans l'eau fraî- 
che de leur puits, et cheminant, chacun de son 
côté, jamais ensemble, vers une besogne ou une 
autre. Je les vois, quoiqu'ils n'aient jamais eu 
d'autre montre que le clocher de leur village, réunis 
ponctuellement à midi autour d'un plat de légumes 
au lard^ flanqué de quelques friandises comme le 
radis noir en tranchés ou la salade de concombres. 
C'est grand'maman qui fait le pain et la cuisine 
depuis qu'on a marié ma tante Rosalie au maréchal 
ferrant de Grancey. Jamais serviteur ni servante n'a 
mis les pieds dans la maison; on s'est toujours servi 
les uns les autres. Il y a eu de rudes moments, 
paraît-il, quand les petits n'étaient encore bons à 
rien et qu'ils ouvraient des becs insatiables. Et c'est 
juste à ce moment-là que le pain s'est mis à coûter 
cinq et six 'francs la miche , après les guerres 
de l'Empire. Mais personne n'a trop pâti, et la 






4 LE ROMAN d'un BHAVE HOMME 

preuve, c'est qu'on est là, au grand complet. Depuis 
que les enfants gagnent leur vie à part,- les vieux 
Dumont sont quelquefois tentés de dire qu'il y a 
trop à la maison pour eux seuls. Leurs forces n^ont 
pas diminué sensiblement, et ilsbont toujours ausdî 
peu de besoins que lorsqu'ils nourrissaient un petit 
peuple. La vache donne plus de beurre et de fro- 
mage qu'ils n'en peuvent consommer. Le marché 
de Courcy, où grand'maman va deux -fois par sen^ 
maine, à pied, son panier sur la tête, paye le fari- 
nier et l'épicier. Quant au boucher, un juif ambu- 
lant qui colporte les morceaux d'une vache trop 
vieille ou d'un veau trop enfant, les Dumont n'oht 
affaire à lui que dans les occasions solennelles. Je 
ne parle ni du tailleur ni de la coutudère, car les 
habits du père étaient indestructibles, et la mère 
s'habillait elle-même, de pied en cap, à la vieille 
mode de Touraine. Elle fikit, cousait, tricotait, 
lavait et repassait avec la dextérité d'une fée; et il 
faut croire que le bonhomme n'était pas maladroit 
non plus, car pour fabriquer une échelle, réparer 
une tonne ou un cuveau, ajuster une vitre, emman- 
cher un outil, il ne s'adressait qu'à lui-même. Ce 
n'est ni le docteur ni le pharmacien qui pouvait 
déranger l'équilibre de leur budget, car ils ont vécu 
vieux ans sans savoir ce que c'est que d'être malade. 
Ils étaient donc à l'aise sans argent, chose commune 
dans nos campagnes : leur superflu s'écoulait chez 
mes oncles et chez mon père en paniers de fruits, en 
rayons de miel ou en fromages salés, et jamais un 
mendiant ne frappait à leur porte sans recevoir des 
mains demagrand'mère une tranche de son p^n bis. 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 5 

Je voudrais vous laisser leur portrait plus vivant 
que le mauvais daguerréotype aux trois quarts 
e(£%cé qui les montre assis côte à côte sur un banc 
dotant la maison. L'ardeur du soleil, la longueur de 
la pose, la maladresse -de l'artiste forain, tout a con- 
couru, ce me semble, à les défigurer. Mon grand- 
père, quand je l'ai connu, c'est-à-dire quand j'ai 
commencé à me connaître moi-môme, était un 
grand vieillard, légèrement voûté, mais solide et 
nerveux. Ses cheveux blonds, qui ne se sont jamais 
décidés à blailchir, tombaient en boucles sur le cou 
et encadraielït un visage très iier, aux yeux bleus, 
aux dents puissantes, au menton carré. Sur sa face 
toujours rasée, Ife hâle qui noircit les bruns avait 
étendu une patine rougeâtre comme celle des 
bronzes florentins. Son col rabattu et ouvert en 
toute saison, sans cravate, montrait les veines, les 
muscles et les tendons d'un cou noueux; on devi- 
nait à cet échantillon un corps parfaitement sec et 
sain, allégé de tout embonpoint paf le perpétuel entraî- 
nement du travail. Greuze a connu ce type, et il l'a 
peint plus d'une fois, mais en l'amollissant beaucoup. 
Ma grand'mère avait été, disait-on, la plus jolie fille 
du village. Elle-même s'admirait quelquefois, par 
habitude, dans une vieille gravure coloriée que 
jfrand-papa avait achetée au colporteur « pour la 
ressemblance » et qui s'intitulait : la Petite Futée. 
Hélas I la petite futée était devenue une bonne 
grosse mèpe, et les fossettes de ses joues se noyaient 
un peu dans les rides. Mais l'œil était toujours vif, 
les pommettes fraîches, les dents blanches, la voix 
jeune et mordante. D'ailleurs, c'était ma grand'roa- 



6 l^E ROMAN d'un BRAVK JHOMME 

tïian, je l'aimais telle que l'âge, le travail et la ma- 
ternité l'avaient faite, et je ne l'aurais pas échangée 
contre une autre. Le vieux Dumont était sans doute 
du même avis, car il l'aima jusqu'à sîf.mort, en la 
querellant tous les jours. 

Si l'amour, comme on Ta souvent imprimé, vit de 
contrastes, il avait de quoi se nourrir dans cet hon- 
nête petit ménagé. Les deux vieillards ne se resr 
semblaient pas plus au moral qu'au physique. L'un 
était hardi, entreprenant, aventureux à l'excès; 
l'autre, sage, prudente et routinière au delà de toute 
mesure. Le bonhomme avait accompli, dans son 
temps, des choses extravagantes; la bonne femme 
piétinait à petits pas dans les chemins battus. Il y 
avait en lui quelque chose de la généreuse folie de 
don Quichotte, et chez elle un atome du bon 
sens pratique et railleur de Sancho Pança. S'il eût 
été maître absolu de sa personne et de ses affaires, 
il aurait fait peut-être une grosse fortune, car il 
avait l'esprit ouvert à tous les vents, et les bonnes 
idées ne chômaient pas dans son cerveau. C'est lui 
qui découvrit, en 1799, la riche marnière de Launay, 
et qui fit voir à notre agent-voyer, sur le tracé de la 
nouvelle route, en 1817, le banc d'argile réfractaire. 
Mais grand'maman ne lui permit jamais d'aborder 
une affaire aléatoire, pas plus qu'elle ne toléra sur 
les petits lopins de la communauté l'expérience des 
cultures industrielles, comme le houblon, la ga- 
rance, la betterave à sucre, qui ont enrichi bien des 
gens. Les deux ou trois essais qu'il se permit à 
rinsu de sa femme, sans argent et sans appui moral, 
réussirent inoins bien. Elle en prit avantage sur lui ; 



LE ROIIAN d'un BRAVE HOMME 7 

il en garda un. peu d'aigreur contre elle, et ce fut la 
matière de discussions sans fin où ils n'avaient tort 
en bonne foi ni l'un ni l'autre. 

Mais leurs querelles elles-mêmes étaient d'un 
bon exemple pour leurs enfants, car le plus grand 
malotru de la terre, au bruit toujours discret de ces 
débats, aurait appris à vivre. Jamais les deux vieil- 
lards ne se sont tutoyés; ils n'avaient pourtant pas 
hanté la cour de Louis XV, quoiqu'ils fussent nés 
tous les deux sous le règne du Bien-Aimé. Les pay- 
sans tourangeaux de leur' âge et de leur voisinage 
étaient polis comme eux, et, comme eux, sans avoir 
appris la grammaire, parlaient un doux Langagi;, 
aussi harmonieux, limpide et coulant que l'eau du 
Cher dans le parc de Chenonceau. 

« Père, reprendrez- vous de la salade? 

— Grand merci, mère ; gardez pour vous. :s> 
Voilà le ton de leur conversation lorsque la paix 

régnait au logis. En temps de guerre, voici les plus 
gros mots que j'aie eu l'occasion d'entendre : 

« Père Dumont, m'est avis que vous vous trompez 
tout à fait I 

— N'ayez crainte, mère Dumont, je sais encore ce 
que je dis. » 

En fin de compte, après maintes querelles aussi 
terribles que celle-là, ils s'étaient partagé, vers 1800, 
la direction des affaires. Il avait été convenu que 
maman Dumont, jeune alors et fort entendue, aurait 
les clefe de tout, depuis la cave jusqu'au grenier, et 
qu'en revanche l'éducation des enfants nés et à 
naître appartiendrait sans réserve au père. Partage 
inégal, qui livrait à une femmelette de vingt-sçpt ans 



8 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

les finances, ragriculturej le commerce, tous les 
ministères, sauf un; mais les femmes, qui vâlest 
cent fois mieux que nous, nous sont surtout supé- 
rieures en économie domestique. L'épargne fran- 
çaise est leur ouvrage; ce sont elles qui ont créé 
nos milliards à lorce de cacher de petits sous dans 
de grands bas. Ma grand'mère, depuis le premier 
jour jusqu'au dernier, fut une ménagère incompa- 
rable, dure à elle-même, sévère aux enfants, sans 
pitié pour les fantaisies du père Dumont. 

« Si je n'étais pas là, lui disait-elle, vous n'au- 
riez ni une pièce de toile dans l'armoire ni un 
tonneau de vin dans la cave, et vous vous sei^iez 
mis vous-même à la broche pour mieux régaler vos 
amis. » 

Dame! elle ne les aimait pas beaucoup, les amis. 
Mais c'est en leur fermant parfois la porte au nez 
qu'elle épargna de quoi leur rendre de vrais ser- 
vices, après avoir aidé mes oncles et mes tantes, 
qui n'avaient pas tous réussi. 

Le grand-père, de son côté, fut un instituteur 
comme on n'en voyait guère en ce temps-là, ni même 
aujourd'hui. Il n'était pas grand clerc, je v*us l'ai 
dit ; il savait lire couramment, écrire avec un peu 
d'effort et compter assez mal, au dire de sa femme; 
sa bibliothèque, formée de quinze volumes d'his- 
toire et d'autant d'almanachs, garnissait mal une 
planchette enfumée entre l'horloge à gaine et le vieux 
baromètre. Mais Pierre Dumont, dit La France, 
n'avait pas son pareil au monde pour commenter 
éloquemment deux mots qu'on lit sur les drapeaux 
et qui sont : Honneur et Patrie. 



IM ROMAN d'un BBAYE HOMME 

Comme sa familla était vieille, établie à Launav 
de temps immaérnorial, et estimée de tout le pays 
dans un rayon de trois ou quatre lieues, il portait 
fièrement un nom qui représentait, à ses yeux, plu- 
sieurs siècles de travail et de bonne conduite. Ce 
nom, modeste et banal entre tous, il ne Teùt pas 
échangé contre ceux de Turenne et Condé réunis; 
il gardait une profonde reconnaissance aux braves 
gens qui le lui avaient transmis d'âge en âge, si net 
et si pur; il se faisait un devoir sacré de le garder 
exempt de blâme, et il voulait que ses enfants en 
prissent bon soin comme lui. Il s'expliquait là-des- 
sus, en famille, avec un peu d'emphase, mais d'un 
tcm si loyal que personne ne pouvait l'entendre sans 
partager sa conviction. Sa morale se formulait en 
axiomes bizarres, mais respectables, dont mon père 
et mes oncles ne s'avisèrent jamais de rire : 

« Un Dumont ne ment pas. Les Dumont n'ont 
jamais emprunté un sou sans le rendre. Il n'y a pas 
de place pour le bien d'autrui dans la maison Du- 
mont. Un Dumont ne frappe pas plus faible que lui. 
Si tu manquais de respect à une femme, tu ne 
serais f^às un Dumont. Les Dumont, de tout temps, 
ont été les serviteurs de leurs amis-. » 

Cet ehseignement, secondé, selon toute apparence, 
par le bon naturel des auditeurs, eut pour effet de 
maintenir à un niveau assez élevé les sentiments de 
toute la famille. Il était impossible que de jeunes 
paysanSj à peine dégrossis par un magister de village 
et livrés, dès l'enfance, au travail manuel, devins- 
sent des hommes supérieurs; mais j'ai pu constater 
que mon père et mes oncles, et tante RosaUe aussi, 



40 LE ROMAN d'un BRAVB HOMME 

exerçaient avec dignité les professions les plus hum- 
bles, et que pas un enfant du grand-papa La France 
n'oublia le reâpect de son nom. 

Le moment est venu d'expliquer le surnom ou le 
sobriquet du bonhomme.- Nos Tourangeaux sont des 
railleurs impitoyables, prompts à trouver le défaut 
de la cuirasse et à larder les gens d'un seul mot, 
comme si l'esprit de Rabelais soufflait encore à 
travers champs. Or mon grand-père, il faut bien 
Pavouer, prêtait le flanc à la plaisanterie par un 
patriotisme trop ardent pour n'être pas démodé. 

Il avait été volontaire en 1792, dans sa vingt- 
deuxième année, et, n'en déplaise au savant aca- 
démicien qui démolit pieusement la plus noble de 
nos légendes, il n'avait pas couru à la frontière de 
Wissembourg comme un chien qu'on fouette, mais 
comme un bon soldat et un bon citoyen, enflammé 
de l'amour du pays. Ce n'est pas pour cueillir des 
lauriers qu'il prit le sac et le fusil, mais pour re- 
pousser ce fléau et cette honte abominable qui s'ap- 
pelle l'invasion. Gomme il ne se vantait de rien, 
sinon d'avoir fait son devoir, et comme il revint se 
marier sans avoir gagné ou accepté aucun grade, 
je suis mieux informé de ses dangers et de ses mi- 
sères que de ses coups d'éclat, s'il en a fait. Mais je 
crois fermement, sur sa parole, que les armées de 
la Meuse et du Rhin ont fourni de belles marches 
sans souliers, et livré de rudes combats le ventre 
creux. Il racontait avec un mâle plaish' ces actions 
classiques où la valeur personnelle de l'homme 
jouait le rôle principal et où les plus savantes com- 
J)inaisor)s d'un général eii chef étaient bouleversées 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 11 

par une charge à la baïonnette. Mon imagination 
d'enfant s'allumait aux récits de la délivrance natio- 
nale. J'étais bien trop timide et trop respectueux 
pour aller dire, de but en blanc : Grand-papa, ra- 
contez-moi donc la guerre ! Mais lorsque par bon- 
heur j'obtenais la permission de passer quelques 
jours de congé à Launay, on me couchait après 
souper dans un coin du grand lit à colonnes torses, 
on tirait sur moi les rideaux de toile de Jouy ; la 
lampe s'allumait; ma grand'mère mettait son rouet 
en mouvement; mon oncle Joseph, le charron, arri- 
vait, suivi de sa femme ; une demi-douzaine de voi- 
sins et autant de voisines entraient successivement, 
les femmes avec leur tricot, les hommes avec leurs 
grands bras pendants et leurs mains lasses ; tout le 
monde s'asseyait sur les chaises de paille ou sur les 
bancs de bois poli, et la conversation s'engageait. 
Après les inévitables propos sur la pluie et le beau 
temps, choses qui sont d'un intérêt majeur à la 
campagne, et les mercuriales du marché, et les 
petits événements de la ville voisine, on abordait 
des questions plus hautes et d'un intérêt plus gé- 
néral, comme la suppression de la Loterie, l'inven- 
tion des allumettes allemandes, qui devaient rem- 
placer le briquet phosphorique , le retrait des 
anciennes monnaies, l'obligation du système mé- 
trique, la création des chemins de fer, souhaitée 
par ceux-ci, redoutée par ceux-là, mise en doute 
par le plus grand nombre. Quelquefois le père 
Antoine, épicier et cantonnier, tirait de sa poche 
un journal de la semaine dernière, emprunté à 
l'unique cabaret du village, et la politique entrait 



12 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

en jeu. Mais soit par un chemin, soit par un autre, 
mon grand-père aiTivait toujours à son thème favori, 
la glorification de là France et l'exécration de l'étran^ 
ger. L'étranger, pour Iui,,se divisait en trois sections 
également haïssables : l'Allemand, l'Anglais et le 
Russe. « Tous ces gens-là, disait-il, veulent avoir 
la France, parce qu'ils ne trouvent chez eux que du 
sable, de la boue, de la neige et du brouillard, et 
que la France est le plus beau pays du monde, le 
plus doux à habiter, le meilleur à cultiver, le plus 
varié dans ses aspects, le plus riche en produits ^e 
toute sorte, et, pour tout dire en un mot, l'enflB^t 
gâté de la nature. C'est pourquoi le premier devoir 
du Français est d'avoir l'œil sur la frontière et de 
se tenir toujours prêt à défendre le patrimoine na- 
tional... » Il exprimait avec une émotion poignante 
ce qu'il avait senti de honte et de colère en appre- 
nant que l'étranger foulait le sol sacré de notre 
France, et le mouvement spontané qui l'avait fait 
soldat avec un million de Français, tous patriotes 
comme lui. Le monde n'a rien connu de plus géné- 
reux, de plus désintéressé, de plus grand que cette 
guerre défensive, telle que je la vois encore à tra- 
vers mes impressions d'enfant et ses souvenirs de 
vieillard. J'en rêve encore quelquefois, à mon âge. 
Mon esprit est hanté de visions à la fois sombres et 
radieuses, où les soldats français, coude à coude, 
én^hataillon carré, déchirent leurs cartouches avec 
les dents et repoussent à coups de baïonnette les 
charges de l'ennemi. Le canon fait un trou, cinq ou 
six hommes tombent : l'officier, impassible sous ses 
épaulettes de laine, crie aux autres : Serrez les 



LE ROMAN D*UN BRAVE HOMME 13 

rangs! £t le drapeau, ce clocher du régiment, res- 
plendit au milieu de la fumée sous là garde de quel- 
ques vieux sous-officiers, résolus à mourir plutôt 
que de le rendre. Au bout d'une heure ou deux, 
ronnemi, repousié, décimé, découragé, se débandé; 
on le charge, on le sabre, on le disperse ^aux cris 
de : Vive la nation I vive la République ! 

Lorsque Pierre Dumont frappait un ennemi de sa 
main, il ne se privait pas de l'interpeller à la mode 
des héros d'Homère : 

« Beau capkaine> allez voir là->bas si j'y suis I » 

Ou bien : . 

' « Noble étranger, à l'ombre des bosquets paisi- 
bles! » 

S'il lardait un simple soldat, c'était en style fa- 
milier : 

c Eh I garçon, cela t'apprendra. Rien de tel ne te 
fClt arrivé si tu avais planté tes choux. » 

Cette éloquence était dans l'esprit de l'époque, 
mais quelquefois peut-être ralentissait-elle l'action. 
Mon grand-père s'en aperçut un jour qu'il croyait 
bien pourfendre je ne sais quel émigré de l'armée 
de Condé. 

a Parricide! lui criait-il, ton dard ne déchirera 
pas le sein de notre commune mère I » 

Le parricide, un joli freluquet, tout galonné d'or4 
brandissait une petite épée de cour : il en porta un 
coup terrible entre les deux poumons de l'orateur, 
qui resta six mois sur le flanc. Lorsqu'il sortit de 
l'hôpital, encore mal en point, on lui offrit son 
congé définitif, qu'il accepta sans se faire prier. La 
paix de Bàle était signée et le territoire français 



14 LE ROMAN d'un BRAV£ HOMME 

évacué depuis un bout de temps. Jamais Pierre 
Dumont n'avait demandé autre chose, et il se sou- 
ciait fort peu de promener son sac et son fusil à 
travers les capitales de TEurope. Chacun chez soi, 
telle était sa devise ; ni conquérants ni conquis. 
Aux camarades qui commençaient à parler de 
palmes et de gloire, il répondait : 

« Que voulez-vous? je suis un volontaire que trois 
ans de campagnes n'ont pas rendu troupier. Prou- 
vez-moi donc qu'il est superbe et glorieux d'aller 
faire chez le voisin ce que nous jugeo» tous abomi- 
nable quand le voisin le fait chez nous I » 

Il rentra au village, épousa Claudine Minot, une 
amie d'enfance à qui il avait dit : Attends-moi ! et 
gagna lestement ses chevrons de père de famille, 
sans retourner la tète vers ses anciens camarades 
de lit, qui passaient maréchaux, princes ou rois 
sous Bonaparte. Mais au commencement de Tannée 
1814, quand il sut que les étrangers, si longtemps 
molestés chez eux, revenaient à la charge et enva- 
hissaient la France par tous les bouts, le volontaire 
de 92 se réveilla plus jeune et plus acharné que 
jamais. Si j'interprète bien ses demi-mots et les 
reproches discrets de ma grand'mère, il s'échappa 
la nuit, comme un voleur, laissant sa femme et ses 
enfants, courut à pied jusqu'au fin fond de la Cham- 
pagne et s'engagea dans un régiment où on le fit 
sergent d'emblée, bien malgré lui, tant les bons 
sous-officiers étaient devenus rares 1 Lui-même 
n'a jamais compris par quel miracle ou quelle fata- 
lité, après avoir reçu le 27 janvier le galon simple 
i\ Saint-Dizieir, il se retrouvait dans la même ville 



LE ROMAN D*UN BRAVE HOMME 15 

le 25 mars avec les épaulettes de capitaine. Il faut 
dire que dans Tintervalle il avait vu Champaubert, 
Montmirail et Montereau, pris part à vingt combats 
et assisté à une grande bataille. 

Chaque fois que papa Dumont racontait la cam- 
pagne de France, il y avait toujours un moment où 
il baissait la voix comme pour raconter des choses 
mystérieuses. L'auditoire se serrait autour de lui, et 
moi, dans le grand lit où je faisais le mort, je tendais 
tous les ressorts de mon être pour saisir le secret 
plein d'horrevjf . Et j'accrochais des lambeaux d'his- 
toire où il était question de villageois à l'affût der- 
rière les haies, de coups de fusil tirés à la brune sur 
les traînards et les isolés, de cadavres enfouis dans 
les jardins ou jetés dans les puits.' Le digne homme 
parlait avec effroi de cette campagne sinistre, dont 
les exploits ressemblent terriblement à des crimes. 

« Quant à moi, disait-il, je n'ai fait, commandé 
ou permis rien de tel ; les Dumont ne confondent 
pas la guerre avec l'assassinat ; mais il faut passer 
quelque chose au patriotisme exaspéré, et je ne 
juge personne. » 

Le lendemain de ces veillées, je m'échappais fur- 
tivement de la chambrette où Ton m'avait porté 
tout endormi, et l'on me surprenait quelquefois 
penché sur la margelle d'un puits, cherchant à 
démêler au fond de l'eau le profil d'un cosaque ou 
la silhouette d'un pandour. ' 



II 



MES SEMBLABLES 



Les cinq fils du père La France, n'étant ni pares- 
seux ni manchots, savaient à quatorze ans tout ce 
que le paysan de chez nous apprend sans maître : 
monter un cheval à poil, conduire une charrette, 
tracer un sillon, bêcher un carré de jardin, faucher 
un pré, tailler la vigne. Mais comme on n'avait ni 
domaine à leur laisser, ni capitaux à engager pour 
eux dans quelque ferme, et comme ils répugnaient 
au métier de garçon de charrue, qui est dur et 
ingrat entre tous, on les mit en apprentissage selon 
le goût et l'aptitude de chacun. Le plus jeune, 
Louis, voulut être cordier; le quatrième, Joseph, se 
fit charron; le troisième, Bernard, fut cordonnier; 
Auguste, dit Cadet, .apprenait le métier de tisserand 
lorsqu'il tomba au sort. Il fut soldat six ans, assista 
à la prise d'Alger, obtint son congé à Lyon, y trouva 
de Touvrage dans la soierie, épousa une honnête et 
jolie oiirdisseuse et ne revint plus. Les pauvres gens 



LE ROMAN d'un BRAY£^ HOMME 17 

ont beau faire tous les efforts et tous les sacrifices 
pour garder leurs enfants auprès d'eux ; la famille la 
mieux unie est vouée à la dispersion. Maman Du- 
mont se lamentait souvent à l'idée que ses enfants, 
nourris de son lait^ étroitement liés ensemble et dé- 
voués à leurs parents, ne se retrouveraient pas au 
complet autour de sa table. Ils revenaient au gîte, 
un jour l'un, tantôt l'autre, jamais tous à la fois. 
L'oncle Joseph était le seul qui habitât Launay, et il 
n'y gagnait pas facilement sa vie. Ma tante Rosalie 
avait trouvé son -établissement dans un village dis- 
tant de deux lieues environ ; mais son mari, bon 
ouvrier, ne faisait pas fortune, et sa maison était 
pleine d'enfants. Aussi ne la voyait-on guère. 

Mon père était le plus heureux de tous, et natu- 
rellement le plus utile aux autres. Il habitait Courcy, 
le chef-lieu d'arrondissement situé à quatre kilo- 
mètres au plus de son village natal. C'est là qu'il 
avait fait son apprentissage chez maître Housset, le 
charpentier ; c'est là qu'il était venu se fixer après 
son tour de France, maître à son tour, auteur d'un 
chef'd'ceuvre que j'ai gardé pieusement, et succes- 
seur de son vieux patron, dont il avait épousé la 
fille. J'ai peu connu mon grand-père Housset : il 
était veuf depuis longtemps et cassé par les rhuma- 
tismes. Je sais qu'il vivait chez nous, bien soigné, 
dînant à la place d'honneur, avec ma mère à sa droite 
et mon père à sa gauche, et qu'il passait presque 
toutes ses journées dans une chambre pleine d'ou- 
tils et de bois découpés, à la recherche du mouve- 
ment perpétuel. Il mourut sans l'avoir trouvé, à ma 
{Mremière année d'école. 

2 



18 LE ROMAN D UN BRAYË HOMME 

La maison où je suis né a disparu depuis long- 
temps, avec neuf ou dix autres, pour faire place à la 
gare du chemin de fer. Elle était au bord du canal, 
sur le chemin de halage. Sa petite façade blanche, 
tapissée de vigne, se cachait au fond d'un vaste 
enclos toujours encombré de troncs d'arbres, de 
madriers, de planches, de bois du Nord taillés uni- 
formément et mis en pile. Sur la porte de ce chan- 
tier, on lisait notre enseigne : « Dumont aîné, char- 
pentier, » et un peu plus bas, sur la droite, une plaque 
de tôle vernie portait les mots : Sapeur-pompier, 
Cinq ou six.bambins de mon âge venaient, entre les 
classes, prendre leurs ébats avec moi sur ce terrain 
fertile en récréations de tout genre, plein de cachet- 
tes incomparables, et merveilleusemelht disposé 
pour le jeu de bascule, dont nous raffolions tous. 
Ma mère poussait les hauts cris quand elle me 
voyait à cheval au bout d'une poutre en équilibre 
instable qui montait et descendait to.ur à tour. Mais 
papa lui disait : « Laisse-le faire I Les enfants ne 
profitent que de leur propre expérience. Une chute 
rinsti'uira mieux que vingt leçons... » La méthode 
avait du bon, car, sans autre professeur de gymnas- ^ 
tique que la gaminerie de mon âge et l'instinct de 
conservation personnelle, je devins agile et prudent. 
Quelques années plus tard, quand je commençai à 
me servir de mes yeux comme de mes bras et de 
mes jambes, j'appris sur le même terrain l'estime et 
le respect de mon père. Les charpentiers sont pres- 
que les seuls ouvriers que la division du travail, si 
bienfaisante et si funeste en même temps, ne peut 
pas transformer en machines. Ils sont et doivent 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMBfE 19 

être complets, et, dans ce temps où pas un horloger 
sur mille n'est capable de fabriquer une montre de 
toutes pièces, ils savent leur métier depuis  jus- 
qu'à Z. Quand je voyais mon père, avec ses outils 
primitifs, débiter une pièce de bois et la finir si 
correctement que le rabot n'y eût rien trouvé à re- 
prendre, et quand le xùéme jour il ajustait devant 
moi, sur le sol," les innombrables pièces d'une char- 
pente aussi coiftpliquée que la couverture de l'abat- 
toir neuf ou celle du marché aux grains, je me sen- 
tais tout fier d'être son fils, et j'éprouvais autant 
d'admiration que de reconnaissance pour ce travail 
manuel dont nous vivions. 

Nous en vivions fort bien, ma foi 1 et nous étions 
heureux, sans être riches. Le salon, où l'on n'entrait 
guère, était meublé d'acajou poli et décoré de belles 
gravures bien encadrées. On y voyait un tapis neuf 
devant la cheminée et un petit carreau de moquette 
au pied de chaque chaise. Dans la salie à manger, 
toute en noyer, papa, maman, les compagnons, les 
apprentis et moi, nous nous réunissions trois fois 
par jour, le matin pour manger la soupe, à midi pour 
expédier un gros morceau de viande et un énorme 
plat de légumes, le soir enfin pour partager une 
pièce de lard ou de bœuf froid, un chaudron de 
pommes de terre bouillies, une salade et un fromage 
du pays. La grosse Catherine, notre servante, ne 
cuisinait pas mal du tout ; le pain était blanc et ten- 
dre, et chacun se versait du vin à sa soif Quand ma 
grand'mère s'invitait sans façon, après le marché, 
ou quand papa La France nous* apportait un panier 
de ses poires, ma mère descendait elle-même à la 



2Q LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

cave, et elle reparaissait sivec deux bouteilleâ de vin 
oacbeté^, une dans chaque main* 

Le jardinet, que nous cultivionâ en jouant, le 
canal voisin, la rivière, les bois, la plaine étaient 
mis à contribution pour varier notre ordinaire. Mon 
p^re était grand pêcheur à la ligne : il lançait l'éper- 
vier; il n'était pas malheureux à la chasse. Lorsqu'il 
avait affaire dans un village des environs, il prenait 
son fusil, sifflait son chien d'arrêt, Ynon vieil ami 
Pluton , gUssait son grand compas et son crayon 
carré dans, une poche du carnier et faisait route à 
travers choux. J'étais libre de l'accompagner quand 
l'école chômait pour une raison ou pour une autre, 
et- ces courses m'ont laissé des souvenirs chers et 
charmants. 

D'abord, mon père était le plus bel homme qui 
fût au monde, et j'admirais naïvement en lui le chef- 
d'œuvre ^e la nature. Son grand corps svelte et 
droite fiie& yeux noirs ombragés de sourcils touffus, 
sa figure pâle, allongée par un bouquet de barbe 
brune, ses cheveux ras, son cou brûlé par le soleil, 
ses mains puissantes, ses mollets saillants, et jus* 
qu'à ses grands pieds logés tout à leur aise dans 
leurs souliers de cwir écru, représentaient, au 
hioins pour moi, un type accompli. Je l'aimais sur* 
tout dans sa veste de drap ou de coutil, suivant la 
saison, et sous sa casquette américaine à visière 
droite. Le dimanche, en redingote noire et en cha- 
peau de soie, il avait l'air emprunté, et c'est à peine 
si je le reconnaissais à la parade des pompiers sous 
l'uniforme lourd. et bi*illant qui faisait Torgueil de 
ma mère. 



LE ftOMAN d'un BRAVE ttOMME 21 

Lorsqu'il avait sa veste et son caniier, moi ma 
blouse grise et mes guêtres, et qu'an heureux 
destin nous donnait à tous deux la clef des champs , 
je lui disais avec un accent de joie et de tendresse 
inexprimable : Papa, nous sommes nous. Alors il 
haussait les épaules, In'embrassait sur le front et 
répondait en grossissant sa voix : En route, mau- 
vaise troupe ! Et, partant 'du pied gauche, il m'en- 
seignait le pas des compagnons du tour de France : 
« Une, deux! une, deux! la pointe en bas, le jarret 
tendu! Voilà comme on arpente un kilomètre en 
dix minutes. » 

Je m'essoufflais bientôt; il enrayait sa marche, et 
nous causions. CertesJ, j'ai eu l'occasion de rencon- 
trer dans ma vie déjà longue beaucoup de vrais 
savants, diplômés par les facultés et contrôlés par 
les académies; mais je persiste à croire que mon 
père, simple artisan de petite ville, est un des 
hommes les plus complets que j'aie connus. Il ne 
savait pas tout, la chose est sûre, mais il savait un 
peu de tout, et ce peu, il le savait bien, l'ayant 
appris et presque deviné par lui-même. Son tour 
de France avait duré trois ans, et il avait mis le 
temps à profit. Il s'était promené du nord au sud et 
de l'est à l'ouest, et, tout en travaillant de ses bras 
pour gagner le pain quotidien, il s'était servi de ses 
yeux et de ses oreilles. « Mon secret est bien simple, 
disait-il : je n'ai jamais traversé un champ sans re- 
garder les plantes qui y poussaient, les bêtes qui 
â'y noHrrissaient, et sans échanger quelques mots 
dé bonne amitié avec l'homme qui y travaillait. 
Jamais non plus je ne suis sorti d'une ville, petite 



22 LE ROMAN D*UN BHAVE HOMME 

OU grande, sans avoir observé de mon mieux ce 
qu'on y fabriquait. Ouvrier, j'ai trouvé partout des 
ouvriers qui savaient peu ou prou leur affaire, et 
leurs leçons ne m'ont jamais coûté qu'une poignée 
de main. » D'ailleurs, n'avait-il pas lui-même touché 
à jtout, mis son petit talent aii service de cent indus- 
tries, construit des fermes, des filatures, des abat- 
toirs, des moulins, des pressoirs, des brasseries, 
des distilleries, des bateaux pour la mer? Avant 
d'amorcer les goujons au bord de notre petitç ri- 
vière, il avait vu pêcher le hareng sur la côte nor- 
mande, la sardine en Bretagne et lé thon dans la 
Méditerranée. Ah! que le tour de France est une 
bonne chose, et qu'on ferait bien d'y pousser les 
jeunes gens de toute condition ! 

La lecture est assurément une excellente chose, 
et mon père ne s'en privait pas depuis qu'il avait 
un peu de loisir et d'aisance. Il s'était procuré, petit 
à petit, cinq ou six cents volumes bien choisis; il 
feuilletait constamment l'Encyclopédie des connais- 
sances utiles et les manuels Roret; il était même 
abonné avec trois ou quatre voisins à une feuille 
libérale de Paris; mais il-prisait par-dessus tout les 
connaissances qu'il avait acquises tout seul. Moi 
aussi, il m'accoutumait doucement, patiemment, à 
voir et à penser par moi-même, au lieu de m'im- 
poser ses idées, que mon humeur docile et soumise 
eût aveuglément acceptées. Plus son autorité sur 
moi était irrésistible, plus il lui répugnait d'en tirer 
avantage pour me pétrir l'esprit à son gré. Jamais 
je n'ai vu professeur plus modeste et moins dogma- 
tique. Il n'affirmait pour ainsi dire rien et se con- 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 23 

tentait d'attirer mon attention sur les choses, sans 
dire ce qu'il en savait. 

Quand nou§ entrions dans un bois, par exemple, 
il me donnait une leçon à chaque pas, et je ne me 
sentais point à l'école. J'avais pris insensiblement 
l'habitude d'étudier les couches du terrain chaque 
fois qu'un talus coupé les mettait en lumière. Je 
nommais les animaux et les plantas par leur^ noms, 
je les classais en tâtonnant un peu, et il me laissait 
taire, sauf à me ramener d'un mot ou d'un sourire 
lorsque je m'égarais. A.u fond, il n'était pas beau- 
coup plus fort en histoire naturelle que grand-papa 
La France et le vieil instituteur de Launay, mais il 
avait le don de tout envisager au point de vue pra- 
tique : il distinguait soigneusement les. animaux 
utiles des animaux nuisibles, et j'appris de bonne 
heure à respecter la taupe, le crapaud, la chauve- 
souris, la couleuvre, les oiseaux insectivores et 
tous nos amis méconnus. Je désignais exactement, 
grâce à lui, les diverses essences de bois, leurs 
qualités, leurs prix; on ne m^eût pas ti'ompé de 
beaucoup sur l'âge d'un chêne, et quand j'étais resté 
sur mes petites jambes pendant une minute ou deux 
devant un vétéran de la foret, j'étais capable de 
vous dire à peu de chose près combien de stères il 
pouvait donner, tant en bois d'œuvre qu'en bois de 
chauffage. Au bout de ces petites classes en plein 
air, il y avait toujours une récompense. Je ne ren- 
trais jamais à la maison sans rapporter un bouquet 
de violettes, une botte de digitales ou un fagot de 
bruyères roses pour maman, selon que nous étions 
au printemps, en été ou en automne. Au temps de 



24 LE ROMÀN d'un BRAVE ttOMMÉ 

la sève montante, papa me fabriquait des flûtes de 
Pan ou des sifflets taillés dans Técorce du saule, et 
des canons en bois de sureau. Nous faisions des ré- 
coites de fraises en juin, de framboises en juillet, 
de mûres à la fin d'août, et mon père les logeait danâ 
dé jolies bottes rouges ou blanches, aux dépens d'un 
merisier ou d'un bouleau qu'il écorçait. En sep- 
tembre, nous ravagions les noisetiers; les châtai- 
gniers, les alisiers et les sorbiers avaient leur tour 
en octobre. Depuis le mois d'avril jusqu'aux pre- 
mières gelées, nous ramassions des champignons 
de toutes les couleurs, morilles, chanterelles, coche- 
relles, oronges, bolets. Mon père estimait que lès 
hommes sont fous de rejeter par crainte un aliment 
exquis, presque aussi nourrissant que la viande de 
boucherie, quand un enfant de dix ans peut ap- 
prendre en une saison à distinguer les bons champi- 
gnons des mauvais. J'étais absolument de cet avis, 
mais ma mère ïie se montra jamais bien rassurée; 
Elle tremblait un peu devant nos larges platées 
de cèpes, et elle ne manquait jamais d'en prendre 
une bouchée ou deux, pour mourir avec nous si nous 
étions empoisonnés. 

Mon père professait et pratiquait une philosophie 
un peu courte, mais saine et solide; toute en mo- 
rale, sans ombre de métaphysique. Elle avait pour 
principes une assez haute conception de la dignité 
personnelle et un vif sentiment de la solidarité hu- 
maine.- Il faisait le bien pour le bien, pour avoir, 
disait-il, le plaisir de raser chaque matin les joues 
d'un brave homme; et il fuyait les excès en tout 
genre, parce qu'il ne voulait à aucun prix se dé- 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 25 

gi'ader. Je ne sais pas à quelle école il avait appris ce 
stoïcisme modeste et pratique. Certains emblèmes 
trouvés au fond d'une armoire m'avaient faft sup- 
poser quelque initiation maçonnique, mais ma mère 
m'assura que, dans l'état de charpentier, on portait 
quelquefois des insignes professionnels. Ce qui n'est 
pas douteux, c'est que longtemps après sa mort j'ai 
rencontré quelques-unes des ses maximes fami- 
lières dans les Pensées de Marc-Aurèle, Comme le 
philosophe couronné, il était quelque peu citoyen 
du monde; c'est-à-dire que le patriotisme de grand- 
/ papa La France lui semblait trop étroit. Les fron- 
tières n'étaient à ses yeux que des lignes de fan- 
taisie, puisque les peuples, unis par l'amitié plus 
encore que par l'intérêt, ne formaient qu'une, 
grande famille. 

a Non 1 disait-il, nous ne reverrons plus la guerre. 
Les hommes, en se connaissant, ont appris à s'es- 
timer. D'ailleurs, le monde entier mettrait au ban 
de l'opinion celui qui traiterait ses semblables en 
ennemis. > 

Voici à quel propos on l'avait surnommé : Mes 
Semblables. A l'âge de vingt-deux ans, en allant de 
Nevers à Moulins, il avait eu le bonheur de sauver 
au péril de sa vie un homme et un cheval qui se 
noyaient dans la Loire. L'événement s'était passé 
bien près de la petite ville de Decize, où il se pro- 
posait de coucher. Il se sécha, soupa avec ses ca- 
marades, et il allait se mettre au lit quand la gendar- 
merie envahit leur modeste auberge et conduisit tous 
les charpentiers par-devant monsieur le maire. Ce 
personnage était un hobereau fort guindé et prodi- 



2(5 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

gieusemént haut sur cravate, le vrai maire de 1819. Il 
fit ranger les compagnons sur une ligne et dit au 
greffier d'entendre le cocher Jean Soubirat. Mon 
père vit entrer son homme de la Loire, qui le re- 
connut aussitôt et lui sauta au cou en criant : 

^ Le voilà, le héros bienfaisant et modeste ! » 

Le héros n'était pas content. Sa mauvaise humeur 
redoubla lorsque monsieur le maire le fit sortir du 
rang, lui demanda ses nom et prénoms, toujours sous 
Tgeil de la gendarmerie, puis l'interpella noblement 
en ces termes : 

« Sais-tu que c'est très bien, ce que tu as fait 
là? » 

Lui qui n'aimait point à s'entendre tutoyer de 
haut en bas, répondit d'un ton un peu sec : 

« Monsieur, si c'était mal, je ne l'aurais pas fait. 

-^ Sans doute, mon garçon. Mais, en te précipi- 
tant au sein des ondes, prévoyais-tu qu'un adminis- 
trateur vigilant signalerait ta noble conduite à Son 
E«ceillence monsieur le ministre de l'intérieur? 

— Il ne faut pas tant de raisons pour poser un 
paquet et ôter une veste. 

— C'est vrai; mais si, un jour, rentré dans tes 
foyers, tu recevais une belle médaille d'or ou d'ar- 
gent avec un grand diplôme signé du roi! Eh! mon 
gaillard? 

— Le roi n'a pas besoin de savoir si les pauvres 
gens s'aident entre eux ; c'est leur affaire. 

— Je n'y songeais pas I Tu es pauvre, et quel- 
ques louis te feraient plus de profit qu'une récom- 
pense honorifique. 

— On n'a besoin de rien quand on travaille 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME ^ 

comme mes compagnons et moi. Et l'on ne reçoit 
pas l'aumône, monsieur le maire : on la fait. » 

Le maire, qui commençait à s'échauffer, haussa le 
ton : 

« Ainsi, mon brave, tu ne veu x rien, ni prime ni 
médaille! Eh bieni tu es servi. Il ne faut pas être, 
comme on dit, plus royaliste que le roi. 

— Je suis assez payé par le bonheur d'avoir se- 
couru mes semblables. 

— Tes semblables? Ah çà, le cheval de Soubirat 
est donc ton semblable aussi? Au fait, il est un peu 
rétif. 3> 

Et de rire. Mon père se fâcha tout à fait. 

t< Monsieur, dit-il, j'ai dit une sottise, et j'en avais 
le droit, car je ne suis qu'un paysan mal équarri; 
mais vous, qui représentez l'autorité, vous n'avez 
pas le droit de rendre un honnête homme ridicule. » 

C'était assez bien répondu, mais nous sommes 
citoyens d'un pays où ni les bonnes raisons ni les 
bonnes actions ne désarment la raillerie. Compa- 
gnons et gendarmes avaient ri de mon père ; le sobri- 
quet de Mes Semblables lui resta. Il le portait d'ail- 
leurs avec une parfaite sérénité, et c'est lui-même 
qui m'a conté cet épisode de sa jeunesse. 

Le mépris des honneurs et Findifférence en ma- 
tière d'argent étaient chez lui deux qualités hérédi- 
taires : il les tenait de papa La France et les 
poussait jusqu'à l'extrême, comme lui. Jamais ma 
mère, qu'il aimait tendrement et qu'il consultait 
sur toutes choses, ne put le décider à entrer au con- 
seil municipal ou à accepter un grade dans la 
compagnie de pompiers. Il estimait que le conseil 



28 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

marchait fort bien sans lui, que les hommes capa- 
bles n'y manquaient pas, et qu'en général il vaut 
mieux confier les intérêts de la commune aux 
hommes de loisir qui ont montré quelque sagesse 
et quelque capacité dans la conduite de leur maison. 
Quand j'aurai fait mes preuves et cédé mon fonds, 
disait-il, on pourra voir/ Son obstination à pester 
simple pompier n'était pas seulement affairé de mo- 
destie; il y entrait beaucoup de dévouement. « Je 
n'ai pas l'habitude de commander, disait-il, et rien 
ne prouve que je m'en acquitterais mieux ou même 
aussi bien qu'un autre. En revanche, j'ai l'œil bon, 
le bras fort et le pied solide; pas un seul de mes 
camarades ne m'attraperait à la course sur le toit 
d'une maison à quati'e étages; pas un ne couperait 
une pouti>e enflammée aussi vite que moi. Ce n'est 
pas pour parader devant Igi sous-préfecture ou la 
mairie, mai§ pour sauver à Foccasion les personnes 
et les propriétés, quottous les ouvriers du bâtiment 
s'enrôlent dans la compagnie : ma place est là oii je 
serai le plus utile au jotrr du danger. Glorieuse ou 
modeste, il importe peu : c'est ma place. » 
S'il manquait d'ambition pour lui-même, il en 
^ avait beaucoup pour moi. On l'eût sérieusement 
affligé et humilié en lui disant que je n'irais jamais 
à l'École polytechnique. Selon lui, le progrès ne 
pouvait s'accomplir dans la société que par un tra- 
vail ascendant des générations dans chaque famille, 
n disait quelquefois : i^ion père en sait plus long 
que le sien n'en a jamais su; je suis non pas meil- 
leur assurément, mais plus savant que lui : il faut 
que Pierrot me dépasse; autrement, ce serait le 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 29 

numde renversé. Fils, tu me monteras 3ur la tête, 
ou je. te renierai pour mon fils! » , 

Le jour où je sortis de l'école primaire pour 
entrer comme externe au collège communal, il me 
conduisit par la main jusqu'au cabinet de notre 
vieux principal, M. Dor, et j'entends encore les 
conseils de forme bizarre qu'il me donnait chemin 
fsdsant : 

< Tu étais le premier dans la classe du père Ar* 
choux.: oublie-le, ce n'est rien, c'est une chose 
finie, enterrée, à recommencer sur nouveaux frais. 
Il s'agit maintenant de passer sur le corps de cent 
cinquante petits bonshommes que tu ne connais 
pas, avec quî tu ne t'es jamais mesuré, et qui se dé- 
fendront, sois-en sûr. Si tu en viens à bout, tu iras 
faire ta rhétorique et tout ce qui s'ensuit au col- 
lège royal, et là encore il faut être premier, sous 
peine de manquer l'École polytechnique. Et à l'École 
polytechnique, si tu n'es pas premier, tu n'auras 
pas le choix de ta carrière; tu voudras être ingénieur 
des mines ou des ponts et chaussées, et on te nom- 
mera sous-lieutenant, attaché à la personne d'un 
canon. Joli métier, dans un siècle de paix et de** 
fraternité, où le canon a dit son dernier mot depuis 
longtemps! Sois donc premier partout où tu ira^ I 
Jusqu'à l'âge dé vingt-cinq ans, un garçon ne dbit 
song^ qu'à une chose : être premier 1 fitmainte-*- 
nant, veux-tu^ savoir pourquoi? C'est que le ban- 
quet de la vie est une tabler d'hôte, comme j'en ai 
traversé beaucoup, où il n'y a pas de quoi pour tout 
le monde. Les premiers arrivés sont bien servis; les 
derniers ne trouvent souvent que le torchon au fond 



:\ 



30 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

du pot. Sois donc premier, mon cher enfant, ne iûtr 
ce que pour avoir le plaisir de donner la moitié de 
ta part à quelque autre I » 

Ce langage m'étonna beaucoup, et je ne pus l'en- 
tendi*e sans un serrement de cœur. 11 contrastait 
étrangement avec la philosophie de mon père, si 
douce, si humaine, si désintéressée. Le monde 
m'apparut tout à coup sous un aspect nouveau ; le 
but de la vie se déplaça sans transition comme s'il eût 
sauté d'un pôle à l'autre. Ainsi donc il ne s'agissait 
plus d'étudier parce que la science est bonne, de 
rechercher la vérité pour elle-même, de faire le 
bien pour le bien, d'aimeï l'humanité comme une 
plus large famille, mais de courir à travere la foule 
en jouant des coudes, culbutant celui-ci, écrasant 
celui-là, pour arriver à table avant les autres et 
manger le meilleur morceau I A cette idée, les 
larmes me vinrent aux yeux, et j'aurais éclaté en 
sanglots si je n'avais retrouvé dans les derniers 
mots de mon père le bon cœur et la générosité que 
j'aimais tant en lui. 

Il devina mon émotion; s'arrêta court au milieu 
de la rue et se baissa pour ni?embrasser cinq ou six 
fois. <( Pauvre petit! pardonne-moi de te montrer 
sitôt le côté sombre de la vie. J'oubliais que tu n'as 
pas douze ans et qu'à ton âge on voit tout en beau. 
Je suis nerveux, j'ai mal dormi, je ne pense, depuis 
plusieurs jours, qu'au grand pas, au pas décisif que 
tu vas faire. Le collège où tu entres aujourd'hui, 
c'est le chemin des carrières libérales, qui toutes 
sont de vrais champs de bataille, à ce qu'on dit. 
Aucun Dumont n'a encore passé par là; tu ne nous 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 31 

auras pas toujours auprès de toi pour te conduire; 
il faut bien que je t'ouvre les yeux sur les rivalités 
de.ce monde, où Ton n'a rien sans l'avoir conquis et 
disputé. Je ne te prêche pas l'égoïsme, qui est 
odieux, ni l'orgueil, qui est toujours doublé de sot- 
tise ; mais j'avais à cœur de t'apprendre aujourd'hui 
qu'il faut être premier en quelque chose pour servir 
ses parents, ses amis, ses concitoyens et notre grande 
patrie, l'humanité. > 



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I 



III 



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NOS RÊVES 



Je fus le premier de ma classe, mais c'est au bout 
de plusieurs années que je pénétrai le sens intime de 
cette exhortation. Mon père avait travaillé un peu 
plus et beaucoup mieux que ses frères; par le suc- 
cès autant que par Tâge, il était le premier de tous 
les Dumont de sa génération et le chef de famille 
après papa La France. Ce rang lui imposait des 
devoirs agréables, mais parfois difficiles à remplir. 
Il se croyait engagé d'honneur à maintenir tous les 
siens dans une situation décente et à ne tolérer sous 
aucun prétexte la déchéance d'un seul Dumont. 
Mais quelques-uns de ces Dumont s'étaient mariés 
trop jeunes, sans beaucoup de réflexion; ils avaient 
tous fondé de nombreuses familles. Mon oncle Ber- 
nard, par exemple, avait cinq filles, sans un garçon, 
et il habitait un village marécageux où l'on usait 
plus de sabots que de souliers. £n conséquence, 
au lieu de travailler de son état, il s'occupait les 



CE ROMAN d'un BRATE H0MM£ 33 

trois quarts de Tannée à des industries de pauvre 
homme, cherchant des feuilles ou du hois mort dans 
la lorêt, ramassant des faines pour son huile ou des 
glands pour nourrir un porc, cueillant le long des 
haies les prunelles de l'épine noire, dont il faisait de 
la piquette, hallebotant en âpooille dans les vignes 
après vendange ou glanant çà et là quelques poignées 
de b^ dans les champs. Tout cela était fort honnête, 
mais mom père n'aimait pas qu'un des siens, un Dû- 
ment, se confondit dans ces besognes misérables 
avec tous les giieux du village. Bernard était bon 
travailleur et plus habile que la plupart des aiii- 
sans dé la ville, mais il chômait fatalement les trois 
quarts de l'année,, quoiqu'il eût notre chentèle et 
celle de nos amis. Mon père prit un grand parti : il 
acquit le premier fonds de cordonnier qui fut k 
vendre à Courcy et en fit l'avance à son frère . 
C'était, en somme, un prêt de cinq ou six mille 
francs, et notre maison du canal, achetée à crédit, 
n'était pas entièrement payée ! 

Il nous arrivait quelquefois d'enrichir un des 
nôtres sans bourse délier : par exemple, le jour ou 
mon père était si furieux contre l'oncle Louis. En 
lui faisant visite, il avait découvert que ce pauvre 
homme employait l'aîné de ses fils à tourner une 
roue de cordier, au Heu de l'envoyer à l'école. 
La manivelle et les râteaux étaient plantés le long 
de la .Loire, sur une chaussée; il faisait froid, le 
vent soufûait avec rage, et mon cousin Alphonse 
avait les doigts tout crevassés. Mon père était 
superbe de colère : 

« Malheureux ! criait-il, tu aurais plus tôt fait de 

3 



34 LE ROMAN d'un BBÂ^ H0MM1&. 

crever les yeux à ton Ôls. L'homme qui ne sait pas 
lire est plus à plaindre qu'un aveugle, i» 

L'oncle répondait que son flls irait à l'école plus 
tard ; qu'en attendant il faisait une espèce d'appren- 
tissage ; enfin, que la roue ne pouvait pas tourner 
toute seule et qu'un gafçon doit aider son père. 

<i: La roue ne pourrait pas tourner toute seule? 
Qu'en sais-tu? Cette bise enragée qui nous coupe 
les oreilles ne te dit rien, ne te conseille rien? 
Crois-tu que le vent ne soit bon qu'à donner des 
engelures à ce petit? Mais, grand nigaud, s'il fait de 
la farine sans se lasser jamais, il te fabriquerait tout 
aussi bravement cordes, cordeaux et ficelles. TiensI 
je t'offre un marché. Il y a dans ma cour quelques 
vieux bouts de planche qui ne servent à rien. Si 
d'aujourd'hui an huit je t'installe ici même un mou- 
lin à vent qui travaille plus fort et plus régulière- 
ment que dix gamins comme celui-ci, promets-tu 
d'envoyer Alphonse à l'école? » 

L'oncle Louis ne se fit pas prier, et dans les délais 
conyenus on lui livra un joli petit moulin, pas bien 
haut, mais assez fort pour donner du fil à retordre 
k quatre hommes. Dès que l'outil marcha tout seul, 
on gagna quelque argent; on s'agrandit bientôt et 
en moins de dix ans la cordonnerie de Louis Dumont 
devint la plus active et la plus florissante du pays. 
Alphonse, mon cousin, fut si content de ne plus 
tourner la manivelle qu'il fit merveille à l'école du 
bourg, puis au collège et finalement à l'École d'Al- 
fort : il est vétérinaire à Étampes et fort estimé dans 
la Beauce. Ses deux frères ont repris la maison 
paternelle, et sa sœur est mariée à un avoué de 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 35 

Blois. Ainsi, pour relever toute une branche de la 
famille^ il a suffi d'ua peu de bois et de ferraille, 
cinq ou six journées d6 travail et une de ces idées 
qui valent cher et qui ne coûtent rien. 

Mais dt telles aubaines sont rares, et c'est par 
exception que les bonnes. pensées se transforment 
si vite en bon argent. Je dois .dire qu'avant et après 
cette aventure unique, si mon père servit les siens, 
ce ne fut pas sans bourse délier. Il avait la main très 
ouvert^ et peut-être, comme tous ceux qui gagnent 
bien leur vie, il se croyait un peu plus riche qu'il 
ne l'était. Dirai-je que mes oncles abusaient de sa 
facilité? Non, car ils faisaient tous de leur mieux 
pour se suffire, et l'on ne recourait à lui que dans 
les besoins sérieux. Mais ces besoins étaient fré- 
quents, jeFâi-su par la sui^e, et ils se traduisaient 
par des emprunts d.e chiffres ronds, sans rembourse- 
ment vraisemblable. Lorsque les choses allaient un 
peu trop loin, mon père haussait les-épaules et disait : 

« C'est bien cher, la famille, mais après tout il n'y 
a pas d'argent qui vaille ça. :i^ 

Il obligeait ses frères parce qu'il les aimait^ et 
aussi pour assurer une vieillesse tranquille à papa et 
maman La France. A aucun prix il n'eût voulu attris- 
ter deux êtres si bons et si fiers. Il les aidait eux- 
mêmes avec infiniment de respect et de délica- 
tesse, prévenant les besoins nouveaux que l'âge 
apporte toujours avec lui , demandant la faveur 
d'échanger une- barrique de vin de Bordeaux con- 
tre un tonneau de leur piquette,cassant le fauteuil 
du grand-père pour se donner l'occasion d'en appor- 
ter un neuf, ou priant les deux vieux d'essayer pai* 



36 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

complaisance un sommier élastique qu'il oublia 
soigneusement de leur reprendre. 

Ma mère fut toujours de moitié dans les largesses, 
les prêts téméraires et ce que nos amis appelaient 
volontiers les folies de Dumont aîné. Orpheline, 
sans frères ni sœurs, elle avait adopté avec joie la 
famille de son mari ; d'ailleurs, elle aimait trop mon 
père pour ne pas approuver d'avance, les yeux fer- 
més, tout ce qu'il pouvait dire ou faire. Il eut en elle, 
jusqu'à son dernier jour, une esclave, non pas rési- 
gnée, mais empressée et heureuse. A force de 
s'absorber en lui. elle disparaissait pour ainsi dire, et 
moi-même, moi son fils unique, nourri de son lait, 
je ne me la rappelle que vaguement dans ses plus 
brillantes années. Elle était pourtant belle, avec ses 
grands yeux d'un bleu clair, ses petites dents écar- 
tées et son visage pâle encadré de deux longues 
boucles de cheveux blonds. Sa taille haute et svelte, 
sans maigreur, faisait valoir les toilettes les plus 
modestes. Quand je ferme les yeux, je la vois en robe 
d'indienne et en bonnet de linge, habillée et coiffée 
de ses propres mains, et plus élégante ainsi que 
la mairesse, la sous-préfète et toutes les grandes 
dames de la ville. Les jours de fête, le dimanche, 
avec un chapeau à la mode et une robe à manches 
ballonnées, je l'aimais moins, je la reconnaissais 
à peine; il me semblait qu'on me l'avait chan- 
gée comme papa. Dans les conditions modestes, 
l'homme et ]a femme ont grand tort de s'endiman- 
cher : ils ne sont bien que dans le vêtement accou- 
tumé , celui qui s'est rompu à toutes leurs habi- 
tudes et moulé naturellement sur leur personne. 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 37 

Si mes grands-parents m'ont appris cette harmo- 
nie qui naît des contrastes, c'est entre mon père et 
ma mère que j'ai compris et admiré l'accord parfait. 
Ils formaient un seul être en deux moitiés, et de 
même qu'ils partageaient la même bourse, la même 
table et le même lit, ils n'avaient qu'une opinion, 
une conscience et une ambition pour deux. Leur 
ambition^ ai-je besoin encore de le dire? était de me 
pousser assez haut pour que tous les Dumont de ma 
génération eussent un protecteur en moi. Je devais 
arriver premier, coûte que coûte, pour tendre la 
main à vingt autres, et terminer en grand ce que 
mon père avait ébauché en petit. 

Quant à moi, sans avoir même entrevu de loin le 
but que ce^ cbers rêveurs assignaient à ma vie, je 
me miç au travail pour leur faire plaisir, et je fus 
bon élève uniquement parce que j'étais bon fils. 

Notre collège communal n'était ni plîis ni moins 
rébarbatif que cent autres établissements du même 
genre. Comme presque tous les collèges de notre 
pays, c'était un ancien couvent, qui avait servi de 
caserne et ressemblait à une prison. Il enfermait 
une trentaine de captife, c'est-à-dire d'internes, dont 
quelques-uns avaient leurs familles à vingt pas 
du collège. Ils ne sortaient que le dimanche pour les 
voir. Vingt demi-pensionnaires déjeunaient avec les 
internes : leur réclusion commençait à huit heures 
du matin et finissait à quatre heures après midi. 
Enfin, nous étions à peu près cent externes, libres 
d'aller Qt de venir, de manger à la table de nos 
parents,- de dormir sous leur toit, de courir dans les 
rues, de jouer sur les places, et de faire tout ce qui 



38 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

nous plaisait, sauf le temps des deux classes, qui 
duraient quatre heures en tout. Une porte ferrée sur 
toutes les coutures et qui n'eût certes point déparé 
la Bastille, contenait les internes dans le devoir ; la 
cour où ils prenaient leurs récréations, était ceinte 
de hautes murailles. En 1839, toute la ville avait été 
mise en révolution par l'audace d'un gamin de 
huit ans et demi qui s'était sauvé du collège pour 
aller embrasser sa maman. Comme un élève de ma 
classe, le fils du riche banquier Poùlard, avait été 
mis en pension h la suite de quelque faute , et 
comme tous nos maîtres avaient soin de maintenir 
une sorte do cordon sanitaire entre les internes et 
nous, je crus pendant cinq ou six mois que tous nos 
camarades de cette catégorie étaient autjsint de con- 
damnés. On pouvait s'y tromper de bonne foi en les 
voyant marcher en rang, manger et boire malgré 
eux toutes sortes de choses qu'ils n'aimaient pas, 
dormir par ordre quand ils n'avaient pas som- 
meil et se jeter à bas du lit, tambour battant, en 
plein hiver, à cinq heures du matin, quand ils dor- 
maient encore à poings fermés. On leur imposait le 
silence et l'immobilité dans l'âge le plus expansif et 
le plus turbulent de la vie; ils étaient cloués sur 
leurs bancs, du matin au soir, sauf une heure et 
quart de récréation coupée en trois ou quatre petits 
morceaux. Telles étaient les mœure de l'Université 
de France, à l'époque de mes débuts dans la car- 
rière d'écolier. Notez d'ailleurs que notre principal 
était le meilleur et le plus paternel des. hommes et 
qu'il était secondé par deux maîtres d'études excel- 
lents : un jeune poète romantique et un vieil huma- 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 39 

niste découragé, fort honnêtes gens l'un et Tautre et 
doux au petit monde qui les environnait. Si nos cama- 
rades internes étaient malheureux à faire pitié, ils ne 
pouvaient s'en prendre qu'à la règle, à cette vieille dis- 
cipline établie on ne savait quand ni par qui, mais qui 
ne s'en imposait que plus despotiquement aux maîtres 
comme aux élèves, et qui pèse encore aujourd'hui, 
je le crains, sur des milliers d'hommes et d'enfants. 
Pour les externes comme moi, le sombre couvent 
de la rue de Navarre n'était qu'un lieu de passage. 
J'en sortais avec joie, deux fois par jour, mais j'y 
entrais sans déplaisir. La classe était un peu sombre, 
assez flroide et absolument nue, sans autre mobilier 
que des gradins de chêne fixés au sol. Nous étions 
mal assis, ployés en deux, et obligés d'écrire sur 
nos genoux. L'enseignement me parut moins com- 
plet et moins varié qu'à l'école primaire. L'histoire, 
la géographie, Tarithmétique et la langue française 
elle-même étaient alors sacrifiées au latin. Traduire 
dix lignes de français en latin, puis dix lignes de 
latin en français, tel était ou du moins tel sem- 
blait être le but de la vie. Quand le devoir que 
j'emportais à la maison n'était pas un thème latin, 
c'était une version latine. Je n'ai jamais bien su 
pourquoi la version était un exercice plus intelligent 
que le thème, mais on m'apprit de bonne heure à 
ranger dans une espèce d'aristocratie intellectuelle 
tous ceux qui excellaient à traduire la latin en fran- 
çais. Les forts en thème étaient bien vus du profes- 
seur, mais avec une nuance d'infériorité qu'il ne 
déguisait pas lui-même. Quant à moi, si j'avais été 
maître absolu de mes actions, j'aurais laissé le latin 



40 LE ROMAN D UN BRAVE HOMME 

bien tranquille, d'autant plus qu'on avait oubli? de 
me faire connaître le grand peuple défunt qui par- 
lait cette langue et les écrivains de génie qui l'ont 
écrite. Cependant, j'apprenais par cœur des mor- 
ceaux d'une latinité médiocre ou douteuse, comme 
un petit canard avale tout ce qu'on lui jette; je réci- 
tais aussi,- sans en comprendre le premier mot, de 
grandes pages de grammaire. La grammaire est une 
des plus hautes branches de la philosophie; je ne 
m'en doutais guère alors, et mon cher professeur de . 
sixième, M. Franquin, ne le soupçonnait pas plus 
que moi. Mais rien ne me coûtait pour satisfaire mes 
parents; mon très digne maître se faisait un devoir, 
lui aussi, de transmettre à ses écoliers le peu qu'il 
avait appris sur les bancs, et, lorsqu'il me faisait 
l'honneur d'être content de moi , pouvais-je me 
plaindre de lui? Mon père seul, avec son robuste bon 
sens, se permettait parfois de critiquer les pro- 
grammes universitaires. 

« Je ne vois pas où l'on te mène, disait-il, avec tout 
ce latin. Il me semble qu'un peu d'anglais ou d'alle- 
mand te ferait plus de profit, surtout si l'on y ajoutait 
beaucoup de dessin et énormément de mathémati- 
ques. Qui est-ce qui m'a bâti un collège où les pro- 
fesseurs n'enseignent que Tes choses inutiles ? Et tu 
deviens nigaud, par-dessus le marché; tu ânonnes 
en récitant, tu débites du même ton une fable de 
La Fontaine ou une oraison funèbre de Bossuet, 
comme si tu ne comprenais pas ce que tu dis. » 

Le fait est qu'au collège il était de bon ton de lire 
mal et de réciter stupidement. L'éJève qui se fût per- 
mis une intonation, je ne dis pas spirituelle, mais sim- 



LE ROMAN, d'un BRAVE HOMME 41 

plement intelligente, aurait fait rire à ses dépens les 
neuf-dixièmes de la classe. J'avais dû me mettre à 
la mode et désapprendre les excellents principes de 
lecture que mon père m'avait donnés. 

Nos cours étaient d'ailleurs d'une monotonie sin- 
gulière : la récitation des leçons, la dictée d'un 
devoir , la correction des copies et l'explication 
minutieuse de quelques lignes de latin remplissaient 
une séance de deux heures. La classe du soir res- 
semblait à celle du matin, et les deux leçons du len- 
"^iemain reproduisaient assez exactement les deux 
leçons de la veille. Cette antique machine universi- 
taire, qui m'avait pris tout entier dans ses engre- 
nages, nous permettait bien rarement d'échanger 
deux idées entre nous ou avec nos professeurs. Mon 
premier maître était un homme de sens et d'esprit, 
j'ai pu m'en assurer plus tard, mais il n'en laissait 
rien paraître. Vous auriez dit que dans sa chaire il 
récitait une leçon, lui aussi. 

Mais pouvait-on, en équité , lui demander davan- 
tage? Il était payé 1200 fr. par an, comme tous ses 
collègues, et il avait femme et enfants. Le principal 
touchait 1500 fr., et il gagnait à peu près autant sur 
la nourriture des internes, mais les simples profes- 
seurs, en dehors de leur traitement, n'avaient d'au- 
tre ressource qu'un petit nombre de leçons particu- 
lières à 30 ou 40 francs par mois. Ils vivaient tous 
honorablement, portaient des habits propres et ne 
faisaient jamais un sou de dettes. Quand j'ai un peu 
connu la vie, je me suis pris d'admiration pour ces 
sobres, courageux et modestes savants. 

La ville n'était pas assez riche pour améliorer leur 



42 LE ROMAN D'un brave homme 

sort. Afin d'assurer à ses fils les bienfaits plus ou 
moins sérieux de l'éducation classique, elle prêtait 
les bâtiments du Collège, elle les entretenait, elle 
donnait le bois de chauffage et fournissait en outre 
dix mille francs de subvention. Mais, si les gros bour- 
geois et les artisans un peu aisés se réjouissaient de 
garder leurs enfants sous la main moyennant tous ces 
sacrifices, il s'élevait parfois, au sein du conseil mu- 
nicipal^ certains doutes sur la valeur des leçons 
qu'on nous donnait. Mon père n'était pas seul à- 
demander comment son fils ferait un bout de chemin 
dans le monde sans autre viatique que le' latin. Rien 
ne prouvait d'ailleurs que ce latin fût de première 
qualité, car les cours s'arrêtaient après la seconde; 
il manquait à notre travail et au mérite de nos maî- 
tres la sanction du baccalauréat. Quelques élèves 
chargés de Couronnes étaient entrés en rhétorique 
au collège royal de Villevieille ; ils y avaient paru si 
faibles que nos succès d'arrondissement en furent 
quelque peu discrédités. Mais, tandis que ces graves 
questions se débattaient au-dessus de ma tête, je 
travaillais avec fureur et j'étais littéralement en- 
flammé par la fièvre d'émulation. Je ne me souciais 
pas de savoir si nos exercices scolaires étaient bien 
ou mal ordonnés, ni si l'abus des thèmes et des 
versions devait développer mon esprit ou m*abetir 
à tout jamais . Il s'agissait pour moi de con- 
tenter mon père en arrivant au premier rang; je 
voulais battre une trentaine de camarades qui tous 
avaient un ou deux ans de latin. Envisagé ainsi, 
le travail le plus ingrat et le plus fastidieux peut 
émouvoir et passionner un enfant. Quel que soit le 



LE ROMAN D*UN BRAVE HOMME 43 

terrain du combat, la victoire n'est jamais indiffé- 
rente. Je débutai dans mes études par un tel coup 
de collier que ma mère craignit plus d'une fois pour 
ma santé et que mon professeur lui-même me rete- 
nait au lieu de me pousser. Levé tôt, couché tard, je 
rêvais de la classe et je récitais des leçons en dor- 
mant. A table, j'ahurissais les compagnons et les 
apprentis en leur parlant grammaire; je lisais dans la 
rue en allant au collège ; tous les jeux m'étaient en 
horreur; j'usais mes yeux, j'usais mes livres. Un en- 
fant de bourgeois qui se fût surmené à ce point serait 
mort à la peine ; heureusement j'étais rustique ; j'avais 
du sang de paysan et d'ouvrier. A la fin du premier 
semestre, tous les forts de ma classe étaient non seu- 
lement rejoints, mais dépassés et le prix d'excellence 
qu'on donne avant les congés de Pâques fut pour moi. 

Je vous laisse à penser si l'on fêta brillamment 
cette victoire. Lorsque j'apportai à mon père le petit 
livre doré sur tranche que j'avais gagné en six mois, 
il le prit avec une émotion visible et me dit : 

c C'est bien ; c'est bien. Le fils sera plus que sou 
père : la grande loi du progrès I » 

Maman prit le volume et s'en alla le feuilleter à 
la fenêtre, non pour le lire, car c'était la traduction 
des Géorgiques en vers français, par l'abbé Delille, 
mais plutôt, je suppose, pour cacher une larme ou 
deux. On décida, séance tenante, qu'il y aurait un 
grand dîner à la maison, que Catherine mettrait les 
petits pots dans'les gi'ands, qu'on inviterait tous nos 
amis, et que MM. Dor et Franquih, le principal et 
mon professeur, seraient de la partie. 

Cela dit, l'heureux père endossa la redingote des' 



44 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

dimanches et s'en alla distribuer ses invitations pour 
le lendemain soir. Elles furent acceptées de bon 
cœur, comme elles étaient faites ; personne ne prit 
mal cette sommatloq à bref délai. Les universitaires, 
le percepteur, le greffier du tribunal et les autres 
messieurs virent aussi sans étonnement que tous les 
travailleurs de la maison conservaient leurs places à 
table. Ces jeunes gens étaient généralement sim- 
ples, mais droits et incapables de s'oublier en bonne 
eompagnie. Il y avait même parmi eux un homme 
vraiment distingué ; c'était le contre-maître, mon 
cher et excellent Basset. Sans ses mains quelque- 
peu gâtées par le travail, ce beau, grand, gros gail- 
lard de quarante ans aurait passé en tout pays pour 
un homme du meilleur monde. Il avait un peu de 
lecture, passablement d'esprit naturel et beaucoup 
d'aisance et de bonhomie. Mon père l'estimait, il amu- 
sait ma mère, et, quant à moi, depuis cinq ou six ans 
qu'il vivait avec nous, je le comptais dans la famille. 
Le festin fut non seulement copieux, mais exquis ; 
on sentait que ma mère y avait mis la main. Elle le 
servit elle-même, courant sans cesse à la cuisine et 
constamment sur pied, malgré les instances de ses 
voisins. C'était mon père qui découpait les viandes 
et qui remplissait les assiettes, tandis que Basset 
taillait, comme à la tâche, de solides morceaux de • 
pain. On mangea lentement, sans se presser, car le 
lendemain était jour de fête, et chacun des convives 
avait droit à une grasse matinée. Après la soupe et 
le bœuf, garni de légumes, apparut un gros brochet 
de la Loire, puis un jambon aux épinards et une 
dinde gonflée de marrons. La salade vint ensuite 



LE ROMAN d'ON BRAVE HOMME 45 

avec une montagne de pommes de terre frites et un 
énorme plat d'écrevisses. Mes maîtres, qui étaient 
hommes de bonne humeur et de bel appétit, fai- 
saient honneur à la cuisine, tout en célébrant les mé- 
rites de leur élève, et en lui promettant un avenir 
fabuleux. Us prétendaient que jamais, à leur con- 
naissance, un enfant de mon âge n'avait montré 
tant d'énfergie et de persévérance ; mais le vieux 
principal insistait pour qu'on ne me poussât plus : 

c Maintenant qu'il a regagné le temps perdu, il 
ne lui reste qu'à garder son rang, et il n'y aura pas 
grand peine. » 

Mon père conservait quelques doutes ; il n'était 
pas bien sûr que les premiers de notre petit collège 
seraient premiers partout. Et mon professeur ré- 
pondait avec assurance : 

« S'il continue comme il a commencé, je vous 
garantis qu'à vingt ans il pourra choisir et son école 
et sa carrière. Vous en ferez à volonté un professeur, 
un médecin, un ingénieur, un avocat. » 
. Un grand débat s'ouvrait alors sur les beautés et 
les. avantages des diverses professions libérales, hors 
dasquelles mes chers parents ne voyaient pas de 
salut. Les universitaires prêchaient pour leur saint; 
ils disaient que l'enseignement mène à tout, à la 
•députation, au conseil d'État, au ministère; ils ci- 
taient en exemple les noms de Villemain, de Cousin, 
de Guizot. Ma mère eût préféré que je fusse méde- 
cin, pour ne pas m^ séparer d'elle ; mon père tenait 
bon pour l'École polytechnique, afin ^e dire un 
jour : Mon fils l'ingénieur! Et quant à moi, je 
l'avouerai, le goût de l'uniforme, incorrigible chez 



46 LE ROMAN d'un BaA.VE HOMME 

les jeunes Français, me rangeait à l'avis de mon 
père. L'École polytechnique, à mes yeux, n'était pas 
le chemin, mais le but. Je me voyais déjà en grande 
tenue, l'épée au- côté, dans le salon de la sous-pré- 
fecture. Aussi fus-je scandalisé lorsque Basset me 
dit: 

« Ah çà, petit patron, tu fais donc fi de la char- 
pente? C'est pourtant une profession libérale, à 
preuve qu'elle a enrichi ton papa. 

— Non, Basset, dit mon père; je ne suis pas 
riche. Je suis peut-être en bonne voie pour le deve- 
nir, mais il faudra du temps. Jusqu'ici, j'ai gagné ma 
vie, et c'est tout. 

— Suffit î reprit-il en riant. Nous n'avons pas 
compté ensemble. Mais . vous ne m'ôterez pas de 
l'idée que les professions vraiment libérales sont 
celles qui nous donnent le plus d'argent et qui nous 
laissent le plus de liberté. M. Morand, le maire, 
vendait du drap sur la place du Marché ; il a quatre 
chevaux dans son écurie ; M. Foulard, le banquier, 
a gagné un château et quatre fermes à escompter de 
méchants petits bouts de papier ; M. Simonnot, de 
la fabrique, est devenu millionnaire en faisant des 
assiettes à trois francs la douzaine ;• M. Fondrin , 
l'éleveur de porcs, sous le respect que je vous 
dois, donne cent mille francs de dot à chacune de 
ses filles. Et ni M. Morand, ni M. Foulard, ni M. Si- 
monnot, ni M. Fondrin n'ont jamais sollicité les mi- 
nistres, ni fait leur cour aux électeurs censitaires, 
ni piétiné dans l'antichambre du préfet, ni tremblé 
à l'idée d'une disgrâce. Voilà des professions libé- 
rales, ou je ne m'y connais pas ! » 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMMl^ 47 

Le percepteur s'apprêtait à répondre et sans doute 
à développer les idées qui avaient cours sous le 
règne de Louis-Philippe ; mon père faisait sauter le 
bouchon d'une bouteille de vin de Vouvray et ma mère 
portait le premier coup de couteau à un magnifique 
baba, bourré de raisins secs et incrusté d'amaitides, 
quand la porte s'ouvrit brusquement, et Catherine, 
notre servante, montra sa face colorée en disant : 

« Bien des pardons, la compagnie ; mais le ciel 
est tout rouge sur la vieille ville, et il me semble 
qu'on entend le clairon, » 

En un clin d'oeil, tout le monde fut sur pied et 
hors de la maison. Je vis une immense lueur au 
nord, j'entendis le rappel des pompiers et aussitôt 
après, le tocsin. 

« C'est la fabrique, dit mon père. Deux cents per- 
sonnes sans travail et sans pain, si tout flambait. 
Excusez-moi, messieurs, je cours passer ma veste. 
Vous savez ce que c'est que le devoir. Et vous, les 
enfants, vite I En tenue de travail ! » 

Il disparut et revint, pour ainsi dire, au même 
instant avec sa veste de toile, sa ceinture et son 
casque. Basset, les compagnons, les apprentis fu- 
rent presque aussi piK)mpts. Nos invités prenaient 
congé -de ma mère en disant : Nous allons faire la 
chaîne. J'implorai la permission de les suivre et de 
me rendre utile aussi ; est-ce qu'un garçon de douze 
ans n'a pas le droit de porter les seaux vides ? 

« Viens, dit mon père, il n'est jamais trop tôt pour 
apprendre à bien faii-e. » 

Ma mère n'essaya pas de le retenir; elle lui dit 
simplement : 



*. 



48 LE ROMAN D*UN BRAVE HOMME 

« Pas d'imprudence ! Songe que nous n'avons 
que toi . 

— N'aie pas peur ; ça me connaît. 

— Ce n'est pas le feu que je crains, c'est l'air et 
l'eau : une fluxion de poitrine est bientôt prise. 
Emporte au moins un vêtement pour te couvrir 
après. 

— Si ça te fait plaisir, donne mon vieux manteau 
aq petit. Mais dépêchons ; la fabrique brûle I » 

Et de courir. 

Je le suivis de loin avec mes maîtres et nos amis. 



IV 



LE RÉVEIL 



L'usine de M. Simonnot, qu'on appelait par excel- 
lence la fabrique, était une agglomération de bâti- 
ments vieux et nouveaux, mais généralement vieux, 
qui se serraient les uns contre les autres sur un 
terrain de trois hectares. Sauf la maison d'habita- 
tion très propre et haute de deux étages, on n'y 
voyait guère que des hangars, construits en bois et 
vermoulus. Tout cela s'était élevé sans plan pré- 
conçu, au fur et à mesure des besoins, dans un 
quartier excentrique où le sol ne valait pas plus de 
cinq francs le mètre. La nécessité de produire beau- 
coup, vite et mal, la demande incessante d'une mar- 
chandise à vil prix, sanâ autre mérite, avait précipité 
la bâtisse et fait omettre aux entrepreneurs les pré- 
cautions les plus élémentaires. Par exemple, les 
séchoirs étaient couverts de chaume, et les piles de 
' bois, seul combustible en usage à cette époque, 
n'étaient pas couvertes du tout. J'avais souvent 

A 



50 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

entendu dire que la fortune de M. Sîmonnot était à 
la merci d'une allumette mal placée ; bien des gens 
estimaient que, pour lui-même, il ferait bien d'être 
moins dur au pauvre monde. On racontait qu'en 1835 
il avait requis la force armée pour réduire ses ou- 
vriers qui s'étaient mis en grève et qui revendi- 
quaient à tort ou à raison une petite part de ses 
gros bénéfices. Tout cela me revenait en mémoire 
et à mes compagnons aussi, tandis que nous cou- 
rions au feu. 

C'était bien la fabrique qui brûlait, et l'incendie, 
on le savait déjà, ne s'était pas allumé tout seul. La 
voix publique désignait le coupable : c'était un ou- 
vrier espagnol qiie le chef des emballages, M. Bo- 
nafigùe, avait congédié du matin même à la suite 
d'un petit larcin. Il s'était introduit à la nuit tom- 
bante dans son ancien atelier ; c'était lui qui avait 
mis le feu aux copeaux pour brûler la maison et pour 
punir Tauteur de sa disgrâce, qui logeait au premier 
étage avec une femme et deux enfants. Un voisin avait 
vu entrer ce misérable; personne ne l'avait vu sortir. 

Il était dix heures du soir lorsque j'arrivai à 
l'usine en compagnie de nos amis. Un vaste bâti- 
ment, percé de larges baies, brûlait dans les trois 
quarts de sa longueur. Le feu "sortait par presque 
toutes les fenêtres ; une épaisse fumée traversait la 
toiture de tuiles, et parfois une flamme se faisait jour 
au milieu des tourbillons noirs. Sur cinq pompes, 
dont trois appartenaient à la ville et deux à la fabri- 
que, une seule était là, dirigée sur le coin de la mai- 
son qui ne flambait pas encore. Une foule d'environ 
deux mille personnes, où l'on reconnaissait, au pre- 



LE ROMAN d'un BUAVE HOMME 51 

mier rang, le groupe des autorités, sous-préfet, 
maire, sergents de ville et gendarmes, regardait avec 
anxiété cet angle du premier étage que la flamme 
avait respecté. Tout à coup un grand cri s'éleva sur 
la place, et je ne vis plus rien que mon père penché 
vers nous et portant une forme humaine entre les 
bras. Dix hommes de bonne volonté coururent à une 
échelle que je n'avais pas aperçue et qu'il touchait 
pourtant du pied. Le corps fut descendu de mains 
en mains et porté à travers la fbule dans la direction 
de l'hôpital, tandis que mon père faisait un signe à 
ses camarades, recevait un énorme jet d'eau sur tout 
le corps, et se replongeait tranquillement dans la 
fumée. Il reparut au hyout d'une minute, et cette fois 
en apportant une femme qui criait. Un immense ap- 
plaudissement salua son retour, et j'entendis : Vive 
Dumont ! pour la première fois de ma vie. Il faisait 
horriblement chaud ; le rayonnement de cet énorme 
foyer allumait de tous côtés une multitude de petits 
incendies que les pompes éteignaient à mesure. A 
la place où je me tenais, tous lés visages ruisse- 
laient de sueur et tous les yeux se sentaient brûler; 
mais personne ne se fût éloigné pour un empire, 
tant l'intérêt du drame était poignant. Mon père se 
montra de nouveau à la fenêtre ouverte : il tenait 
cette fois deux enfants évanouis. C'était la fin; on 
savait dans la fabrique et dans la ville que le chef 
d'atelier était le seul habitant de cette maison et que 
sa petite famille ne comptait pas plus de quatre per- 
sonnes. Il y eut donc une protestation générale lors- 
qu'on vit que le sauveteur allait rentrer dans la 
fournaise. De tous côtés on lui criait : 



52 LE ROMAN D*UN BRAVE HOMME 

(( Assez 1 Descendez I Dumont! » 

Moi-même, entraîné par Texemple, je l'appelai de 
toutes mes forces : Papa ! Il entendit, me reconnut, 
et dessina du bout des doigts un geste que je sentis 
comme une caresse. A ce moment , le capitaine, 
M. Mathey, qui dirigeait la manœuvre des pompes, 
s'avança jusqu'au bas de Téchelle et dit de sa voix 
de commandement : , ^ 

« Sapeur Dumont, je vous ordonne de descendre. » 

Il répondit : 

« Capitaine, le devoir m'ordonne de rester. 

— Il n'y a plus personne là-haut. 

— Il y a un homme par terre, au fond du couloir. 

— C'est impossible. 

— Je l'ai vu de mes yeux. 

— Encore une fois, descendez I Le feu gagne. 

— Raison de plus pour me hâter ! » 

A peine avait-il dit ces mots, à peine le son de sa 
voix s'était-il éteint dans mon oreille, que le feu jail- 
lit par toutes les ouvertures de la maison, la toiture 
s'effondra avec un bruit épouvantable, et tout l'es- 
pace compris entre les quatre^-^urs du bâtiment ne 
fiit qu'une colonne de flammes. 

La foule ne poussa pas un cri devant cette maison 
tiui était devenue une tombe. Je n'entendis qu'un 
long. murmure, une sorte de gémissement, fait de 
surprise et de pitié. Peut-être aussi, dans tout ce 
monde, y avait-il des gens qui, comme moi, n'avaient 
pas compris. 

Il paraît qu'en voyant tant de feu monter dans le 
ciel, je répétais machinalement, à demi-voix : Eh 
bien, mais..? Je cherchais mon père avec la naïveté 



LE ROMAN D*UN BRAVE HOMME 53 

d'un enfant qui ne sait pas que la vie humaine tient 
à si peu. Mon père serait sorti de la maison par une 
porte de derrière, il serait venu tout à coup me pren- 
dre dans ses bras, cela m'aurait paru tout naturel. 

En promenant autour de moi un regard à peine 
eCTaré, je rencontrai les yeux de mon vieux principal, 
et je compris. 

« Est-ce possible, monsieur ? 

— Pauvre enfant ! » 

Ce fut tout. Je m'enfuis éperdûment à travers 
cette masse d'hommes , et j'arrivai à la maison sans 
savoir quel chemin j'avais suivi. 

Ma mère était là, belle, calme et souriante, au mi- 
lieu de la salle à manger. Devant la table mise à nu 
et réduite à ses dimensions habituelles, elle aidait 
Catherine à essuyer les verres du dîner. Je lui lançai 
le manteau de mon père en criant : « Tiens I papa 
n'en a plus besoin ; il est mort dans le feu ; la maison 
est tombée sur sa tête. » 

La pauvre femme écoutait sans entendre; elle 
fixait sur moi de grands yeux, tout en frottant son 
verre, et elle répétait machinalement : 

« Tu dis ? tu dis ? tu dis ? 

— Je dis qu'il a sauvé quatre personnes et que 
personne ne l'a sauvé, lui ! Je dis que tu es veuve, 
ma chère maman, et que je suis orphelin. Je dis que 
tu as perdu le meilleur des maris, que j'ai perdu le 
meilleur des pères, et que c'est à moi maintenant, 
à moi seul de travailler pour toi I 

— Tais-toi donc, malheureux I s'écria-t-elle. Un 
enfant ne sait pas ce que c'est que la vie et la mort. 
Ton père nous aime trop pour nous quitter ainsi 



54 LE hohân d'un brave homme 

après treize ans de bonheur. D'ailleurs les hommes 
comme lui ne meurent pas ; ils sont trop nécessaires 
à tout le monde. 

— Mais, maman, j'étais là; je l'ai vu dans la 
maison brûlée. 

— Est-ce donc la première fois qu'il va au feu? 
n'est-il pas toujours revenu? dis-moi qu'il est blessé, 
qu'il a très mal, je te croirai peut-être. Mais tué, 
lui, Dumont, jamais! :p 

Elle avait un tel air de conviction que je com- 
mençais à la croire. Catherine acheva de me trou- 
bler en disant : « Voyez donc, madame, comme il est 
rouge ! Tu as bu du vin pur à dîner, et le grand air 
t'a fait perdre la tête, méchant gamin I » 

Ma pauvre tête était bien perdue, en effet, car je 
ne pus que balbutier : 

« C'est possible; on se trompe; il est entré pour 
sûr dans la maison, et la maison s'est écroulée dans 
le feu ; mais dire que je l'ai vu tomber lui-imême, 
non. Ni moi, ni personne. Seulement M. Dor, qui était 
là, m'a serré la main en disant : Pauvre petit I » 

Je ne demandai pas mieux que de retourner à la 
fabrique. 

«Viens! » s'écria ma mère. 

Et Catherine nous suivit. 

Mais nous n'étions pas arrivés au chemin de ha- 
lage quand la porte du chantier s'ouvrit avec son 
gros bruit de sonnette, et l'implacable certitudjB 
entra au logis. Les convives du soir, deux de nos 
ouvriers, des amis, des voisins, des obligés de mon 
pauvre père, arrivaient à la file et nous embrassaient 
sans parler. A ces témoignages muets, ma mère ne 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 55 

résista plus; elle fondit en Is^rmes, se laissa tomber 
sur un siège et me tendit les bras. A genoux devant 
elle, le visage caché dans les plis de sa rpbe, étouf- 
fant mes sanglpts à deux mains, je pris ma part de 
son supplice, et j'écoutai pendant deux ou trois 
heures cette musique bana}e et monotone des con- 
solations qui ne consolent pas. 

Quelques nouvelles de Tincendie surnageaient çà 
et là sur un flot de paroles vaines ; chacun des visi- 
teurs racontait ce qu'il avait vu ou entendu. On 
était maître du feu; il n'y avait qu'un bâtiment 
brûlé. M. Bonafigue et sa. famille étaient hors de 
danger; tout le monde rendait hommage au sang- 
froid de M. Simonnot, le riche manufacturier, à la 
beUe attitude du sous-préfet et à la vigilance des 
gendarmes. Le public se perdait en conjectures sur 
le nom de la victime qui avait succombé avec mon 
père. Les pompiers s'apprêtaient à passer la nuit 
sur le lieu du sinistre; ils arrosaient incessamment 
les ruines fumantes où deux hommes étaient ense- 
velis. Le conseil municipal était convoqué le lende- 
main pour discuter certaines propositions urgentes. 

Tous ces faits m'étaient bien indifférents ; je 
n'avais qu'une idée en tête : c'est que mon père ne 
reviendrait plus. Mais, dans les émotions violentes, 
l'esprit surexcité garde l'impression des moindres 
choses, et j'entends encore cet âne de boulanger, 
notre voisin, qui s'extasiait sur M. Simonnot disant 
aux pompiers : « Mes amis, faites la part du feu! ::> 

Lorsque les derniers visiteurs se furent éloignés, 
le jour commençait à poindre. Catherine se remit 
au travail, et je demeurai seul avec ma mère dans ce 



56 LE tlOMAK D'tJN BRAVE ttOMMË 

salon, où mon prix d'excellence, le livre de l'abbé 
Delille, brillait encore sur le guéridon du milieu. 
Nous étions brisés de fatigue et de douleur, mais 
nous ne songions pas à dormir. Ma mère allait^ 
venait, s'agitait dans le vide. Elle disait entre ses 
dents : Rien, rien, rien! Je ne comprenais pas, et je 
lui demandai timidement : Quoi, rien? Elle éclata : 

« Rien! pas même son corps à ensevelir, à veiller, 
à baigner de mes larmes ! Quand nous avons perdu 
ton pauvre grand-papa Housset, j'étais bien profon- 
dément affligée, mais j'ai goûté une douceur amère 
dans les derniers devoirs que je lui ai rendus. Et 
puis, il était vieux, il avait été malade, je l'avais 
soigné, j'avais eu tout le temps de me préparer à sa 
mort. Et celui-ci, qui disparaît en une minute,- dans 
toute sa santé, toute sa force, toute sa bonne hu- 
meur et toute sa vaillance, sans laisser seulement 
la trace de ses pas sur le sable de notre jardin 1 Tu 
l'as vu partir, il courait à cet incendie comme à une 
fête; je ne sais même pas s'il nous a embrassés I 

— Oui, maman, » répondis-je sans hésiter. Mais 
je n'en étais pas bien sûr. 

La malheureuse femme se rassit, me prit sur ses 
genoux, et, tout en caressant ma tête contre son 
cœur, elle me parla longtemps d'une voix sourde 
et étranglée que j'entendais pour la première fois. 

« Tu ne Tapas connu, medisait-elle;tun'es pas en 
état de comprendre ce que nous perdons. Moi seule, 
j'ai mesuré la grandeur de son âme, j'ai sondé ce 
cœur assez large et assez profond pour contenir le 
monde. Tu vois comme il a fait le sacrifice de sa 
vie à un étranger, un inconnu, ou même un être 



LE ROMAN D*UN BRAVE HOMME 57 

imaginaire. Mais mourir, c'est l'affaire d'un instant. 
Parle-moi des longs dévouements, des services 
rendus en tout temps, partout et à tous et durant de 
longues années 1 

€ Le bien qu'il a fait en détail, discrètement, sans 
en parler à moi-même, dans sa famille, dans notre 
voisinage, dans son hameau natal et jusque sur les 
grands chemins suffirait à remplir et à honorer plu- 
sieurs vies. On donne des prix de vertu à des gens 
qui ne vaudront jamais son petit doigt. Ah I que je 
l'aimais donc, le cher homme! Et qu'il méritait 
d'être aimél! Les femmes sont de fameux juges, 
val On ne leur cache ni les moindres actions ni les 
plus secrètes pensées... » 

Ma mère me berça ainsi jusqu'au grand jour, 
épanchant sur moi le trop-plein de sa douleur et de 
sa tendresse, sans éclats de voix, sans gestes vio- 
lents, sans manifestations dramatiques. Elle me ra- 
contait l'histoire de son heureux ménage, comme si 
je n'en avais pas été le témoin; elle exaltait la pa- 
tience, la douceur, la délicatesse, les prévenances 
et les attentions du mari qu'elle avait perdu. Tout 
cela était dit posément, et j'écoutais sa chère voix 
avec un désespoir si tranquille que je me demandais 
par moments si nous souffrions assez, si nous 
n'étions pas des monstres et si nos larmes n'étaient 
pas des larmes dénaturées. Un seul mot m'expliqua 
cette résignation d'une femme aimante et aimée : 

« Enfin que veux- tu? me dit-elle; c'était son de- 
voir. Rappelle-toi ses dernières paroles ici et là-bas. 
Il devait mourir pour les autres, et nous devions 
rester sans lui. Je ne sais pas si les gens pour les- 



58 LE ROMAN d'un BRAV£ HOMME 

quels il s'est dévoué nous rendront jamais la pa- 
reille, mais qu'importe? Fais comme lui;. fais ce que 
tu dois. Dans la vie et la mort, pauvre enfant, mon- 
tre toi son digne fils!.,. » 

Tandis que nous nous lamentions ensemble à 
petit bruit, dans le salon vide, les allées et venues 
recommençaient discrètement autour de nqus. Basset 
n'avait rien oublié : plusieurs exprès couraient les 
champs pour porter la triste nouvelle à Launay et 
dans les villages voisins; deux compagnons, dans 
l'atelier du fond, sur le jardin, faisaient un grand cer- 
cueil de chêne; le tailleur qui avait mes mesures 
me préparait des habits de deuil, et Catherine, la 
brave fille, bonne à tout, bâtissait une robe de mé- 
rinos noir pour ma mère. 

Sur les neuf heures du matin, papa La France 
entra, son bâton à la main, suivi de ma grand'mère 
et de l'oncle Joseph ; ils avaient fait la route à pied. 
Les grands parents me semblèrent vieillis de vingt 
ans. L'ancien volontaire des lignes de Wissembourg 
ne pleurait pas, mais il prenait beaucoup sur lui, 
car son visage était violemment contracté. Après 
nous avoir embrassés , il entama une harangue so- 
lennelle à l'adresse de ma mère : 

'« Ce jour de deuil, ma fille, est un grand jour. 
Les actes de courage et de dévouement, quoi qu'il 
en puisse advenir, ne doivent pas être un sujet de 
larmes I On ne pleure point les soldats tués à l'en- 
nemi. Eh bien I celui que nous avons perdu est mort 
au champ d'honneur; il laisse une mémoire bénie 
et respectée, et l'éclat de son sacrifice rejaillira sur 
le nom que je lui ai... qu'il vous a... que son fils... » 



LE ROMAN d'un BRAV£ HOMME 59 

Le bon vieux ne sut pas achever la petite consola- 
tion qu'il avait méditée en chemin, ni comprimer 
les sanglots qui Tétouffaient. La nature a de ces ré^ 
voltes. Il se mit à courir autour de la salle en criant : 

€ Mon cher flis! mon pauvre Dumont! Je ne te 
. reverrai donc plus I » 

Grand'maman, qui pleurait silencieusement de- 
puis Launay, s'emporta contre son mari. 

« Vous pouvez vous frapper la poitrine, disait-elle 
au vieillard : c'est vous qui avez conduit mon fils à 
cette fin cruelle et misérable. Je vous ai averti cent 
fois que gi^ce à vos principes, vos maximes et vos 
exemples, je ne garderais pas un seul garçon. Père 
Dumont, les Dumont sont des fous. Ils s'imaginent 
et vous leur avez appris que leur peau appartient à 
tout le monde, excepté à leurs femmes et leurs en- 
fants. Voici deux malheureux abandonnés par l'hé- 
roïsme d'un mari et d'un père. Qui est-ce qui les 
nourrira demain? On n'est pas riche ici, et l'on y a 
, des habitudes de largesse, » 

Ma mère allait répondre, elle n'en eut pas le temps. 

« C'est bien, ma fille, je sais ce que je dis.. Dumont 
n'avait pas plus de secrets pour sa mère que pour 
sa femme. Et si je parle de demain, c'est afin de 
vous rappeler que, moi vivante, la veuve et l'or- 
phelin auront toujours du pain sur la planche dans 
la vieille maison de Launay. Jamais nous ne pour- 
rons vous rendre le demi-quart de ce que mon 
pauvre fils a fait pour nous. cher enfant! cher en- 
fant! où es-tu? » 

Un esprit plus positif que le mien se fût ému des 
révélations qui perçaient à travers ces doléances. 



60 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

Mais j'étais neuf en matière d'argent comme tous 
les enfants qui n'ont jamais manqué de rien; et, 
d'ailleurs, je souffrais bien trop pour sentir un 
autre malheur que la perte de mon père. L'oncle 
Bernard, tout au contraire, paraissait plus touché 
de la ruine que du deuil. Il s'expliquait à tort et à 
travers sur les obligations qu'il avait contractées 
envers nous; il répéta plus de six fois que s'il s'était 
adressé, de préférence, à son plus proche parent, 
c'est qu'il le croyait riche ; Difmont, lui-môme, lui 
avait dit de ne pas se gêner pour le remboui'se- 
ment, mais il savait maintenant ce qui lui restait à 
faire, et il prétendait que sa dette ne fût point 
passée par profits et pertes avec celles des insolva- 
bles et des ingrats. Le fait est qu'il désintéressa ma 
mère en trois ou quatre ans, au prix des sacrilBices 
les plus pénibles, comme un digne homme qu'il 
était. 

.Mes autres oncles, sauf le canut de Lyon, qui n'en 
pouvait mais, arrivèrent dans la journée avec leurs 
femmes et leurs enfants, et la maison se remplit de 
famille. On les installa comme opput; nos ouvriers 
cédèrent spontanément toutes leurs chambres, di- 
sant qu'ils dormiraient très bien sur les copeaux. 
La plupart de ces hôtes étaient non seulement las, 
mais affamés; Catherine leur distribuait d'un air 
bourru les rehefs du festin de la veille; on rencon- 
trait jusque dans l'escalier des hommes, des femmes, 
des enfants, qui rongeaient un os de volaille, dé- 
coupaient une tranche de viande sur un morceaa 
de pain, trempaient une croûte dans un verre de 
vin ou dans un demi-verre d'eau-de-vie. Ce spec- 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 61 

tacle irritait ma sensibilité d'enfant; je ne (Usais 
rien, mais je me demandais comment tous ces gens- 
là pouvaient boire et manger quand mon père était 
mort. 

Vers trois heures après midi, Basset, couvert de 
cendre et noirci par la fumée, vint nous apprendre 
que mon pauvre* père avait été retrouvé dans les 
décombres. On ne l'avait reconnu qu'à son casque; 
le corps, entièrement carbonisé, ne formait plus 
qu'une masse informe, réduit à presque rien, pas 
plus volumineux que le corps d'un enfant de quatre 
ans. Le brave garçon demanda si ma mère voulait 
voir ces misérables restes? Elle répondit sans hé- 
siter, comme si elle avait prévu la question : 

€ Non, Basset, je vous remercie.- L'image de mon 
cherDumont est gravée au fond de mon cœur. Je le 
verrai toute ma vie, grand, beau, fier et riant, tel 
qu'il était hier soir en sortant de chez nous. Il ne 
faut pas que cette impression soit effacée par une 
autre. Laissez-moi conserver intact le peu qui me 
reste de lui I » 

Cette femme réfléchie, calme et forte eut pour- 
tant un mouvement de fureur en apprenant que la 
seconde victime de l'incendie était l'ouvrier espa- 
gnol. Surpris par l'explosion du feu qu'il avait 
allumé, et craignant d'être appréhendé au corps par 
les voisins qui accouraient de toutes parts, il n'avait 
eu que le temps de grimper au premier étage, et 
l'asphyxie l'avait terrassé dans le couloir où mon 
père l'aperçut. Son cadavre, protégé par la chute 
d'une cloison de* briques, fut reconnu sans hésita- 
tion par tous les gens de l'usine. Ma mère bondis- 



02 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

sait à l'idée que le salut d'un tel vaurien était la 
source de tous nos malheurs. 

€ C'est donc cela, le devoir? s'écriait-elle; les 
justes doivent slmmol^ pour un incendiaire I H 
£eiut préserver à tout prix cette tête qui appartient 
au bourreau! Le devoir! Le devoir, c'est toujours 
beau en soi ; mais avouez que cela peut avoir des 
effets singuliers dans la vie! » 

Mon grand-père. Basset et moi nous nous effor- 
cions vainement de la calmer lorsqu'on lui an- 
nonça, non sans quelque solennité, la visite de M. le 
maire. 

M. Morand était suivi de ses adjoints ; cinq ou six 
conseillers municipaux, nos amis, et dans le 
nombre M. Mathey, capitaine des pompiers, lui fai- 
saient cortège. L'ancien drapier était de ceux que la 
fortune et les honneurs ne changent pas; il avait le 
cœur sur la main, et c'est avec une simplicité tou- 
chante qu'il invita papa La France et tous nos pa- 
rents à entendre les paroles qu'il apportait. Il 
arrivait de l'hôtel de ville, où le conseil, sur son 
initiative, avait voté de généreuses résolutions. Un 
arrêté municipal, motivé dans les termes les plus 
honorables pour nous, disait que la commune pre- 
nait à sa charge les obsèques et le tombeau de 
Pierre Dumont, qu'elle adoptait son fils et qu'elle 
offrait à sa digne veuve, en témoignage de respec- 
tueuse sympathie, une pension de six cents francs. 
Et, pour finir, on regrettait que les finances de la 
cité ne lui permissent pas de mieux récompenser 
le dévouement d'un de ses citoyens les plus intelli- 
gents, les plus utiles et les plus courageux. 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 63 

Ma mère, qui n'avait pas prévu cette démarche, 
se recueillit un moment, puis, d'une voix légère- 
ment altérée, mais sans donner un libre cours à ses 
larmes, elle remercia les estimables représentants 
de la ville. 

€ Nous acceptons, dit-elle, avec reconnaissance, 
l'hommage que vous voulez bien décerner à la mé- 
moire dô mon cher mari : un hommage n'est pas 
une aumône. Quant à l'adoption de mon fils par sa 
ville natale, j*aimerais mieux qu'il l'eût méritée lui- 
même, comme tant d'autres enfants qui obtiennent 
une bourse au concours ; cependant je vous de- 
mande la permission de soumettre le cas au conseil 
de famille qui doit se réunir dans quelques jours. 
Mais moi, messieurs, je n'ai besoin de rien; je vous 
assure que le pauvre Dumont ne m'a pas laissée sans 
ressources;' cette maison est à nous en grande 
partie; le fonds aussi vaut quelque chose; nous 
avons de bonnes créances à recouvrer; une veuve 
n'a pas de grands besoins, il me restera toujours 
assez pour vivre. Et, tenez, voulez-vous tout savoir? 
quand même je serais sans asile et sans pain, je 
n'accepterais pas un secours qui est comme le prix 
du sang. Le sang ne se paye pas, messieurs. Vous avez 
le cœur trop bien placé pour ne pas me comprendre. 
Je vous en prie, je vous en conjure, je vous le de- 
mande à genoux, faites-moi grâce de votre argent! » 

Elle fondit en larmes aux derniers mots, et son 
émotion nous gagna tous. Le maire, un gros homme 
tout rond, cachait un esprit juste et des sentiments 
délicats sous une enveloppe assez- épaisse : il s'ex- 
cusa au lieu d'insister. Grand-papa, qui ne pouvait 



64 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

manquer d'être choisi comme le subrogé-tuteur de 
son petit-fils, demanda quelques éclaircissements 
sur mon adoption par la ville. M. Morand traduisit 
la pensée de ses collègues en parlant d'une bourse 
d'interne jusqu'à la fin de mes études, avec trous- 
seau complet, « atin que le petit ne coûte pas un 
sou à ses parents. » 

Une triste cérémonie mit fin à la conversation. 
Les camarades de mon père nous apportaient sur 
un fourgon le peu qui restait de lui. Sur le cercueil 
de chêne ils avaient étendu le drapeau de la compa- 
gnie. Tous les hôtes de la maison vinrent avec nous 
au-devant de ce lamentable dépôt, que ma mère 
reçut dignement : 

a mon pauvre DumontI s'écria-t-elle, ce n'est 
pas ainsi que tu devais rentrer chez nous; mais 
n'importe : sois le bienvenu I » 

On lui fit une place au miheu du salon, et la 
famille entière, sauf quelques enfants en bas âge, 
passa la soirée et la nuit autour du cercueil. 

Ces longues heures d'un silence à peine inter- 
rompu par quelque sanglot isolé ne furent pas pour 
moi du temps perdu. Accroupi sur un petit carré de 
tapis, le visage plongé dans mes deux mains, je 
m'entretins sans interruption avec celui qui n'était 
plus en état de m'entendre. Je le remerciais de tout 
ce qu'il avait fait pour moi, je lui jurais une recon- 
naissance éternelle. Les conseils qu'il m'avait donnés, 
les maximes qu'il m'avait enseignées me revenaient 
successivement à l'esprit, et je lui promettais de 
m'en souvenir à jamais. Je pris l'engagement de 
continuer sa vie, selon les intentions qu'il avait 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 65 

souvent manifestées, et de le remplacer dans la 
mesure de mes moyens en servant ma mère, mes 
grands-parents, mes oncles, mes cousins et tous 
ceux qu'il avait aimés. Et je n'eus garde d'oublier, 
dans une nuit si solennelle, l'amour du genre humain^ 
l'esprit de sacrifice et de dévouement, cette frater- 
nité dont il m'avait offert en mille occasions le pré- 
cepte et l'exemple. 

Plus d'une fois, il faut que je l'avoue, la fatigue, 
la faim, le sommeil interrompirent ce monologue 
filial. J'oubliai mon malheur, je revis mon père 
vivant, actif et gai, courbant les branches d'un cou- 
drier pour me faire cueillir les noisettes, ou me 
donnant à porter un gros lièvre dont la tête battait 
mes reins, ou secouant nos pruniers en fleur pour 
abattre les hannetons que je courais distribuer aux 
poules. Souvent aussi, l'effroyable réalité, reprenant 
le dessus, me faisait voir à travers les planches bien 
rabotées et exactement jointes par nos compagnons 
la masse noire, le corps calciné, l'homme réduit 
aux pro|>ortions d'un enfant de quatre ans, ce rien, 
ce moins que rien, qui avait été notre tout. Alors je 
m'éveillais en gémissant, mais la douce main de 
m^ mère se glissait sur ma tête à travers les che- 
veux et distillait dans mon cerveau par je ne sais 
quels chemins inconnus une consolation irrésis- 
tible. 

Enfin le jour parut, et avec lui il nous tomba du 
ciel un sac d'écus, chose lourde et brutale, de la 
part de M. Simonnot. Jusque-là, le très riche pro- 
priétaire de la fabrique ne nous avait pas donné signe 
de vie. 11 accompagnait son envoi d'une lettre assez 



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66 LE ROMAN D UN BRAVE HOMME 

longue, en style embarrassé, pour dire que c'était uri 
preoiier versement, qu'il ne s'en tiendrait pas là, et 
qu'il se considérait comme le débiteur perpétuel 
d'une famille dont le chef et le soutien était mort en 
lui rendant service. Ma mère avait depuis la veille 
un léger tremblement qui ne lui permettait pas 
d'écrire.. Elle me tira donc à part et me dicta une 
réponse fi*oide et hautaine. « Monsieur, disait-elle, 
mon'mari n'est pas mort pour vous, mais pour l'hu- 
manité, ce qui est bien différent. Vous ne me devez 
rien, ni à mon fils; du reste, nous n'avons besoin de 
personne. J'ai refusé hier une pension de la ville; 
ce n'est pas pour accepter aujourd'hui vos mille 
francs. Une simple visite, une parole de sympathie 
eût été accueillie avec reconnaissance et ne vous 
aurait pas coûté si cher. Je suis, avec respect, votre 
servante. » Et elle signa de son mieux : « Veuve Du- 

MONT. » 

La cérémonie funèbre commença à dix heures et 
ne se termina pas avant midi. Elle eut la grandeur 
et la solennité d'un deuil public. Sur les cinq mille 
habitants de notre petite ville, un quart à peine était 
resté pour garder les maisons; encore tous ceux-là 
faisaient- ils la haie devant leurs portes. Le sojis- 
préfet en uniforme, le lieutenant de gendarmerie, 
les employés des finances, le tribunal en robes, le 
maire et le conseil municipal emplissaient notre 
rez-de-chaussée; les pompiers, en grande tenue, 
avec la musique et les tambours voilés d'un crêpe, 
se tenaient en bon ordre dans le chantier. Papa La 
France recevait les autorités et répondait aux com- 
pliments de condoléance; ma mère, environnée de 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 67 

toutes les grandes dames de la ville, pleurait silen- 
cieusement dans un coin. On voyait aller et venir 
des couronnes, petites ou grandes, faites de perles, 
de papier, d'immortelles, ou des premières fleurs 
de la saison. J'en remarquai une, très belle et 
portée par deux enfants; on y lisait, en lettres d'or, 
sur un ruban noir : a notre sauveur. C'était 
l'offrande des quatre malheureux que mon père 
avait rendus à la vie. Ils sortaient tous de l'hôpital, 
et les parents, deux Provençaux très bruns, avaient 
encore des figures de l'autre monde. Le petit garçon, 
qui pouvait avoir dix ans, me tendit la main et me 
dit : 

« Je suis Jean Bonafigue. Ton père est mort pour 
nous; si jamais tu as besoin que nous mourions 
pour toi!... » 

Je le regardai bien en face : 

« Tu es un brave garçon, si tu as trouvé ça tout 
seul ! 

— Non, fit-il, en désignant sa sœur; c'est elle qui 
m'a dit de le dire. » 

La sœur était une fillette de sept à huit ans, très 
petite, plus noire qu'un corbeau, plus édentée qu'une 
vieille, coifl'ée comme par un chat, et laide de tout 
point, sauf deux yeux admirables. Elle ajouta d'une 
voix aiguë, avec un horrible accent du Midi : « Oui, 
je l'ai dit parce que c'est la vérité et la justice.» 

Je ne trouvai rien à répondre, et je les embrassai 
tous les deux. 

On partait. La musique et.les tambours ouvrirent 
la marche; M. Mathey venait ensuite avec ses lieu- 
tenants et la compagnie entière. Le corps était porté 



to LE ROMAN D^UN BRAVE HOMME 

à bras par Basset et nos compagnons, qui n'avaient 
cédé ce devoir à personne. Je marchais seul à la 
gauche de mon grand père, qui me tenait par la 
main; mes. oncles et mes cousins formaient un 
groupe à notre suite. Après eux, les autorités, nos 
amis, le collège, l'école primaire, le personnel entier 
de la fabrique, moins M. Simonnot, qui rejoignit le 
cortège à mi-route; une multitude de citadins, riches 
et pauvres, et force paysans de Launay ou des vil- 
lages voisins. Ma mère, ma grand'mère, mes tantes 
et mes cousines suivaient à pied, et derrière elles un 
millier de femmes en noir. 

Tandis que nous traversions la grand'rue, où pas 
une boutique n'était restée ouverte, mon grand-père 
s'aperçut que je cédais à une sorte de torpeur bien 
naturelle après tant de fatigues et d'émotions. Il me 
secoua doucement et me dit : « Ne t'abandonne pas, 
Dumont (c'était la première fois qu'il me donnait 
ce nom, réservé jadis à mon père)! Lève la tète, 
enfant; fais comme moi; montre à ce peuple que tu 
comprends sa pensée et qu'une manifestation si 
solennelle sera la grande leçon de ta vie. » 

Un regard étonné et légèrement inquiet lui fit voir 
que ses paroles avaient besoin de commentaire. 

« Hé quoi ! reprit-il, trouves-tu naturel que la ville 
etla campagne rendent de tels honneurs à un modeste 
charpentier, fils d'un malheureux paysan? Il ne t'est 
pas venu à l'esprit que ni le préfet du département, 
ni M. le comte de Taillemont, qui avait un ancêtre 
aux croisades, ni le banquier Foulard, ni M. Simon- 
not, décoré pour ses hautes capacités industrielles, 
ne seront honorés et pleures comme ton pauvre. 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 69 

père? Quand tu seras un peu plus grand, tu entendras 
des jugements de toutes les couleurs sur les affaires 
de ce monde. Les uns te conteront que le pouvoir 
prime tout, d'autres que c'est l'argent, ou la nais- 
sance^ ou le savoir, ou l'esprit. Non, mon fils, c'est 
le cœurt Souviens-toi que les justes et les bons 
auront toujours le pas sur les malins, sur les savants, 
sur les puissants, les nobles et les millionnaires. En 
France, au moins : je ne te parle pas de l'étranger, 
où les meilleurs ne valent pas grand'chose. Mais 
nous sommes un peuple de braves gens; notre pays 
n'est pas seulement le plus beau, mais le plus équi- 
table du monde, et les hommes courageux et dévoués 
comme celui qu'on porte là, devant nous, y tiendront 
toujours le haut du pavé^ morts ou vifs I Tâche de lui 
ressembler en tout, suis ses exemples, advienne que 
pourra! La mort n'est rien; ce qu'il y a de terrible 
et d'odieux, c'est de survivre. Que ne suis-je à sa 
place et lui à la mienne, mon cher fils! i> 

Il y eut trois discours au cimetière : le sous-préfet, 
le maire et le capitaine Mathey louèrent successive- 
ment l'honnête homme qu'ils avaient connu et firent 
de leur mieux pour consoler sa famille. Deux ora- 
teurs sur trois étaient fort inexpérimentés; mais, 
comme ils eurent le bon goût de parler simplement, 
ils touchèrent les cœurs. M. Morand, l'ancien dra- 
pier, prit pour texte l'hérédité du bien. Il esquissa à 
gl^ds traits l'histoire des Dumont, race exemplaire, 
dit -il, où pendant dix générations ni homme ni 
femme n'avait failli. Il montra comment le sentimefit 
de l'honneur, transmis de génération en génération 
ta des hommes pauvres et presque illettrés, peut faire 



« *. 



70 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

des travailleurs rangés, des voisins serviables, des 
citoyens exemplaires et même à Toccasion des héros. 
Et il termina en disant que ce bon sang ne mentirait 
pas dans l'enfant adoptif de la ville. 

Le pauvre grand-papa La FrancCy électrisé par 
cette glorification des siens , eut un mouvement 
absurde et magnifique : il m'enleva dans ses longs 
bras et me jeta pour ainsi dire au maire, qui prit 
possession de son pupille en m'embrassant à la face 
de tous. 

J'étais brisé à tel point que dans tout le cours de 
ma vie je ne me souviens pas d'avoir éprouvé un tel 
accablement. Le défilé de mes camarades anciens et 
nouveaux, des connaissances et des inconnus, les 
poignées de main, lés accolades, les saints cérémo- 
nieux et glacés comme celui de M. Simonnot, me 
donnèrent une sorte de vertige. Lorsque tout ftit 
fini , je m'échappai du groupe qui ramenait ma 
mère à la maison et je m'enfuis à travers chami^ 
comme un enfant qui fait l'école buissonnière. 

Après quelques minutes de course éperdue, j'eus 
honte de moi-même, je craignais d'inquiéter mes 
parents et je repris le chemin du chantier. *• 

Mais au détour d'une ruelle, parmi les jardins qui 
s'étendent entre le cimetière et le faubourg, je me 
retrouvai nez à nez avec M. Simonnot, le maudit 
propriétaire de la fabrique. Cet homme impitoyable 
était assis sur une pierre, et il sanglotait. 



« 



LE COLLEGE 



. Après le conseil de famille, qui s'était réuni à la' 
mairie sous la présidence du juge de paix, mon 
subrogé-tuteur et mes oncles eurent chez nous une 
longue conférence avec ma mère. On connaissait sa 
tendresse pour moi, et Ton craignait qu'elle ne voulût 
me garder près d'elle à tout prix. La courageuse 
femme étonna tout le monde par la promptitude et 
la virilité de ses résolutions. Déjà, sans en rien dire, 
elle s'était entendue avec Basset, qui reprenait le 
chantier, les marchandises en magasin, une coupe 
de bois sur pied, et qui louait notre maison avec pro- 
messe de vente. Pour lever l'hypothèque dont elle 
était grevée, on comptait sur le zèle d'un honnête 
huissier, notre ami, chargé du recouvrement de toutes 
nps créances. Tout compte fait et les trois quarts du 
ïtiobilier vendus, il resterait probablement un actif 
de 25 à 30 000 francs; c'était assez pour une veuve 
modeste et tranquille; elle avait <Jéjà retenu dai\§> \^ 



72 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

ville haute une petite maison de 200 francs par an. 
Catherine ne voulait pas se séparer de sa maîtresse; 
mais Catherine, au prix dont elle se contentait, 
était plutôt une ressource qu'une dépense. J'aurais 
coûté beaucoup plus cher; la nourriture et l'entre- 
tien d'un garçon de mon âge, élevé comme je l'étais, 
eût entamé le petit capital, qu'il fallait conserver 
intact. C'était comme un argent sacré : ne repré- 
sentait-il pas toute une vie de travail? D'ailleurs on 
voulait me cacher les petits sacrifices qu'on allait 
faire et les privations dont les deux dignes créatures 
se régalaient à l'avance. L'internat m'éloignait et 
m'empêchait devoir; il coupait court à mes obser- 
vations, il ménageait une transition, entre l'aisance 
Id'hier et la gêne de demain. On accepterait donc le 
bienfait de la ville, si mon petit cœur d'enfant gâté 
ne se révoltait pas absolument. 

Ce petit cœur se montra ferme, lui aussi. J'affectai 
même un amour du changement, un goût pour le 
nouveau, une vaine curiosité qui n'étaient certes pas 
en moi. Après la séparation éternelle qui m'avait 
laissé tout meurtri, je spufTrais cruellement à l'idée 
de ne plus voir ma mère tous les jours. La réclusion 
n'avait jamais été de mon goût; j'adorais le grand 
air; je plaignais les internes d'autant plus que cent 
fois ils m'avaient conté leurs misères en me char- 
geant de leurs commiss ons. Mais une considération 
d'ordre majeur dominait tout : j'avais toujours pré- 
sente à l'esprit la parole de M. le maire; il ne £sdlait 
pas que c le petit coûtât un sou à ses parents ». Voilà 
pourquoi je me constituai pensionnaire à la rentrée 
d'avril, avec une résignation qu'on prit pour de la joie. 



LE ROBfAN d'un BRAVE HOMME 73 

Depuis le principal et Mme Dor jusqu'à Lombard, 
le portier, depuis les grands élèves de seconde 
jusqu'aux bambins de la septième préparatoire, tout 
le monde me fit bon accueil. On me connaissait, on 
m'aimait, on me plaignait; ce fut à qui me rendrait 
le collège agréable, ou du moins tolérable. Si j'eus 
quelque peu à souffrir avant d'être acclimaté, la faute 
n'en est pas aux personnes, mais aux choses, qui ne 
pouvaient changer du jour au lendemain pour mes 
beaux yeux. 

La salle d'études, le dortoir, le réfectoire, la cour 
de récréation, tout m'étonnait et me choquait. Élevé 
par mes parents comme un poulain dans un pré, 
j'avais contracté des habitudes fort innocentes à la 
maison, mais qui, dans un internat bien réglé, deve- 
naient subversives, pour ne pas dire criminelles. 
Ainsi, j'apprenais mes leçons en lisant à haute voix 
et en me promenant à grandes enjambées : quel 
scandale si j'avais troublé par de telles façons le 
silence et l'immobilité de l'étude! Chaque fois que 
j'avais terminé un devoir, je m'en récompensais aus- 
sitôt en poussant une course sur les bords du canal, 
ou en gaulant des noix au jardin, ou en faisant quel- 
ques culbutes dans la sciure du chantier. C'était la 
nature elle-même qui m'avait enseigné ce moyen de 
reposer le cerveau par la fatigue des muscles. En 
étude, quand le devoir est fini, il faut fermer le cahier 
sans rien dire et commencer une autre besogne du 
même genre, qui ne repose pas du tout. Et nous 
avions des études de trois heures! A douze ans, 
j'étais condamné à demeurer trois heures de suite 
assis sur un banc de bois, mes devoirs faits, mes 



74 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

leçons apprises, sans dire un mot à mes voisins, sans 
même avoir la compagnie d'un dé ces excellents 
livres que mon père laissait à ma discrétion dans sa 
bibliothèque constamment ouverte. Tout volume 
qui n'est pas compris dans le programme de la 
classe est un livre de lecture, c'est-à-dire un livre 
interdit. J'ai vu de malheureux internes dévorer leur 
dictionnaire, faute de mieux, comme les percherons 
privés de paille s'en prennent au bois de leur ];nan- 
geoire. 

L'ancien couvent dont on avait fait le collège était 
un bâtiment énorme, trois fois plus vaste que de 
raison. On aurait pu y loger tous nos professeurs, 
qui, vivant au milieu de nous, avec leurs familles, 
se seraient occupés de notre éducation; mais per- 
sonne n'y avait songé. Nous-mêmes, les enfants, 
nous connaissions à quelques pas de notre grand 
dortoir, glacial en hiver, étouffant en été, incom- 
mode et malsain dans toutes les saisons, cinquante 
cellules proprettes, commodes, faciles à meubler, où 
Ton eût joliment dormi, chacun chez soi, sans se 
gêner les uns les autres! Mais dans l'internat tel qu'il 
était, et tel qu'il est encore presque partout, il fallait 
ronfler en commun. Éveillés au son du tambour sur 
les cinq heures du matin, nous faisions notre toilette 
à tour de rôle devant de petits lavabos qui vei'saient, 
avec leur mince filet d'eau froide, un minimum de 
propreté pour la figure et pour les mains. Mon père 
m'avait enseigné une pratique en grand usage cheï. 
les compagnons de son temps. Il me plaçait debout 
dans un cuveau, devant une planche de bois chargée 
d'une cuvette. Je prenais une éponge dans la main 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 75 

(Imite, un savon de Marseille dans la gauche, j'arro- 
sais et frottais successiveiment mes cheveux courts, 
mon visage, mon cou, mes épaules et le reste jus- 
qu'aux talons, si bien qu'en moins de deux minutes 
j'étais net des pieds à la tète, et il né restait plus qu'à 
me sécher. Cette toilette ne coûtait ni plus de temps, 
ni plus d'eau, ni plus de savon que celle du col- 
lège; malheureusement elle était incompatible avec 
la vie en conimun, et je dus en faire mon deuil, quitte 
à me rattraper chez nous tous les dimanches. 

Ce que je supportai le mieux, contre toutes les 
prévisions de ma mère, ce fut le changement de 
nourriture, La cuisine des collèges n'est jamais 
bonne et ne peut pas l'être, étant donné le prix déri- 
soire de Pinternat, mais elle n'est jamais absolument 
mauvaise. J'avais des goûts simples, j'aimais le 
bœuf bouilli, les choux, les haricots, les légumes 
communs ; je crois d'ailleurs qu'un bon estomac 
est le plus indulgent des critiques. Si donc je souf- 
frais quelquefois à l'heure des repas, c'était ou dans 
mon amour-propre, ou dans certaines fibres du 
cœur que j'avais un peu trop délicates. Je ne com- 
prenais point, par exemple, qu'on nous servit cet 
affreux mélange de vin et d'eau qui porte le doux 
nom d'abondance. Nos maîtres avayent donc bien 
mauvaise opinion de nous? Les apprentis eux- 
mêmes^ à la maison, se versaient librement à boire 
et trempaient leur vin à leur guise. Je m'étonnais 
du rationnement des vivres et de ces parts coupées 
d'avance comme pour limiter l'appétit des uns et 
conseiller le gaspillage aux autres. Je ne m'accou- 
tumais jamais à voir jeter le pain : mon père m'avait 



76 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

appris à le respecter comme une chose sainte. Maïs 
surtout j'enrageais comme un petit forcené quand 
je voyais mes camarades faire les dégoûtés, selon 
l'usage de tous les internats, dénigrer ce qu'on nous 
servait, crier aux œufe couvés, aux haricots mangés 
de vers, déblatérer contre l'empoisonneur, c'est-à- 
dire le cuisinier, et taxer d'avarice un homme aiissi 
honnête et aussi généreux que notre excellent prin- 
cipal. A part ces petites misères, le réfectoire était 
un lieu que je fréquentais volontiers. 

Mais je haïssais franchement, cordialement, fit 
cour de récréation. Elle était laide, elle était nue, 
elle était toujours poudreuse ou fangeuse, selon la 
saison, entourée de murs décrépits, fermée par une 
porte à gros clous et qui sentait la geôle ; elle était 
trop petite pour trente élèves, et, dans l'intérêt 
du bon ordre et de la surveillance, on l'avait sé- 
parée en deux par une sorte de palissade à claire- 
voie. Cependant le terrain ne manquait pas; il y 
en avait à revendre autour de la grande masure. 
Nous apercevions même de loin les grands arbres 
d'un jardin qu'on disait magnifique, mais qui était 
réservé au principal. Je demandai un jour à notre 
jeune maître d'étude pourquoi dans ce jardin les 
internes n'entraient jamais. Il répondit sans hé- 
siter : 

« Mais, mon enfant, parce qu'ils saccageraient 
tout. C'est pour la même raison qu'on n'a pas 
planté d'arbres dans la cour. » 

Cette révélation m'étonna fort : j'étais entré dans 
bien des jardins, et je n'en avais pas saccagé un 
seul; j'avais eu plus d'un arbre à ma merci, et je ne 



Le roman d^un brave homme 11 

npi'étais jamais avisé de les détruire. Il est vrai qu'en 
ces temps-là je n'étais pas un interne, et il parait 
que les internes sont par définition des êtres malfai- 
sants. Dans notre cour étroite, vide et désolée comme 
un préau de prison, nous n'avions pas assez de place 
pour courir à bride abattue ; tous les jeux violents, 
tous les exercices du corps y étaient contraints et 
gênés. Moi qui avais besoin de mouvement pour dé- 
tendre mes muscles et chasser les légions de fourmis 
que l'immobilité de l'étude amassait dans mes jam- 
bes, je tentai vainement d'entraîner mes petits cama- 
rades : ils avaient déjà pris le pli; ils se prome- 
naient deux par deux, trois par trois, plus sérieux 
que des notaires et comme fatigués de la vie. Et 
dire qu'on aurait été si bien dans les rues! qu'on 
. aurait fait de si belles parties de barres à l'ombre 
des tilleuls, sur la place de la Mairie ! Dire qu'en un 
quart d'heure, sans trop courir, je pouvais arriver 
au bol» du Lézard, où la mousse autour des vieux 
chênes est aussi douce qu'un velours I Tout cela 
était bel et bon la semaine dernière ; le principal, 
les professeurs et les maîtres d'étude trouvaient 
naturel qu'un externe jouât des jambes et remplît 
ses poumons de l'air des champs ; mais l'internat 
commande un autre régime. Ma mère avait le droit 
de venir m'embrasser dans un coin du parloir à 
Theure des récréations : pourquoi m'était-il défendu 
de courir l'embrasser chez elle? Cela ne se pouvait 
pas, cela violait le règlement, cela m'aurait dis- 
sipé! 

Le jeudi, après déjeuner, nous faisions une pro- 
menade ou plutôt une marche de trois ou quatre 



?8 LE ROMAN D*UN BRAVÈ HOMMÊ 

heures par les routes. Sur deux rangs, les grands en 
tête et les petits à la queue, sous le regard ennuyé 
d'un maître d'étude, on allait n'importe où, sans 
rien voir, sans rien apprendre, sans s'intéresser à 
rien, et l'on revenait de même. Nous détestions 
cette corvée, dont on ne rapportait qu'une provision 
de fatigue, de poussière et d'ennui. 

Un tel régime eut sur moi des effets imprévus. 
Mes devoirs ne furent plus si bien faits ni mes 
leçons si bien sues ; mes compositions elles-mêmes 
témoignèrent d'une émulation refroidie, je ne fus 
plus premier régulièrement et à coup sûr ; on perdit 
l'habitude de me citer comme un élève exemplaire. 
Ma bonne humeur, mon activité, ma santé exubé- 
rante changèrent de nom ; on les qualifia de léger 
reté incorrigible. Quelques réponses un peu vives 
aux réprimandes de nos gardiens me firent une 
réputation de caractère difficile. On me punit très 
justement, puisque je troublais l'ordre et que je 
m'écartais de la règle ; je connus le supplice abru- 
tissant du pensum, qui gâta pour un temps ma jolie 
écriture ; on me priva de récréation, j'en fus bien 
aise ; il fallut la privation de sortie pour me mater. 

Je ne vivais que le dimanche. Courir à la petite 
maison que les reliques de notre bon temps em- 
plissaient de la cave au grenier, embrasser Cathe- 
rine, sauter au cou de ma pauvre maman, qui se 
faisait belle pour moi, me laisser dorloter jusqu'à 
midi, déjeuner de bon appétit en tête-à-tête avec 
elle, sortir ensuite à deux, courir les rues, visiter 
nos amis, ou, si le temps était très beau, arpenter 
les champs et les bois, goûter sur Iherbe, caas^r 



Lk roman b*iJN BRAVE HOMME 79 

à cœur ouvert, faire de grands projets pour Tavenir : 
voilà les occupations . qui remplissaient cette heu- 
reuse et trop courte journée. Quelquefois nous par- 
tions dès le matin pour Launay, où les pauvres bons 
vieux, en grand deuil comme nous, semblaient re- 
naître à notre vue. Maman La France improvisait 
dés festins inouïs : nous faisions des débauches de 
framboises et des orgies de fromage à la crème. 
Mais je me régalais surtout par les yeux : j'étais 
si content de revoir les petits coins de l'antique 
maison, de saluer amicalement le chien, le chat^ 
la vache et le cochon aussi 1 II fallait que, bon gré 
mal gré, mon grand-père me fit chaque fois les 
honneurs de tout son domaine. Je m'emparais de 
lui, je le traînais au jardin d'à côté, au jardin d'en 
bas, au verger, à la vigne, à la chènevière. Et les 
deux femmes nous suivaient, tandis que ma tante 
Joseph ou une voisine très capable veillait la potée 
sur le feu. Dans ces jours de fête, il y avait toujours 
un moment où malgré soi l'on venait à parler de 
celui qui n'était plus là, et nous mettions en com- 
mun quelques larmes ; mais cela même était bien 
bon. 

Ck)nune il fallait que je fusse rentré à neuf heures 
précises, on dînait tôt, nous nous mettions en route 
à huit heures, les grands-parents nous faisaient un 
bout de conduite après avoir bourré toutes mes 
poches et pendu à mon bras un panier de provi- 
sions. 

Atgez de ce qui se passa dans mon cœur la pre- 
mière fois qu'un de nos maîtres me jeta ces trois 
mots : « Privé de sortie I » 



80 LE HOJdAN D tJN BRAVE HOMME 

Je n6 dis pas que la punition fût injuste où exces- 
sive : je venais de rosser un de mes camarades 
à la sortie du réfectoire. C'était le jeuije Auguste 
Foulard, mauvais élève et médiocre sujet en tout 
genre. Il m'avait appelé Mes semblables^ et ce rappel 
du sobriquet de mon pauvre père, deux mois après 
sa mort, me parut non seulement odieux, mais 
impie. Mon voisin, entendant le mot, me dit vive- 
ment à l'oreille : 

« Appelle-le fis d'usurier ! 

— NonI répondis-je, je ne sais pas quel homme 
est son père, mais il ne m'a rien fait ; c'est au fils 
que j'en ai. > 

Dès que nous fûmes dans la cour, je marchai sur 
Foulard et je lui criai : « A nous deux! » Il se mit 
sur la défensive en appelant au secours ; mais, quand 
on l'arracha de mes mains, j'avais eu le temps de 
lui allonger une demi-douzaine de coups de poing, 
et sa figure était en sang. 

L'honnête homme qui me punit eût .peut-être été 
moins sévère s'il avait connu mes raisons, et dans 
tous les cas M. Dor aurait vu dans la provocation 
une circonstance atténuante. Mais, comme je ne pou- 
vais me défendre qu'en accusant, je préférai subir 
ma peine. Six mois plus tôt, j'aurais tout raconté. 
Mais le collège, en même temps qu'il me donnait 
les défauts qui lui sont propres, commençait à 
m'enseigner les qualités qui ne s'apprennent que |ju 

Les internes de l'Université de France ne reçoi- 
vent aucune éducation de leurs maîtres. Ils ont des 
proviseurs ou des principaux qiiî administrent, des 
censeurs qui surveillent, des professeurs qui en- 



LE ROBIAN d'un BRAVE HOMME 81 

geignent, des maîtres d'étude qui font la police : 
personne n'est chargé de leur dire ce qui est bien 
ou mal, convenable ou choquant, de bonne ou de 
mauvaise compagnie. Mais, vivant en commun, 
dans un frottement perpétuel , ils arrivent à se 
Êiçonner les uns les aulres. Je ne dis pas à se 
polir, car l'interne, vu dans la corn*, a la surface 
assez inculte. Il est sale, il est débraillé, il a mau- 
vais ton, il dit de gros mots, il parle des femmes 
comme s'il n'avait ni mère ni sœurs ; il taquine 
des professeurs qu'il sait capables, et des maîtres- 
d'étude qu'il sait malheureux. Il se venge de sa cap- 
tivité en détruisant le matériel de la prison ; il ma- 
raude au jardin, chipe dans la cuisine ou l'oCûce, en 
vertu de cet axiome scolaire que chiper n'est pas 
voler. En promenade, il joue de mauvais tours aux 
boutiquiers et lance des quolibets aux passants; il 
est plus gamin quelquefois que les enfants des rues. 
Mais, si vous grattez la surface, vous trouvez tout 
un fonds de qualités viriles que le collège déve- 
loppe et qui, sauf accident, ne se perdent jamais. 
C'est le goût du libre examen, c'est un instinct très 
vif de l'égalité, c'est l'amour de la justice, le mépris 
. de la faveur ; c'est l'esprit de corps, le sentiment 
de la solidarité ; c'est surtout une loyauté à toute 
épreuve, une profonde horreur de Thypocrisie et 
de la délation, une répugnance invincible pour tout 
ce qui est faux, vil et bas. Or ces qualités se con- 
servent toute la vie, tandis que les défauts propres 
à l'internat se corrigent presque toujours avant la 
fin des études, et ihMlliblement six mois après. 
Lorsqu'on s'occupera de réformer notre système 



82 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

• 

pédagogique, je crois que Tinternat sera condamné 
pour ses rigueurs inutiles; mais je voudrais qu'on 
en sauvât quelque chose : le repas do midi et la 
récréation en commun. Deux externes qui ont suivi 
les mêmes cours pendant un certain nombre d'an- 
nées ne sont pas, à proprement parler, camarades ; 
ils ne sont que condisciples, ce qui est assez diffé- 
rent. Si Tun vient au collège en casquette et Tautre 
en chapeau, Fun sur de gros souliers crottés et 
l'autre dans le coupé de madame sa mère, on les 
•habituera peut-être à se tutoyer du bout des lèvres, 
mais ce ne sera pas pour longtemps. Il faut qu'ils 
aient mordu au même pain, mangé le même bœuf 
et la même salade, souffert le froid et le chaud dans 
la même cour, pris part aux mêmes jeux et aux 
mêmes exercices, échangé des billes, des idées et 
des coups. Un coup de poing loyalement donné rap- 
proche les enfants plus qu'il ne les sépare. Témoin 
mon camarade Auguste Pôulard : il me sut plus 
de gré de ma discrétion qu'il ne garda rancune de 
ma violence; cet héritier de quatre-vingt mille 
livres de rentes et le pauvre petit boursier que 
j'étais firent une excellente et solide paire d'amis. 

Lorsqu'il sut que son père, homme -influent, con-, 
seiller général et candidat à la députation, parlait 
de moi comme d'un mauvais garnement, indigne 
des bontés de la ville, il s'accusa pour me disculper 
et plaida si chaudement ma cause qu'il réussit à me 
faire inviter pour toutes les vacances au château de 
Larcy. Je fus sensible à ce bon procédé; mais, outre 
que je n'étais pas équipé pour faire figure dans un 
château, il n'y avait pour moi de vraies vacances 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 83 

que chez les vieux parents de Launay. Le soir même 
de la distribution des prix, après avoir porté mes 
livres à la maison et mes couronnes au cimetière, 
je partis avec ma mère et Catherine pour le village 
tant aimé. On nous y attendait pour deux mois; 
nos chambres étaient prêtes, nos occupations réglées 
d'avance. Il était entendu que ma mère réparerait 
le linge et ferait les travaux de couture, que Cathe* 
rine aiderait ma grand'mère à la cuisine, au fournil 
et à la lessive. Quant à moi, j'avais le bon lot : papa 
La France s'était mis en tête de m'enseigner le 
plus noble métier du monde, le sien. Et il y réussit 
à merveille ; car, grâce à ses leçons, je devins et je 
suis encore aujourd'hui paysan jusqu'au bout des 
ongles. 

La rédlusion, la promenade traînante dans la cour 
et l'air confiné du collège, avaient légèrement altéré 
ma santé. On me trouvait grandi, mais moins large 
des épaules et moins coloré du visage. La vie en 
plein champ, le fanage des regains, la vendange, 
le maniement de la bêche et de la pioche, la récolte 
des pommes de ten*e, la façon des fagots et des 
bourrées eurent bientôt renouvelé mon sang ap- 
pauvri. Ajoutez à ces exercices les grandes marches 
sous bois avec les bûcherons et les charbonniers, 
les longues stations dans les prés, au milieu du 
troupeau, avec le berger du village, et les brillantes 
parties de quilles, sur Ja place, en compagnie de 
mes cousins et de vingt autres polissons, mes amis : 
vous comprendrez comment deux mois de séjour à 
Launay étaient pour moi le plus puissant des toni- 
ques et le plus délicieux des remèdes. Mon uni- 



84 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

forme à boutons dorés était resté dans le camphre ; 
en revanche, j'usais tant de blouses que ma^ mère 
n'avait pas le temps de les raccommoder. 

Dans cette vie active, mais réglée, nous faisions 
une part raisonnable au travail. Mon maître m'avait 
donné des devoirs à écrire, des leçons à apprendre; 
j'y consacrai les jours de pluie, les heures de fatigue 
physique; je logeai dansjna tète au moins qua- 
rante fables de La Fontaine, à temps perdu. 

Et le premier lundi d'octobre, quand l'heure de 
la rentrée sonna pour moi et pour tant d'autres mal- 
heureux, mon ancien professeur ne me félicita pas 
seulement de ma belle santé, mais de mon ortho- 
graphe, de ma mémoire et de ma latinité. Il dit 
devant moi au principal : 

€ C'est singulier; voici un enfant qui a» fait plus 
de progrès en deux mois de vacances qu'en trois 
mois de collège. 

— C'est peut-être, ajoutai-je timidement, que je 
ne suis pas un oiseau de volière. » 

M. Dor me tira l'oreille en souriant et dit : 

« Mauvaise tête ! Tu la regretteras plus tard, cette 
pauvre vieille prison I » 

En attendant, je la supportai de mon mieux. Je. 
retrouvai avec plaisir mes anciens camarades, et je 
fis connaissance avec les nojiveaux. Un nouvel 
externe plus jeune et beaucoup plus petit que moi 
vint se jeter à mon cou en sortant de classe : c'était 
Jean Bonafigue, le gamin provençal que mon père 
avait sauvé avec son bon petit singe de sœur. . 

Je le revis souvent au collège et quelquefois chez 
ma mère ou chez ses parents. M. et Mme Bonafigue 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMBIE 85 

étaient passablement logés dans un des bâtiments 
neufis de la fabrique : ils avaient de bons meubles, 
payés par la Compagnie d'assurances, et ils ne sem- 
blaient pas malheureux. Ils me firent toujours grand 
accueil, et je me serais mis plus vite à les aimer 
s'ils avaient été moins bruyants, moins démons- 
tratifs et moins différents de tous ceux que je con- 
naissais. Et puis, ce scélérat d'accent me donnait 
sur les nerfs, comme la cuisine épicée de Mme Bona- 
figue bouleversait mon estomac tourangeau. Leur 
fille Bai*be avait deux ou trois dents de plus qu'à 
notre première rencontre, mais elle portait encore 
les cheveux en broussaille et elle n'embellissait pas; 
du reste, elle était la première à rire de sa laideur, 
qu'elle outrait par cent grimaces comiques. On ne 
s'ennuyait pas avec elle, et nous faisions de bonnes 
parties. Je promenais souvent les jeunes Bonafigue 
dans les chemins et les sentiers de Launay ; ils me 
faisaient plus souvent les honneurs de la fabnque, 
que je connus bientôt dans ses moindres détails. 
Mais lorsque par hasard, au milieu de nos jeux, 
nous voyions apparaître le grand corps anguleux de 
M. Simonnot avec son nez en bec de corbin et ses 
favoris rouges, nous nous serions fourrés dans des 
trous de souris. Mes petits amis tremblaient comme 
moi devant le très disgracieux seigneur de la faïence, 
quoique leur père en dit le plus grand bien et que 
personne n'eût le droit d'en dire aucun mal. 



VI 



LE NOUVEAU PRINCIPAL 



Au printemps de 1844, il y avait quatre ans que 
mon père était mort et que j'étais interne au col- 
lège. On s'accordait à me trouver très grand et très 
robuste pour un garçon de seize ans moins deux 
mois ; mes professeurs me tenaient en estime, mes 
camarades m'aimaient bien, et personne ne me dis- 
putait plus le premier rang dans la classe. Ma mère, 
toujours en deuil, n'était redevenue ni très gaie ni 
très forte, mais elle semblait assez bien portante, et, 
grâce aux bons amis qui avaient arrangé nos affaires, 
elle ne manquait de rien. Basset avait soldé la mai- 
son, presque toutes les créances étaient rentrées, 
trente ou trente-cinq mille francs placés sur l'Ëtat 
nous faisaient un revenu net de seize cents francs. 
Tout était donc pour le mieux dans notre petit coin 
du monde, lorsqu'à la fm du premier semestre un 
événement imprévu agita le collège et la ville en- 
tière : notre vieux principal, M. Dor, demanda s^ 
retraite et l'obtint. 



lî: roman d'un brave homme 87 

Soixante ans d'âge, quarante années de service et 
beaucoup de rhumatismes accumulés à l'ombre de 
notre commune prison lui commandaient le repos. 
Il avait aniassé de quoi vivre assez largement dans 
son pays natal, un coin du Finistère où le beurre 
coûtait huit sous la livre* et le cent d'huîtres quatre 
sous. Mme Dor, Bretonne comme lui, avait un petit 
domaine là-bas et des parentés honorables ; elle 
comptait y marier à quelques hobereaux ses deux 
filles un peu attardées, mais instruites, agréables 
encore et nullement rhumatisantes. 

. Ce départ n'émut pas seulement la colonie de 
fonctionnaires dont M. Dor était le doyen ; elle in- 
quiéta les familles bourgeoises, qui toutes avaient 
eu, ou devaient avoir affaire à l'excellent principal. 
Parmi les élèves eux-mêmes, c'est à peine si deux 
ou trois indisciplinés, comme Auguste Foulard, affec- 
tèrent la joie et parlèrent de délivrance. Les profes- 
seurs, les maîtres d'étude, la plupart de mes cama- 
rades et moi, nous déplorions la perte de l'homme 
juste , intelligent et bon qui avait gagné tous nos 
cœurs par ses qualités personnelles. 

La vue du successeur qu'il installa lui-même avec 
sa bonne grâce accoutumée nous étonna sans nous 
consoler. Autant M. Dor était net, correct et digne 
avec ses petits favoris blancs, son faux col droit et 
sa redingote ajustée,, autant M. Lutzelmann nous 
parut inculte et farouche. Cheveux longs, barbe 
touffue, paletot-sac et chapeau de feutre mou, le 
tout fort propre, mais d'une simplicité outrée, lui 
donnaient un faux air de paysan du Danube. Il était 
de Colmar, marié à une grande Strasbourgeoise 



88 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

blonde" et maigre, et père de quatre enfants, dont 
une fille dans Tâge ingrat. L'accoutrement de toute 
la famille était ridicule et son accent barbare. On 
racontait à demi-voix que notre nouveau principal 
était une créature de M. Victor Cousin. Ce philoso- 
phe l'avait trouvé mourant de faim dans une école 
industrielle, il l'avait employé à traduire des auteurs 
allemands et lui avait donné pour salaire une mis- 
sion de trois années en Angleterre, en Prusse, en 
Autriche et en Suisse. Pendant trois ans, ce voya- 
geur gorgé d'or à raison de 250 francs par mois avait 
assommé les bureaux de ses mémoires indigestes, 
paradoxaux et quelque peu révolutionnaires, que les 
commis de M. Villemain ne lisaient plus. Le jour où 
cet Olibrius alsacien, sa tâche terminée, retomba 
sur les bras d'un ministre qui ne l'avait pas choisi, 
on s'aperçut qu'il était assez pauvre humaniste, à 
peine bachelier, et qu'il avait pourtant aussi bon ap- 
pétit qu'un docteur en théologie. Dans l'heureux 
monde des fonctionnaires, les esprits originaux sont 
les plus difficiles à placer. M. Lutzelmann avait 
donc, malgré ses services, quelque droit à mourir 
de faim, si son ancien patron ne fût venu à la res- 
cousse. Victor Cousin se montra d'autant plus géné- 
reux qu'il pouvait l'être sans bourse délier : il fit 
donner à son ancien collaborateur un collège obscur, 
en assez mauvais point et médiocrement noté par 
les inspecteurs généraux. Voilà du moins la légende 
qui courait dans les rues; certains bavards, bien ou 
mal informés, ajoutaient que l'homme au paletot-sac 
avait carte blanche pour les réformes et les expé- 
riences, et que , si le conseil municipal le laissait 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMM£ 89 

faire, nous verrions prochainement du nouveau. 

C'est sous l'impression de ces idées que les mai- 
tres et les élèves prirent congé de M. Dor. La cour 
des messageries était pleine ; petits et grands vou- 
laient serrer les mains de l'honnête homme qui s'en 
allait. M. Lutzelmann et ses trois fils assistèrent 
bravement à cette explosion de regrets, qui ne leur 
promettait rien de bon. Lorsque la diligence eut 
disparu au coin de la grand'rue et du boulevard 
circulaire, le maire et le nouveau principal se diri- « 
gèrent ensemble vers le collège; M. Morand n'en 
sortit pas avant la nuit. 

Le l^idemain, vers neuf heures du soir, les pe- 
tites vacances étant finies, je repris mélancolique- 
ment le chemin de ma prison. Ce n'était jamais sans 
douleur que je levais le lourd marteau de la porte. 
Je fus donc agréablement surpris en voyant que 
le marteau, la porte et le portier lui-même avaient 
disparu. Trois de mes camarades se tenaient sur le 
seuil, les bras ballants , les yeux écarquillés, tout 
ahuris de l'aventure. Un quatrième survint, chargé 
de fruits confits et de beurre salé; il nous apprit que 
M. Lutzelmann avait donné la porte à repeindre et 
offert un mois de congé à ce cerbère de Lombard. 
Ce n'est pas tout : en gagnant le vestibule de la 
maison, je m'aperçus qu'on avait ôté la barrière 
entre les grands et les petits. Les deux cours n'en 
faisaient plus qu'une, et dix fois, vingt fois plus 
grande, car on pouvait circuler librement entre le 
mur d'enceinte et le couvent sécularisé. Le jardin 
même, cet impénétrable jardin de principal, avait sa 
grille ouverte à deux battants. 



90 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

« Entrons-y, dit un grand. 

— Non, répondis-je, ce serait lâche, puisqu'il est 
ouvert. » 

Et tous furent d'avis qu'une escapade, héroïque 
avant Pâques, serait absolument indigne aujour- 
d'hui. Et nous prîmes le chemin du dortoir, où une 
nouvelle surprise nous attendait. 

Notre jeune maître d'étude, celui qui écrivait 
des vers et qui s'est fait plus tard un certain noni 
dans la littérature, attendait que nous fussions au 
complet. Il nous réunit tous autour de lui, et après 
nous avoir montré que la place de son lit, au bout 
de la grande salle, était vide, il nous dit : 

« Le nouveau principal, sachant que j'ai ^besoin 
de travailler le soir, a bien voulu me donner une 
chambre. Mais cette faveur m'est accordée à titre 
provisoire et sous réserve de votre bon plaisir. 
Il dépend de vous que je perde ou que je garde la 
libre disposition de mon temps : je vous supplie 
donc de prouver par votre conduite que l'on peut 
abolir sans inconvénient la surveillance du dor- 
toir. » 

Tous les élèves lui répondirent à la fois ; il n'y 
eut qu'un cri pour affirmer que nous étions d'hon- 
nêtes garçons et que nous ferions désormais notre 
police nous-mêmes. 

« Si vous tenez parole, reprit-il, ce n'est pas à 
moi seul que vous rendrez service, et j'ai tout lieu 
de croire que vous serez récompensés. » 

Personne ne saisit alors le sens caché de cette 
promesse ; mais un esprit de discipline volontaire 
soufflait dans la maison : c'est à peine si deux ou 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 91 

trois gamins abusèrent un peu de leur liberté; ils 
furent rappelés à l'ordre, et vivement. 

Le lendemain matin, les plus grands internes, 
deux élèves de seconde, trouvèrent sur leurs pupi- 
tres une invitation à déjeuner le jour même avec 
M. et Mme Lutzelmann. Ils revinrent à l'heure de 
la classe, enchantés du principal et de sa famille, et 
tout émerveillés du jardin, où l'homme au paletot- 
sac les avait promenés en fumant sa pipe de porce- 
laine. Deux autres grands furent priés à dîner, et 
l'internat tout entier y passa en moins d'une semaine. 
Si bien que le sixième jour nous avions tous fait 
connaissance avec le principal, sa famille et son in- 
térieur. Et quand Mme et Mlle Lutzelmann vinrent 
se promener dans notre cour, en pleine récréation, 
chacun de nous les aborda avec autant de politesse 
que si la scène s'était passée dans un salon. Elles 
nous conduisirent elles-mêmes au fond de leur jar- . * 
din, où nul élève ne s'était encore aventuré sans • 
invitation. Le principal nous attendait ; il loua la 
discrétion dont nous avions fait preuve et nous pria 
d'être moins réservés à l'avenir. 

Ce paradis terrestre ouvert à tout venant était un 
rare et curieux spécimen de la vieille horticulture 
française. On y voyait des pièces d'eau dormante, 
encadrées dans la pierre de taille, des charmilles 
épaisses, des faunes moussus grimaçant dans leurs 
gaines, des ifs taillés en pyramides, un grand cèdre 
du Liban et quelques-uns de ces arbres qu'on ne 
cultive plus, comme le pommier cerise, dont les 
petits fruits rubiconds pendent au bout d'une longue 
queue. De beaux vieux espaliers couvraient les murs 



92 LE HOMAN D^UN BRAVE HOMBfË 

d'un potager tiré au cordeau, où les plates-bandes 
de fleurs encadraient les carrés de légumes. Tout 
cela semblait un peu négligé depuis que le farouche 
Lombard, concierge et aide-jardinier, était en villé- 
giature. Les fils du principal prirent la bêche et le 
râteau ; leur exemple nous gagna tous, et ce travail 
nous amusa autrement que la toupie et les billes. 
Bientôt les professeurs, les maîtres d'étude, les 
externes, les parents de quelques élèves eurent plai- 
sir à nous regarder faire, ou même à faire comme 
nous. Le principal et sa famille, bonnes gens sans 
prétentions, accueillaient si cordialement tout le 
monde que ce coin réservé, peu connu, fit concur- 
rence au jardin public. Ma mère y venait quelque- 
fois; Mme Bonafigue y amenait la petite; les jeunes 
personnes les mieux élevées, Mlle Simonnot, la sœur 
de mon ami Foulard, les trois filles de M. Fondrin 
y apportaient leur tapisserie ou leur crochet, et cette 
invasion de la bonne compagnie modifia en peu dô 
jours le ton et la tenue du peuple écolier. 

M. Lutzelmann profita de la vogue .pour organise^ 
au collège un enseignement auquel personne n'avait 
jamais songé. Il alla voir M. André, le meilleur jar^ 
dinier de la ville, homme de mœurs patriarcales e^ 
d'esprit bienveillant, comme tous ceux de son métier* 

ce J'ai besoin, lui dit-il, d'un professeur d'horticul' 
ture qui soit en même temps très capable et trè^ 
désintéressé, car le budget du collège ne me perma* 
pas- de lui donner un centime pour prix de S0^ 
leçons. La voix publique me conseille de vous oflrW 
l'emploi ; l'acceptez- vous ? 

— Très volontiers, répondit le bonhomme; j'^^ 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 93 

peu d'ouvrage, et je ne vends pas grand'chose ; c'est 
le temps qui me manque le moins. » 

Ce cours gratuit a changé la face du pays et com- 
mencé la fortune du père André. Les héritiers du 
digne professeur possèdent aujourd'hui une des pé- 
pinières les plus florissantes du monde entier, et l'ar- 
rondissement est peuplé d'amateurs des deux sexes^ 
qui greffent eux-mêmes leurs rosiers, taillent leurs 
arbres à fruit, bouturent leurs camélias et hybri- 
dent leurs bégonias sans demander conseil à per- 
sonne. 

Le travail du jardin supprima par enchantement 
les habitudes de pillage et de gaspillage que l'inter- 
nat avait propagées parmi nous. On dirait que la 
terre inspire à ceux qui la cultivent un esprit de 
conservation effrénée. Plutôt que de cueillir une 
fraise en cachette, nous en aurions ajouté cent, si 
nous l'avions pu ! Il s'agissait d'en faire un grand 
panier pour la table du principal, et cet événement 
attendu avec impatience n'arriva que dans la pre- 
mière semaine de juin. Mme Lutzelmann reçut notre 
ambassade avec un bon gros rire de maman. 

« Vous êtes très gentils, nous dit-elle, mais nous 
ne pourrions jamais tout manger à nous seuls. Ily 
en a assez pour tout le collège, et vous feriez mieux 
de nous inviter demain au réfectoire. Les fraises ont 
meilleur goût quand Ja nuit a passé dessus ; nous 
donnerons le sucre et nous apporterons notre plat. » 

Ce fut une affaire d'État. L'idée de recevoir chez 
nous, à notre table, le principal, sa femme et ses 
enfants, avait mis les cerveaux à l'envers. Nous 
éprouvions les inquiétudes et les angoisses d'un 



94 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

maître de maison à ses débuts. La toile cirée, les as- 
siettes à cinq sous de la fabrique Simonnot, les cou- 
verts de cuivre plaqué, les couteaux ébréchés nous, 
faisaient honte ; on emprunta du linge et de l'argen- 
terie en ville, on se cotisa pour avoir un vol-au-vent 
du bon faiseur, l'aubergiste de la Couronne; la com- 
][)laisance des externes fat mise en réquisition, car 
nul de nous n'avait encore osé franchir la porte ab- 
sente : une barrière morale nous arrêtait. 

Un quart d'heure avant le repas, petits et grands 
montèrent au dortoir pour laver leurs mains et lisser 
leurs cheveux, ce qui ne s'était jamais vu. Les maî- 
tres d'étude, eux aussi, firent un petit bout de toi- 
lette, et, quand la famille Lutzelmann entra au coup 
de cloche, on s'aperçut que le paletot-sac légendaire 
était remplacé par une redingote de drap bleu. 

Le cuisinier n'avait pas pris sur lui de grossir le 
menu réglementaire ; mais il avait soigné le potage 
et les deux plats, et, grâce à l'œil du maître, nous j 
étions mieux nourris sans qu'il en coûtât davantage. ^ 
Les Lutzelmann firent honneur à ilotre vol-au-vent, 
et les internes dévorèrent l'énorme gâteau d'aman- 
des pilées auquel la mère et la fille avaient donné 
leurs soins. Il y eut des fraises pour tout le monde, 
et le principal les arrosa d'un joli vin framboise qui 
ne faisait pas regretter ïabondance. Lorsqu'il nous 
vit en belle humeur, il appuya ses deux poiiïgs sur 
la table et nous dit : 

« Mes enfants, on est très bien chez vous ; j'y re- 
viendrai. 

— Nous y reviendrons tous, dit la famille, en chœur. 

— Et vous serez toujours les bienvenus ! répondit 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 95 

le doyen des élèves, un grand garçon de dix- 
sept ans. » 

Le principal attendait probablement cette réponse, 
car irpartit de là pour nous conter qu'en Angleterre, 
en Suisse et dans d'autres pays également civilisés, il 
avait vu les internsB s'asseoir deux fois par jour à la 
table de leurs maîtres, avec les femmes et les filles 
de la maison ; que ce genre de vie avait mille avan- 
tages sans aucun inconvénient sérieux, et que d'ail- 
leurs c'était le seul moyen de faire marcher de front 
rinstruction et l'éducation, ces deux moitiés de la 
pédagogie. Il prononçait pétacocJiie, mais nous ne 
nous moquions plus de son accent. 

A dater de ce jour, il n'y eut qu'une table dans la 
maison, et la famille de M. Lutzelmann devint la 
nôtre. La nourriture fut excellente sans rien perdre 
de sa simplicité ; chacun se servit à sa guise ; 
l'odieuse abondance disparut ; personne ne gâcha 
plus ni le pain ni la viande. Mais le nouveau régime 
eut surtout le mérite de centupler la somme de nos 
connaissances, de nous suggérer mille idées et de 
nous former un jugement droit. La grande affaire 
du principal était de nous faire causer. Sans prémé- 
ditation apparente, il variait soigneusement le sujet 
dé nos entretiens et savait, en dépliant sa serviette, 
quelle question il allait mettre sur le tapis. Un jour 
nous déjeunions d'histoire et nous dînions de mo- 
rale, le lendemain il nous servait un plat d'économie 
politique et un hors-d'œuvre de grammaire, régal 
cher à tous les Français. Il voulait que petits et 
grands fussent à la conversation , et il avait le secret 
d'y intéresser tout le monde. 



96 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

Avant ces leçons familières, je n'avais pas sondé 
le vide de l'enseignement classique. Je m'étais bien 
demandé quelquefois ^comment un cancre du col- 
lège devenait avocat ou médecin distingué, tandis 
que certains lauréats passaient au rang de simples 
imbéciles. C'est la conversation de M. Lutzelmann 
qui m'expliqua cette contradiction apparente en me 
prouvant que le collège, au moins tel qu'il était de 
mon temps, n'enseignait absolument rien des choses 
de la vie. A la table du principal^ un bambin de dix 
ans, fort studieux et premier dans sa classe, était 
incapable de dire si le blé se fait avec la farine, ou 
la farine avec le blé. Un grand gaillard de mon âge 
croyait que les cultivateurs fument leur champ à 
l'automne en brûlant les mauvaises herbes ; il con- 
fondait la fumure et l'écobuage. Le fils d'un juge au 
tribunal s'escrimait vainement à définir les fonctions 
d'un notaire, d'un avoué, d'un avocat et d'un huis- 
sier. Aucun de nous ne connaissait la Charte do 
royaume, et mon ami Auguste Foulard, dont le père 
venait d'être élu député, n'avait qu'une très vague 
idée du cens électoral. Tous ces jeunes scholars par- 
laient de leurs pays et de leur temps comme des 
Hurons fraîchement débarqués ; mais l'étranger leur 
était également inconnu, et sur l'antiquité elle- 
même ils n'avaient que des notions vagues ou des 
idées fausses. 

Mon pauvre Lutzelmann ne possédait pas d'autres 
langues que le français et l'allemand; il n'était pas 
fort en latin, et Philaminte ne l'eût certes pas em- 
brassé pour le peu de grec qu'il savait. Je crois bien 
que décidément il n'était pas bachelier, mais fl en 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 97 

aurait remontré sur mille et une affaires à toute la 
Faculté des lettres, n s'expliquait sur l'antiquité, 
comme sur les temps modernes, en homme qui a 
beaucoup étudié et pensé davantage; ses jugements 
avaient le goût et l'épaisseur d'un consommé très 
réduit, très riche et très nourri. Il esquissait, en 
peu de mots , souvent bizarres et parfois excessifs, 
la physionomie d'un pays , d'une nation , d'une 
personne ancienne ou moderne. L'originalité de son 
esprit allait volontiers jusqu'au paradoxe; mais, loin 
d'imposer ses idées, il provoquait la contradiction. 
Un de mes camarades, qui avait toujours remporté 
leprix de mémoire, crut bien faire en lui répétant à 
peu près mot pour mot une diatribe enragée qu'il 
avait faite devant nous contre la politique de Cicéron . 

€ Silence, perroquet! répondit le digne homme, 
ce n'est pas mon opinion que je te demande, c'est 
la tienne. > 

Il nous tutoyait tous, grands et petits, comme 
ses propres enfants. Mme Lutzelmann nous tutoyait 
aussi, et leur fille, la grande Gredel, nous traitait 
également en camarades; à quatorze ans, elle était 
presque aussi garçon que nous; et, quoiqu'elle soit 
grand'mère depuis longtemps, les souvenirs de cette 
honnête etfiranche cordialité sont si puissants que je 
ne me suis pas encore accoutumé à la regarder 
comme une femme. 

Plusieurs notables de la ville, et entre autres 
M. Morand, lé maire, avaient pris M. Lutzelmann 
en amitié. Cet homme étrange, tout hérissé d'idées 
nouvelles, inquiéta d'abord et ne tarda point à sé- 
duire ceux qui l'approchaient. On trouva qu'il avait 

7 



98 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

du bon, on se le dit ; ce fut bientôt à gui viendrait 
lui demander ou lui apporter des idées. U reçut 
plusieurs fois les autorités à sa table, à la nôtre; le 
sous-préfet passait souvent une heure au milieu de 
notre travail au jardin ou de nos jeux dans la cour. 
La commission municipale qui prenait soin de nos 
affaires eUt avec le principal deux ou trois confé- 
rences dont on vit bientôt les effets. Un matin, mon 
ancien â:mi Basset prit possession d'un coin de la 
cour. Il y fit creuser de grands trous et il y planta de 
belles pièces de charpente, un mât vertical, un mât 
horizontal, un portique, des barres parallèles, et le 
reste. M. Mathey, capitaine des pompiers, vint donner 
un coup d'œil à ce gymnase et le trouva bien. Vers 
le même temps, un lieutenant en retraite, M. Le- 
quien, prit toutes sortes de mesures, avec Michaud, 
le tambour de ville, et finit par faire sceller une 
large plaque de fonte dans le mur du potager. Enfin 
les plâtriers et les peintres en bâtiment s'emparè- 
rent des vieilles cellules inhabitées; on fit des rac- 
cords aux plafonds et l'on blanchit les murs à la 
chaux. Et dans une même semaine le principal 
inaugura un tir à la mode suisse, un gymnase et 
un dortoir modèle où chaque interne était libre et 
maître chez lui. 

En nous montrant nos chambres, toutes petites, 
mais propres, claires et aérées, M. Lutzelmann 
nous dit que nous avions le droit d'en compléter 
l'ameublement au gré de nos familles et à leurs 
frais. Il ajouta que les serviteurs du collège n'étaient 
pas assez nombreux pour supporter le surcroît de 
besogne qui résultait de cette installation, mais 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 99 

qu'on nous savait justes et raisonnables et que nous 
ne refuserions certes pas de faire nos lits, de monter 
notre eau, de cirer nos souliers, de brosser nos 
habits, d'entretenir la propreté sur nous et autour 
de^nous ; d'ailleurs, les fils du principal nous donne- 
raient l'exemple. 

Ce programme fut accepté d'enthousiasme. Nous 
étions si contents que l'héritier cTu richissime Pou- 
lard s'écria : 

€ Moi, monsieur, je consentirais à ramoner ma 
cheminée, si j'en avais une! » 

Le bon Alsacien reprit : 

« Pour meubler un peu mieux ces cellules, vous 
• aurez à visiter vos familles et à courir les magasins. 
Faites-le quand il vous plaira : un collège n'est pas 
une prison. J'ai le regret de vous apprendre que 
Lombard, notre ancien portier, a ouvert une au- 
berge dans son village : il ne sera pas remplacé. 
La porte quHl gardait ne sera pas replacée, et vous 
prendrez vos récréations soit dedans, soit dehors, à 
votre choix. Seulement, je vous avertis que, si un 
seul élève oubliait Theure de la classe ou de l'étude, 
il remettrait le règlement en question et compro- 
mettrait la liberté de tous ses camarades. » 

Cette annonce, le croirait-on? nous laissa pres- 
que indifférents. Depuis que nos familles, nos cor- 
respondants^ nos amis et nos simples relations fré- 
quentaient le jardin et la cour du collège; depuis 
que la porte cochère était enlevée de ses gonds, 
depuis que le principal et les siens mangeaient à 
notre table; depuis surtout que des occupations 
actives et variées remplissaient tous les intervalles 



100 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

de nos études, le dedans nous intéressait peut-être 
plus que le dehors. Après avoir longtemps jalousé la 
liberté des externes, nous leur faisions envie à notre 
tour, et ils sollicitaient la permission de s'enfermer 
avec nous. 

On la leur accorda sans peine, et les inscriptions 
au cours gratuit de gymnastique dépassèrent le 
chiffre de cent. M.'Mathey dirigea les premières le- 
çons et surveilla les suivantes; il avait choisi pour 
prévôts deux jeunes pompiers alertes et intelligents. 
Les carabines de précision qu'on avait fait venir de 
Bâle furent maniées assez adroitement par une qua- 
rantaine de tireurs inexpérimentés. Comment des 
gamins de collège qui n'avaient pas touché une 
arme de leur vie firent-ils l'admiration du vieux 
Michaud et du lieutenant Lequien? Tout simplement 
parce que M. Lutzelmann, daos ses voyages, avait 
acquis une méthode. Au lieu de planter son élève à 
cent mètres du but, dans des conditions où le tireur 
ne fait mouche que par un coup de fortune, il le pla- 
çait d'abord à quelques pas de la cible, et, après lui 
avoir bien assuré les jambes et les bras, il lui faisait 
rectifier son tir, jusqu'à ce qu'il sût presque inlfcdlli- 
blement mettre au droit. Celui qui vise bien à dix 
pas ne tirera pas plus mal à vingt pas, à trente, à 
soixante; et pour les plus longues distances il n'aura 
plus que la hausse à régler. Cet exercice nous rendit 
non seulement adroits, mais sages ;• les accidents 
d'armes à feu n'arrivent guère qu'à ceux qui n'en 
connaissent pas le maniement et le danger. 

Le lieutenant, encouragé par nos premiers succès 
et comme électrisé par notre bon vouloir, rêvait de 



LE ROMAN d'un BHAV£ HOMME 101 

nous donner rinstructioa militaire jusqu'à Técoie de 
peloton exclusivement. Par malheur, les fusils de 
munition lui manquaient, et, quand même un arsenal 
très complaisant en eût prêté une cinquantaine, 
comment les ajuster à la taille de conscrits dont les 
plus jeunes avaient neuf ans et les plus vieux seize 
ou dix-sept? La question fut donc ajournée, mais 
l'activité des élèves et des maîtres ne chôma pas 
pour si peu. Chaque jour nous offrait une nouvelle 
occupation et un nouveau sujet d'étude. On prit un 
essaim sur un orme; ce fut le principe d'un rucher. 
Quelques graines de vers à soie, apportées par un 
externe et nourries par les laitues et les mûriers du 
jardin, commencèrent une petite magnanerie. Les 
animaux nous envahirent ; grâce aux dona spontanés 
qui arrivaient de partout, on fit une basse-cour où 
les oies, les canards, les poules, les dindons, les 
pigeons de volière, les paons et les pintades se dis- 
putaient à coups de bec les miettes de nos repas. 
Quelques familles de lapins, une chèvre, deux bre- 
bis, un cochon furent admis au droit de cité. Il nous 
manquait encore des vaches et des chevaux pour 
compléter la ménagerie; mais les oiseaux, les souris 
blanches, les couleuvres, les lézards, les cyprins 
dorés, les tritons, les grenouilles vertes s'ébattaient 
dans leurs cages ou leurs bocaux, l'aquarium n'étant 
pas inventé. 

Le principal, sa femme et ses enfants connais- 
saient autrement que de réputation tous ces nou- 
veaux pensionnaires. Ils en parlaient fort bien, quel- 
quefois même savamment. M, Lutzelmann ne crai- 
gnait pas d'aller chercher un lapin ou un poulet 



102 LE ROMAN D*UN BRAVE HOMME 

pour le disséquer devant nous, et c'était une leçon 
d'anatomie. Il avait un vieux microscope, pas très 
puissant, mais assez bon ; il nous y faisait voir des 
tissus animaux ou végétaux, des cristallisations, cer- 
tains liquides animés par la vie turbulente des in- 
fusoires. Lorsqu'un de nous le remerciait à la fin de 
ses excellentes leçons, il répondait d'un ton bourru : 

<K Je ne sais pas grand'chose. Il faudrait un profes- 
seur d'histoire naturelle, nous ne l'avons pas, je le 
remplace comme je peux, mais ne prenez pas ça 
pour de la science, non, non! » 
^ S'il eût été moins maladroit de -ses mains, il au- 
rait suppléé avec joie le professeur de dessin qui 
nous manquait aussi ; mais il était brouillé avec les 
crayons et les plumes, et les élèves de huitième 
écrivaient mieux que lui. Il déplorait hautement 
cette infirmité et jurait que tous ses enfants sau- 
raient dessiner et écrire. A ses yeux, ces deux arts 
n'en faisaient qu'un chez tout homme complet, car 
le dessin est l'écriture des objets, comme l'écriture 
est le dessin des idées. Gredel et les trois garçons, 
pour lui plaire, étaient devenus calligraphes, mais 
leur éducation artistique laissait beaucoup à désîfer. 
Et pas un peintre, pas un sculpteur, pas même un 
architecte, sauf deux maîtres maçons, dans la petite 
ville! 

A toute fin pourtant, M. Lutzelmann découvrit 
dans le haut quartier, à quelques portes de la mai- 
son où ma mère s'était cloîtrée, un vieux dessinateur 
de fabrique retiré des affaires à soixante-douze ans 
avec mille écus de rente. Ses voisins le considéraient 
comme un ancien commerçant, soit qu'il se fût 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 103 

donné pour tel, soit que les bonnes gens de là-haut 
ne fissent aucune différence entre celui qui dessine 
les papiers peints, celui qui les fabrique et celui 
qui les vend. M . Doussot les avait dessinés long- 
temps avec quelque succès pour plusieurs maisons 
de Paris. Son intérieur très modeste annonçait un 
homme de goût et un amateur distingué. Il vivait 
avec une petite nièce, son héritière, au milieu de 
vitraux anciens, de gravures précieuses, de faïences 
italiennes et de ces beaux meubles de la renaissance 
française, que les bourgeois de 1844 reléguaient 
sottement au grenier. Pour occuper son temps, il 
gravait de petites eaux-fortes que personne ne s'avi- 
sait d'acheter ni même de voir. Ce modeste vieil- 
lard tomba de très haut lorsque le principal, après 
avoir feuilleté ses cartons, le sollicita d'ouvrir un 
petit atelier au collège. Il allégua son âge, son 
incompétence, la très sommaire instruction qu'il 
avait reçue à l'école Saint-Pierre de Lyon, c Je n'ai 
jamais appris, disait-il, que Tomement et la fleur. — 
C'est beaucoup plus que rien, répondit M. Lutzel- 
mann. Je n'ai jamais rêvé que mes bambins dessi- 
neraient comme Ingres, peindraient comme Dela- 
croix ou composeraient comme Horace Vernet. 
Enseignez-leur seulement à se servir de leurs yeux 
et de leurs doigts; qu'ils sachent voir les objets tels 
qu'ils sont et exprimer le relief sur une surface 
plane : vous aui^z fait œuvre utile, et nous ne som- 
mes au monde que pour ça. » ^ 

La place ne se rendit pas à la première somma- 
tion; il y fallut plus d'un assaut; mais cette tète 
carrée de Lutzelmann avait un argument qui triom- 



404 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

phait de toutes les résistances : « Vous ne pouvez pas 
refuser, puisque c'est un service gratuit 1 » Le petit 
père Doussot apprit donc le chemin du collège. 

On ne viole pas impunément les saintes lois de la 
routine, et jamais une vérité neuve n'a fait son che- 
min sans accident. Les premières réformes du prin- 
cipal avaient été presque unanimement applaudies; 
toutes les femmes se prononcèrent pour Tinternat 
ouvert, aimable et gai. Le jardinage, la gymnastique, 
le tir ne soulevèrent aucune objection, le nouveau 
cours de dessin fut goûté, on se réjouit de savoir que 
chaque pensionnaire avait sa chambre; et sauf quel- 
ques esprits rétrogrades, ennemis déclarés de tout 
progrès, la ville entière rendit justice aux efforts de 
M. Lutzelmann. Mais ceux-làmêmes qui approuvaient 
tous les détails de l'œuvre n'étaient pas sans préven- 
tions contre l'ensemble : les uns disaient qu'on 
allait un peu loin, les autres qu'on allait un peu vite; 
ils craignaient que le nombre ou la diversité des 
exercices ne dissipât nos jeunes esprits. Vers la fin 
de l'année scolaire, ce mouvement de réaction devint 
si vif et si pressant que le maire s'en émut. Après 
avoir secondé toutes les entreprises du principal, il 
ne put refuser de le faire comparaître devant une 
assemblée de pères de famille présidée par le dé- 
puté, M. Foulard. Les mœurs de notre pays sont 
douces et cordiales; un déjeuner chez M. Morand 
adoucit la rigueur de cette mise en jugement. Les 
observations et les critiques se développèrent posé- 
ment, avec une bonhomie qui n'excluait pas la fer- 
meté, et M. Foulard résuma les débats en disant : c Si 
la ville paye sans marchander le budget du collège, 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 105 

ce n'est pas pour donner à ses enfants une éduca- 
tion de fantaisie. C'est pour les mettre en état de 
suivre les cours de rhétorique et de philosophie au 
collège royal, d'en sortir bacheliers et d'aborder, 
sans infériorité trop sensible, les carrières civiles ou 
militaires sous Végide du gouvernement. » 

Le prévenu, notre excellent et cher Alsacien, 
s'était défendu assez mal au cours de la discussion. 
Mais après le dessert, devant sa tasse de café, lors- 
qu'il eut allumé la grosse pipe de porcelaine, il de- 
vint éloquent et presque poétique. Ceux qui l'ont 
entendu racontent qu'il fit un magnifique éloge de la 
jeunesse, et qu'il compara le cer\'eau des écoliers à 
ces cabinets florentins, beaux petits meubles du 
xvi« siècle, où l'on peut entasser des papiers, des 
bijoux, des émaux, des médailles, des pierres gra- 
vées, sans les remplir; il y reste toujours des cases 
vides. Nous avions, selon lui, un pouvoir absorbant, 
une faculté d'assimilation que l'enseignement le plus 
riche et le plus varié ne pouvait ni lasser ni même 
satisfaire, et le grand tort des programmes classi- 
ques était de refuser la nourriture ou de n'offrir que 
viandes creuses à ce prodigieux appétit. 

« Croyez-en mon expérience, leur dit-il ; un jeune 
homme d'esprit moyen qui apprendra dix choses à 
la fois doit faire plus de progrès dans chacune de 
ses études que s'il s'était buté à une seule. Du reste, 
vos professeurs, mes chers et honorés collègues, 
assurent que le nouveau régime n'a fait tort ni au 
grec ni au latin. L'amour-propre et l'esprit de corps 
les abusent peut-être, et je ne suis pas assez bon hu- 
maniste moi-même pour contrôler leur jugement; 



l06 LE ROMAN D^UN BRAVE HOMMK 

mais j'ai trouvé un bon moyen de mesurer le ni- 
veau de nos études classiques. J'ai prié l'inspecteur 
d'académie d'emprunter pour nous, au collège royal, 
le texte des compositions des prix. Nos enfants ont 
concouru, sans le savoir, avec leurs camarades de 
Villevieille; leurs copies sont là-bas, on les a corri- 
gées et classées, j'attends le résultat aujourd'hui, et 
quel qu'il soit, dût-il me condamner, soyez certains, 
messieurs, que je vous le ferai connaître. » 

L'idée de ces concours entre collèges était nou- 
velle alors; tous les écoutants la trouvèrent fort 
bonne; le maire seul pensa que son protégé avait 
commis une imprudence, car l'infériorité de nos 
études semblait bien établie depuis longtemps. Aussi 
la surprise et la joie furent-elles au comble lorsque, 
deux jours après, un pli ofQciel signé de l'inspecteur 
d'académie vint réhabiliter les élèves, les profes* 
saurs et le courageux principal. Nous avions la 
moitié des prix et un bon tiers des accessits I Pour 
ma part, j'étais le premier en vers et en version 
latine et le troisième en thème grec. Le recteur avait 
signale nos progrès au ministre , qui se mit en 
frais d'éloges pour nos maîtres et de livrer dorés 
pour nous. A ces nouvelles , l'opinion publique • 
se retourna sans crier gare : notre principal fiit 
d'autant plus populaire qu'il avait été discuté et 
presque menacé. Cet original, cet intrus que nos 
professeurs effarés n'avaient pas encore accepté 
comme universitaire authentique, se trouva tout à 
coup en possession d'une autorité illimitée. Vous 
allez voir comme il en usa dans l'intérêt de ses élèves 
et particuhèrement pour ma fortune et mon bonheur. 



VII 



CHACUN POUR TOUS 



Le deuxième lundi du mois d^août, avant de nous 
distribuer nos prix, M. Lutzelmann profita de la cir- 
constance qui rassemblait sous des guirlandes de 
chêne, dans ni^^ ancien dortoir, les autorités et 
les notables. H donna d'abord la parole au profes- 
seur de seconde, qui, dans un discours très correct, 
sinon très neuf, fit l'apologie des études classiques 
et prouva, après beaucoup d'autres, que, si elles 
laissent peu de choses utiles dans notre esprit, 
eHes nous rompent au travail ingrat et nous ap- 
prennent à apprendre. Lorsque ce lieu commun eut 
été poliment applaudi par les élèves et leurs fa- 
milles, TAlsacien barbu se leva, dans son habit noir 
trop étroit et sa cravate blanche au nœud tout fait. 
U n'avait pas de papiers dans les mains, et les pre- 
mières minutes de son improvisation nous sem- 
blèrent assez confuses. On put comprendre, avec 
beaucoup de bonne volonté, qu'il respectait l'ordre 



108 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

établi, qu'il tenait les programmes officiels pour 
chose sacrée et que, mettant à part ses opinions 
personnelles sur l'efficacité de certains exercices, 
il ne ferait pas tort d'un vers latin aux cent cin- 
quante élèves du collège. Mais un travail de statis- 
tique, embrassant les vingt dernières années, prou- 
vait que, dans la ville, neuf jeunes gens sur dix 
arrêtaient leurs études après la classe de seconde; 
Tambition du baccalauréat, l'attrait des 'brillantes 
carrières avait beau les pousser vers le collège 
royal ; ils étaient retenus par la dépense et 'la dis* 
tance. L'enseignement classique ne portait doM 
ses fruits que pour une infime minorité; le grand 
nombre restait en route et s'éparpillait à quinze ou 
seize ans dans le commerce, l'industrie, la basoche, 
le notariat, la poste, les finances^ la partie fores- 
tière, les bureaux de l'ingénieur ou de l'agent 
voyer. S'il était démontré que cent trente-cinq 
élèves sur cent cinquante n'auraient jamais d'autres 
leçons que celles du collège comiïiunal, le collège 
avait-il le di'oit de leur donner une instruction de 
luxe pur? Ne leur devait-il pas une certaine prépa- 
ration à la vie? N'était-ce pas trahir un peu la con- ; 
fiance des familles que de leur rendre de grands 
garçons barbouillés de grec et de latin, mais igno- 
rants de toute chose ? 

Ici, les applaudissements éclatèrent sur tons nos 
bancs. Les familles y mirent plus de réserve, car le 
latin et le grec étaient encore en grand crédit ches 
les estimables bourgeois, qui n'en savaient pas un 
seul mot. 

M. Lutzelmann s'efforça de rassurer son auditoire. 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMBfE 109 

Il affirma qu'un principal, voulût-il supprimer ou 
simplement réduire l'enseignement classique, n'en 
aurait ni le droit ni le moyen : les programmes du 
ministère lui liaient les mains; les professeurs de 
grammaire et d'humanités occupaient un domaine 
sur lequel aucun empiétement n'était permis; on ne 
pouvait consacrer aux études pratiques, aux leçons 
de choses, que le temps des récréations. Il l'avait 
essayé timidement, dans une mesure très restreinte, 
et l'expérience avait réussi, grâce au concours dé- 
sintéressé de quelques bons citoyens. Il remercia 
publiquement M. André, M. Doussot, M. Mathey, 
M. Lequien et jusqu'au père Michaud. Tous ces noms 
furent couverts d'applaudissements; on fit une ova- 
tion comique au vieux tambour de ville, qui rou- 
gissait comme une fillette et ne savait où se cacher. 

L'orateur, enhardi par les bonnes dispositions de 
son public, démasqua résolument ses batteries. Il 
exposa qu'en dehors des récréations quotidiennes, 
dont il avait trouvé l'emploi, on pouvait encore uti- 
liser une demi-journée par semaine. La promenade 
du jeudi était sotte, ennuyeuse et justement impo- 
pulaire; il s'agissait non pas de l'abolir, mais de la 
diriger, et l'on pouvait la diriger de telle sorte que 
les externes voudraient tous se joindre aux pen7 
sionnaires, comme ils suivaient déjà pour la plupart 
les travaux des récréations. 

€ Voyons, messieurs, dit-il aux parents, que diriez- 
vous si l'an prochain, sans ajouter un centime au 
budget du collège, je donnais à vos fils quarante 
leçons supplémentaires, faites par quarante profes- 
seui*s aussi savants dans leur partie et plus prati- 



410 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

ques assurément que tous les docteurs de Sorbonne? 
Ne me regardez pas comme une victime de l'imagi- 
nation; ne cherchez point par quel miracle je ferai 
venir de Paris ou du chef-lieu tant de maîtres capsr 
blés et dévoués I Ils sont ici, dans cette salle; je les ai 
sous les yeux, je pourrais les désigner tous. (?est 
vous, monsieur l'ingénieur, et vous, monsieur 
l'agent voyer, et vous, monsieur le conducteur des 
ponts et chaussées, qui promènerez ces enfants sur. 
les routes , sur le bord du canal, sur les digues, et 
leur ferez la classe en plein air. C'est vous, mcm- 
sieur Tinspecteur, vous, monsieur le garde général, 
vous, monsieur le brigadier, qui les introduiras 
l'été prochain dans ce splendide laboratoire de la 
nature qui s'appelle la forêt. Je suis sûr, monsieur 
Simonnot, que vous serez heureux d'offrir à nos 
élèves, devenus Jes vôtres, l'exemple d'une florîB- 
sante industrie, qui est la richesse et Toi^ueil du 
pays. Je ne vois pas un fabricant, pas un marchand 
en gros ou en détail, pas un artisan, pas un des 
fermiers du faubourg qui ne soit prêt à enseigner 
durant une demi-journée les éléments de la profiss- 
sion qui le fait vivre. Une petite ville comme la 
nôtre n'est qu'une famille un peu agrandie; chaque 
père s'y intéresse à tous les enfants, et chaque 
enfant y respecte tous les pères. Si une génération 
d'hommes faits veut bien s'associer à nous pour ins- 
truire cette jeunesse, la circulation des idées de- 
viendra plus large et plus rapide, le choix d'un état 
ne sera plus affaire de hasard, nous verrons naître 
des vocations raisonnées; mais surtout, avant tout, 
l'esprit de solidarité nivellera les conditions^ échauf- 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 411 

fera les cœurs, rapprochera jeunes et vieux, riches 
et pauvres; c'est l'idéal d'une société vraiment 
organisée! » 

Le style n'était pas fameux, mais l'orateur avait la 
voix chaude, et sa bonne volonté se répandait autour 
de lui comme une heureuse et salutaire contagion. 
Toute l'assemblée écouta sans impatience le détail 
du programine, la distribution des travaux selon les 
saisons. Le boucher, le tanneur, le meunier, le bou- 
langer, l'épicier, le cordonnier, le maçon, mon ami 
Basset, les travailleurs de tous étages sentirent bien 
qu'en leur demandant un petit service on leur fai- 
sait un grand honneur, puisqu'il n'est pas de fonc- 
tion plus haute que l'enseignement. On leur an- 
nonça que chacune des leçons du jeudi serait l'objet 
d'un travail écrit, avec ou sans épures explicatives; 
que les rédactions devaient être corrigées et clas- 
sées par le professeur d'un jour sous la surveillance 
du principal, et qu'au bout de l'année la génération 
enseignante pourrait donner des prix aux élèves les 
plus méritants. Pour conclure gaiement, M. Lutzel- 
mann présenta à nos futurs maîtres trois gaillards 
longs, maigres, blonds, tondus jusqu'au cuir et cri- 
blés de taches de rousseur, en un mot ses trois fils. 
« Faites pour mes enfants, dit-il, ce que je fais pour 
les vôtres, et tout sera pour le mieux dans la meil- 
leure ville du monde I » On applaudit à faire crouler 
le dortoir, et i)otre cours de technologie (pardon du 
mot) fut ainsi décrété par la population. 

L'espérance d'apprendre un peu de tout et de 
devenir un homme complet comme mon père, avec 
quelque littérature en plus, me suivit à Launay et 



112 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

me tint l'esprit en éveil jusqu'à la rentrée^ Je fis 
même deux ou trois fois le voyage de la ville pour 
causer avec le principal, dire bonjour à ses enfants 
et revoir un peu le collège. Rien de plus contraire 
à mes habitudes et à celles de tous les écoliers; 
mais c'est que le collège à mes yeux n'était plus 
une prison. J'avais pris en grande amitié cette ma- 
sure hospitalière, où j'étais sûr de retrouver ma 
chambre proprette, mon lit blanc, mes deux plan- 
ches chargées de livres et l'appareil très primitif 
de mes ablutions matinales. Mon cœur se serrait h 
l'idée qu'il faudrait déloger dans un an et reprendre 
le collier de misère dans un internat rigoureux, loin 
de ma mère, de mon principal, de mes chers maî- 
tres et de mes amis. 

Ce vieux collège I Je l'aimais un peu moins que 
ma maison natale, mais beaucoup plus que notre 
nouveau logis. 

Les vacances de 1844 me parurent presque lon- 
gues. Il faut dire que Launay était singulièrement 
attristé par la santé de mon grand-père. En quatre 
années de deuil, le pauvre homme était devenu tout 
à fait vieux : l'appétit, les forces, la vue, tout lui 
manquait à la fois. Maman La France le soignait en 
le querellant; elle accusait a la satanée poUtique » 
de ronger le cher homme jusqu'aux os. Je n'ai ja-? 
mais compris ce reproche, car mon grand-père était 
un causeur circonspect et un conservateur résolu. 
Il parlait avec une grande impartialité des cinq ou 
six régimes sous lesquels il avait vécu, et ne 
s'échauffait jamais que contre la Terreur, rouge ou 
blanche. Comme les neuf dixièmes des paysans frau- 



Lfe: ROMAN d'un BRAVE HOMME 113 

çais, il aimait l'ordre d'abord , la liberté ensuite ; il 
était attaché à son lopin de terre, et il respectait pro- 
fondément la loi. Mais un sorcier n'aurait pas su 
vous dire s'il préférait ou la République ou la Mo- 
narchie, c II faut, nous disait-il quelquefois, s'atta- 
cher au gouvernement qu'on a, pourvu qu'il ne se 
rende pas insupportable. » La royauté constitution- 
nelle et libérale que Paris nous avait donnée en 
1830 raccommodait assez; il estimait qu'avant la 
fin du siècle ce régime de travail et d'épargne ramè- 
nerait la France à son rang. Aussi déplora-t-il, le 
12 juillet 1842, la fin tragique du duc d'Orléans, qui 
remettait en question et l'avenir de la dynastie et 
le maintien des libertés publiques. J'avais eu un 
jour de congé à l'occasion de ce malheur, et naturel- 
lement j'avais couru tout joyeux b, Launay. J'y fus 
reçu par un vieillard frappé qui se répandait en 
lamentations prophétiques. € Mes enfants, nous 
disait-il, cette journée coûtera cher au pays. Heu- 
reusement pour moi, je serai mort avant les révolu- 
tions et les guerres qui se préparent, mais vous les 
verrez, vous, et je vous plains! » 

Son humeur s'assombrit à vue d'œil pendant les 
deux années suivantes, et, lorsque pendant les va- 
cances de 1844 je lui lisais quelque article de 
journal sur l'indemnité Pritchard, ses pauvres yeux 
achevaient de s'éteindre dans les larmes. Les bul- 
letins de nos victoires en Afrique, la bataille de 
risly, le bombardement de Tanger, affidbés coup 
jsur coup, deux jours de suite, à la porte de la mairie, 
l'irritaient au lieu de le consoler. Il s'écriait : « Pour- 
quoi donc jeter notre poudre aux sauvages? Ne 



114 LE HOllAN DtJN BRAVE HOMMÊ 

vaudrait-il pas mieux la réserver pour les Anglais? 
Ah ! l'étranger n'a pas dit son dernier mot. La France 
est un trop bon pays pour que ces gens-là renoncent 
à l'envahir. Jure-moi, mon petit Dumont, que, si 
jamais ils passent la frontière, tu feras comme moi^ 
tu prendras le fusil I » Je jurai tout ce qu'il voulut, 
sans grand effort ni grand mérite, car tous les en&nts 
dé mon âge avaient oublié nos défaites et ne suppo- 
saient pas que la patrie pût être remise en danger. 

Dans ces deux mois, les derniers que je devais 
passer auprès de lui, il sembla prendre à tâche de 
récapituler tous les conseils qu'il m'avait donnés 
en ma vie. Il me recommandait d'honorer notre 
nom, comme s'il avait cru que j'étais seul à le porter 
après lui. Je remarquai qu'il me traitait moins en gar- 
çon de seize ans qu'en futur chef de fstmille, pla- 
çant sous ma protection d'écolier mes oncles, mes 
cousins, ma mère et grand'maman elle-même : 

« Ne les perds pas de vue, reste auprès d'euxau- 
tant que tu pourras ; ton pauvre père me remplace- 
rait s'il était vivant; c'est à toi de remplacer ton 
père. » 

Je protestais quelquefois en pleurant contre cette 
espèce d'investiture; je lui faisais remarquer qu'il 
n'avait pas soixante-quinze ans, qu'il était char- 
penté comme un chêne, que sa santé pourrait se 
rétablir s'il voulait seulement consulter un médecin. 
Il secouait la tète avec un sourire triste et répon- 
dait : 

« Tu as raison de parler ainsi, mais je sais mon 
affaire. Ma besogne sera bientôt finie, et la tienne va 
commencer. » 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 115 

Ma grand'mère jugea que ces tête-à-tête n'étaient 
bons ni pour lui ni pour moi, car nous en sortions 
aussi attendris l'un que l'autre. Pour rompre un 
peu notre intimité, elle appela mes oncles et mes 
cousins à la rescousse; il fallut même que ma mère 
invitât quelques amis de la ville. La vendange du 
petit carré de vigne, la cueillette des fruits dans le 
verger et le jardin d'en bas, une pêche aux écre- 
visses dans les prés du moulin, deux ou trois goû- 
ters en forêt servirent de prétexte à ces réunions, 
qui animèrent un peu la seconde moitié de sep- 
tembre. Mes bons vieux ne se mettaient pas en 
flrads : une tarte de grand'maman, cinq ou six bou- 
teilles devin doux, un panier de poires, des noix, 
quelquefois un plat de saucisses ou un jambon ap- 
porté par les convives nous régalaient abondam- 
ment; la promenade et l'air vif assaisonnaient le 
tout, et je rentrais sinon très gai, du |poins content 
de ma journée. Un jeudi, nous fûmes envahis par 
tous les Lutzelmann, petits et grands; un diman- 
che, on vit arriver le gros Basset et la famille Bo- 
nafigue. Je présentai mon ami Jean au grand-père 
comme un futur défenseur du pays : il voulait en- 
trer à Saint-Cyr. Le vieillard le palpa plutôt qu'il 
ne le vit, et le trouva solide. 

« Aimes-tu ton père? lui dit-il. 

— Oui, monsieur, de tout mon cœur. 
^ Et ta mère? 

i— Assurément. 

— Et ta petite sœur? 

— Vous n'en doutez pas. 

— Eh bien I il faut aimer ton pays plus que ton 



116 LE^ROMAN d'un BRAVE HOMME 

père, plus que ta mère, plus que ta sœur, plus que 
toi-même. C'est le grand secret pour bien vivre et 
pour bien mourir. Petit soldât, un volontaire de 
92 te bénit au nom de la France! » 

L'enfant lui répondit avec gravité : c Monsieur, je 
suis touché du grand honneur que vous me faites, 
et je n'irai jamais au feu sans me rappeler vos pa- 
roles. » 

Cependant, Barbe était de cuisine; elle aidait 
Catherine et ma grand'mère avec beaucoup de zèle 
et de dextérité. Sa petite voix de clairon, haute et 
brillante, ses yeux en feu, son esprit alerte et sur- 
tout le désir de plaire qui débordait pour ainsi dire 
autour d'elle furent appréciés de tous. Après son 
départ, ma grand'mère déclara que cette petite 
serait d'une laideur irrésistible. Il me sembla que 
les deux mots juraient ensemble, et je répondis 
qu'une fille aussi laide que la petite Bonafigue avait 
beau se montrer spirituelle et bonne entre toutes, 
elle ne trouverait jamais de mari. 

J'étais d'autant moins disposé à la trouver pas- 
sable que Basset, ce jour-là, s'était souvent gaussé 
d'elle et de moi. Il y a des moments dans la vie où, 
sans savoir pourquoi, Ton aime moins ses meilleurs 
et ses plus vieux amis. Notre ancien contre-maître, 
en quelques heures, s'était donné mille torts à mes 
yeux. D'abord il était venu à Launay sans être invité, 
ou du moins sur une invitation vague et assurément 
périmée, car elle datait déplus d'un an. Mais surtout 
je le trouvais trop empressé auprès de ma mère, 
trop paternel avec moi, trop filial avec mes vieux 
parents, trop... que dirai-je encore? trop gai quand 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 417 

j'étais triste et trop consolé de la mort de son pa- 
tron. Notre malheur l'avait enrichi; il entreprenait 
de grands travaux, il faisait de brillantes affaires, il 
nous avait complètement désintéressés; était-ce une 
raison pour étaler devant nous sa grosse joie et sa 
triomphante humeur? Comment ce gros garçon que 
je n'allais jamais voir et que je ne rencontrais pas 
sans tristesse, car il me rappelait le passé, osait-il 
être heureux de se retrouver parmi nous? Il plai- 
santait, il riait, il se donnait des airs de vieil ami, 
poli sans doute et respectueux, mais familier, avec 
la veuve de son maitrel Je lui prouvai par ma froi- 
deur que mon père n'était pas encore oublié de sa 
famille et que le nom d'un mort ne s'efface pas dans 
les cœurs comme sur l'enseigne d'une boutique. Le 
lendemain, j'étais encore outré de ses &çons au 
point que j'en fis presque une querelle à ma mère. 
Elle me répondit avec sa douceur accoutumée : « Je 
n'ai rien remarqué de nouveau chez ce brave 
garçon; mais s'il te déplaît, c'est bien simple; nous 
ne le verrons plus. » 

Mon grand-père allait beaucoup mieux lorsque je 
retournai au collège. Notre séjour à Launay lui avait 
fait du bien, et, quoiqu'il levât les épaules chaque 
fois qu'on parlait d'appeler un médecin, nous ne dé- 
sespérions pas de le sauver. 

Je trouvai M. Lutzelmann au milieu des maçons 
et des peintres. La rentrée avait été magnifique. 
Grâce au nouveau régime et surtout, je suppose, 
à nos succès universitaires, le nombre des internes 
était doublé. Nous étions presque trop, et les conver- 
sations instructives du déjeuner et du dîner seraient 



148 LE ROMAN D*UN BRAVE HOMME 

devenues impossibles si le principal n'avait fait deux 
tables. Il confia tous les petits à sa femme et à sa 
fille, qui en savaient assez l'une et l'autre pour les 
faire causer. 

Petitset grands furent admis en masse aux leçons du 
jeudi, quoique les garçons de mon âge et au-dessus 
fussent seuls en état de les rédiger. On pensa que 
les enfants plus jeunes en retiendraient toujours 
quelque chose. D'ailleurs le professeur d'un jour 
avait souvent parmi nous un fils de dix à douze ans 
qui connaissait le métier paternel et se faisait le 
moniteur de ses camarades. 

Le programme, étudié avec grand soin par notre 
principal, trouva un concours empressé chez tous les 
habitants de la ville. De la vieille devise égoïste : 
Chacun pour soi, on passa pour ainsi dire sans tran- 
sition à la formule de l'avenir : Chacun pour tùu^. 
Non seulement les industriels, les marchands, les 
cultivateurs nous enseignèrent ce qu'ils savaient, 
mais encore ils nous offrirent de grand cœur ce 
qu'ils avaient, et la leçon se tenmina presque tou- 
jours par un joyeux goûter. Ainsi, l'ingénieur des 
ponts et chaussées, qui nous donna la première leçon 
à l'écluse n° 7, ne se borna point à faire la théorie 
des canaux ni à nous expliquer les opérations très 
simples et très ingénieuses grâce auxquelles un ba- 
teau chargé jusqu'aux bords descend ou monte sans 
secousse un étage de plusieurs mètres : il nous 
prouva aussi que les canaux sont des étangs en long 
qui fournissent leur contingent à l'alimentation publi- 
que. Une énorme friture de perches et une mate- 
lote de brochet, de carpe, de tanche et d'anguille fu- 



LE ROBfAN d'un BRAVE HOBOIE 119 

rent les éléments très goûtés de cette démonstration. 
Le principal, sans perdre un coup de dent, ajouta 
que les canaux, un peu mieux cultivés en poisson, 
pi^oduiraient 500 carpes marchandes à Thectare ; il 
établit que le passage des bateaux détruisait inces- 
s^ïnment le firai sur les bords et qu'on pourrait remé- 
dier à ce mal en créant çà et là quelques petits bas- 
®îïXs d'alevinage. Et, comme il possédait à fond cette 
'^^^tière, il nous raconta les merveilles qu'il avait 
^^cs en Suisse et en Ecosse, où Ton faisait éclore en 
^-*^^imbre, pour ainsi dire, des poissons de grand 
I^^^^x, comme la truite et le saumon. 

Quelquefois le digne homme qui nous ouvrait ses 
^^^liers ou ses chantiers était parfaitement incapable 
^^ Élire un exposé méthodique. Par exemple, M. Ni- 
^^^Xe, le gros carrier, nous conduisit au milieu de 
^^li exploitation et nous dit : 

^ Vous êtes à même. On tire la pierre et on la 
^^iid; ce n'est pas plus malin que ça. » 

Dans ces occasions, le principal donnait la leçon 

*5^Vit entière sans se faire valoir et en laissait le mé- 

^^^e à l'industriel. Par une suite de questions fort 

^^^Xiples en apparence, mais très savamment ordon- 

^^es, il amenait cet homme à nous dire ce qu'il 

®^Vait et le laissait souvent émerveillé de lui-même. 

^o\ivent aussi, il le payait d'un renseignement ou 

"-^Vin conseil. Le carrier se plaignait d'être tombé 

^^iisun de ses sondages sur un nid de cailloux noirs 

^^îit on ne ferait jamais rien. M. Lutzelmann lui 

apprit que ces galets avaient un prix, qu'on les 

Y^cueillait avec soin sur les côtes de Normandie, 

ô^tre le Havre et la baie de Somme, et qu'après 



>.. 



12D LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

avoir servi de lest aux navires ils se vendaient 25 firancs 
la tonne aux faïenciers anglais. Or les Anglais ne 
sont pas seuls à fabriquer des tasses et des pots. 

Lorsqu'à la fin d'octobre le père Hanot, fermier 
de la vieille ville, nous eut bien promenés au milieu 
de ses emblavures, nous revînmes chez lui pour 
manger des tartines de beurre ou de fromage blanc, 
au choix. Le fromage était bon, et le beurre très 
médiocre. Mme Hanot le faisait mal, comme toutes 
les femmes de notre pays, mais elle en était assez 
fière. Le principal lui en fit compliment et s'informa 
du prix qu'elle en tirait sur le marché. 

« Mais douze sous la livre, pas moins, mon bon 
monsieur! » répondit- elle. 

Il déclara que cela n'était pas payé, conta qu'il 
avait vu du beurre tout pareil, au moins comme 
apparence, se vendre couramment deux francs en 
gros et beaucoup plus cher en détail . C'était en 
France, dans des départements où ni le climat ni la 
terre n'étaient meilleurs que chez nous. Et là, chose 
incroyable, il était admis en principe que la fermière 
devait payer le bail sur les produits de sa basse-cour 
et de sa laiterie; si bien que la récolte de l'honune, 
paille et grain, était tout profit. 

« Ah çà, comment font-elles? demanda la bonne 
femme en ouvrant de grands yeux. 

— A peu près comme vous; seulement, il y a un 
tour de main, pas bien difficile. 

— Alors, avec le lait de mes vaches, on pourrait 
faire du beurre à quarante sous? 

— Approximativement, et du fromage à trente. » 
Après les avoir mis en appétit, il s'amusa à lais 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 121 

leur curiosité en suspens et s'étendit longuement 
sur la révolution que les chemins de fer allaient 
porter dans les campagnes : « Les locomotives arri- 
vaient à Orléans, elles ne tarderaient pas à paraître 
chez nous. Alors les produits de nos fermes s'en 
iraient au grand débouché, qui est Paris. Paris est 
riche, il a bon appétit, mais c'est un gourmand con- 
naisseur et qui sait compter. Il prendra tout ce 
qu'on lui enverra, mais il ne payera pas un poulet 
maigre au prix d'un chapon de six livres, et, s'il 
accepte nos petits beurres, soyez sûrs que ce sera 
au juste prix. » 

Tout en devisant de la sorte, il nous avait conduits 
k rétable, où douze vaches fort encroûtées n'avaient 
pas, tant s'en faut, la litière fraîche tous les jours. 
La laiterie était trop froide, quoiqu'elle manquât 
d'air et d'eau, et elle sentait l'aigre. La crème mon- 
tait difficilement, dans des pots longs et étroits; on 
n'écrémait le lait qu'après l'avoir laissé cailler; on 
battait deux fois par semaine, la veille des mar- 
chés, au lieu de faire le beurre tous les jours. 

En résumé, le tour de main que la mère Hanot 
était si désireuse de connaître était le bouleverse- 
ment complet de sa ferme et de ses habitudes. Elle 
te comprit vite et dit d'un petit ton piqué : 

€ Je ne me doutais pas, mon bon monsieur, que 
ïï\on métier s'apprenait au collège. 

—Eh bien, répondit-il, je vais mettre le comble à 

vos étonnements. Dans un pays du Nord qui est très 

grand, très beau et peuplé des plus braves gens qui 

^knt au monde (c'est la Suède), il y a deux collèges 

'^yaux où tous les flls de famille vont compléter 



122 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

leur éducation. On n'y enseigne absolument que la 
fabrication du beurre et du fromage. » 

Je rédigeais avec un zèle passionné ces leçons, qui, 
grâce à mon père, n'étaient jamais absolument nou- 
velles pour moi. Mille et un souvenirs de mon heu- 
reuse enfance ressuscitaient dans mon esprit avec 
une substance plus solide et une forme plus précise. 
Il me fiit donc aisé de prendre et de garder le pre- 
mier rang dans cette classe professée par quarante 
notables qui tous étaient mes pères adoptifis, puisque 
depuis cinq ans ils me donnaient le pain quotidien. 
Mon application à rendre compte des travaux de char 
cun, et peut-être aussi l'admiration naïve que j'expri- 
mais pour des mérites assez modestes en soi, gagnè- 
rent bien des cœurs; je fus plus que l'enfant delà 
petite ville, j'en fus l'enfant gâté. 

Nous résumions nos observations du jeudi, le soir 
même ou le lendemain matin, dans un écrit de quel- 
ques pages que M. Lutzelmann expédiait dans sa 
primeur, et sans le lire, à la personne intéressée. 
Neuf fois sur dix, l'industriel, l'agriculteur, le fonc- 
tionnaire, après avoir lu et classé nos copies^ invi- 
tait le premier à déjeuner ou à dîner le dimanche 
suivant. Le premier, c'était moi, sauf de très rares 
exceptions, si bien qu'au bout d'un certain temps 
je fus un peu blasé sur les repas en ville. 

Mais les plus belles choses ont le pire destin, 
comme dit l'autre, et lorsque M. Simonnot me fit 
mander par-devers lui , le deuxième dimanche de 
juin 1845, ce ne fut ni pour me bourrer de confitures 
ni pour me couronner de fleurs. 

Trois jours auparavant, il nous avait promenés 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 128 

d'assez mauvaise grâce d'un bout à l'autre de son 
établissemeut, sans nul souci de la logique, com- 
mençant parles produits manufacturés, finissant par 
les matières premières , et obstinément sourd aux 
observations très courtoises du principal. Un aveu- 
gle aurait vu que cet homme n'osait pas nous fermer 
sa porte, mais qu'il voulait nous renvoyer plus igno- 
rants de son affaire que si nous n'étions pas entrés 
chez lui. 

Mçs camarades en sortirent tellement ahuris que 
c'est à peine si quatre ou cinq ébauchèrent une 
description de quelques pages. Mais moi qui con- 
naissais la maison et qui m'étais préparé de longue 
main, par des études minutieuses, à ce que je consi- 
dérais comme une œuvre de haute justice, je n'eus 
pour ainsi dire qu'à tirer de mes cartons un dos^er 
aussi complet et aussi sévère que les fameux cahiers 
des États généraux. Le fabricant, la fabrication et le 
produit fabriqué, cette pauvre assiette à cinq sous, 
furent traités de la bonne sorte par l'implacable 
honnêteté de mes dix-sept ans. Les assiettes valaient 
moins que rien ; modelées par le vieux procédé avec 
une mauvaise argile pétrie à coups de pied , elles 
étaient vêtues d'un détestable émail à base d^ 
plomb, que le vinaigre des salades attaquait au 
grand péril des consommateurs. Cette couverte se 
craquelait, les graisses de cuisine entraient dans 
la terre et lui communiquaient un incurable goût de 
graillon. L'usine était mal construite, insalubre et 
stupidement outillée; on n'y employait pas d'autre 
force motrice que les bras et les jambes, ce qui était 
un crime de lèse-humanité. Deux cents infortunés 



124 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

de tout âge et de tout sexe y gagnaient strictement 
non pas de quoi vivre, mais de quoi souffrir et dé- 
périr; leurs grèves et leurs révoltes mêmes me sem- 
blaient parfaitement légitimes. Je comparais le chif- 
fre des salaires à la dépense minima d'une &mille i 
de cinq personnes, et je prouvais, ce qui n'est januÉ 
difficile, que cette famille devait mourir de ihbn 
tous les trois ans. Après avoir indiqué les réformes et 
le^ perfectionnements que rêvait ma jeune sagesse, 
mais que je n'espéraid pas voir adopter jamais par] 
une direction routinière, Je. né craignais point d'tf 
firmer que les chemins de fer tueraient bientôt une 
industrie dont la prospérité n'avait pas d'autre 
que la main-d'œuvre à vil prix. Et je terminais 
disant : € Produit net actuel : 100 000 francs par 
sauf coulage. » 

Ce chiffre, accrédité depuis longtemps dans 1*^ 
nion publique, n'était pas arbitraire à mes yeux, 
représentait exactement la différence du prix 
revient, 2 francs, et du prix de vente, 3 firancs 
sur une fabrication annuelle de 100 000 do 
Et je ne l'afBrmaispas sans malice, car M. Simo 
avait la rage de protester chaque fois qu'on 1 
disait : « Vous qui gagnez 100 000 francs par an. > 

Je me présentai devant lui aussi pâle et 
résolu qu'un belluaire introduit dans la fosse 
lions. L'accueil qui m'était réservé ne pouvait 
aucun doute après ce que j'avais écrit. Quand 
m'introduisit, il marchait à grandes enjambées au' 
tour d'un cabinet vaste et sévère, où je vis du p 
mier coup d'œil mon travail étalé sur le bureau. 

« Ah! vous voilà? dit-il. 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 125 

— Ne m'avez-vous pas appelé? 

— Oui^ et je suis bien aise de vous tenir. » 

En même temps, il s'avançait sur moi, les dents 
serrées, les poings crispés, le visage si dur et si 
menaçant que je songeai à me défendre. J'étais 
grand et solide, et une partie de pugilat avec un 
homme de cinquante-cinq ans m'étonnait sans m 'in- 
timider. 

Mais il croisa ses mains derrière le dos, et, plan- 
tant son regard dans mes yeux, il me dit d'une voix 
mordante : - 

€ Il paraît, monsieur, que vous êtes un observa- 
teur de profession. Je dis observateur pour parler 
poliment. Est-ce pour vous ou pour quelqu'un de mes 
concurrents que vous faites la police de mon usine? 

— Je ne vous connais pas de concurrents, et je ne 
crois pas que personne soit assez mal inspiré pour 
copier ce qu'on voit ici. Le principal m'a conduit 
chez vous, vous m'avez montré la fabrique, j'ai écrit 
ce que j'en pensais, pour moi d'abord, pour vous 
ensuite, si vous trouvez du bon dans mes avis. 

— Vos avis sont impertinents et d'une méchanceté 
calcuJée. Ce n'est pas hier que vous avez pu ramas- 
ser à travers ma maison les éléments de ce pam- 
phlet. 

— Je crois bien! vous ne nous avez rien montré. 

— D'ailleurs le temps matériel vous eût manqué 
pour rédiger un tel volume : c'est une œuvre de lon- 
gue haleine et qu'un blanc bec de votre âge n'a pu 
élaborer à lui seul. 

— Je vous jure que si I 

— Ne jurez pas ; il y a des traîtres parmi mes em- 



126 LE nOMAN d'un BRAVë H0MM£ 

ployés; mes ouvriers aussi m'ont domié des preuves 
de leur haine. 

— Ne confondez pas la haine et la misère. 

— Eh! s'ils ne gagnaient pas leur vie, viendraient- 
ils travailler ici? Est-ce que je les contrains? Sont-ils 
nègres, et moi suîs-je un planteur de la Marti]|îi(|ae? 

— Leur métier est dur et malsain, et sans les 
payer plus cher on pourrait. . . 

— Oui, oui, les soulager par l'emploi des machines. 
Mais les machines coûtent cher, et qui me les payera? 

— Mais si l'on prenait seulement sur les béné- 
fices de l'année... 

— Comment donc! je n'y pensais pas! Cent mille 
francs de produit net, sauf coulage. Eh! je vous ai 
bien lu. Jeune homme, vous savez bien des choses, 
on le dit, je le vois, mais il vous en reste beaucoup 
à apprendre. Croyez-moi, lorsque vous verrez un 
homme de cinquante-cinq ans rester dans les affaires 
et travailler depuis cinq heures du matin jusqu'à dix 
heures du soir, concluez hardiment qu'il n'a pas 
amassé cent mille francs de rente. Et s'il garde pour 
lui sa fille de vingt- cinq ans, bonne, bien élevée et 
plutôt belle que laide, c'est qu'il n'a gagné ni cin- 
quante ni même vingt-cinq mille francs de rente. 

— Eh! monsieur, je ne me mêle pas de vos affai- 
res, et il ne m'appartient point de chercher quels 
placements vous avez faits. Je n'ai étudié que la 
fabrique, et j'ai simplement établi qu'elle gagne cent 
mille francs par an. Les chiffres sont là! 

— Allez vous promener, petit nigaud, avec vos 
ehiflfres! » 

11 prit mou malheureux travail, le déchira en 



LE' ROMAN d'un BHAVë llOMMi!: It27 

cent morceaux et le foula aux pieds dans un accès 
de fureur. 

« Peu importe que la boutique gagne cent mille 
francs si elle ne les gagne pas pour moi ! Savez-vous 
ce que c'est qu'un fonds de roulement? Vous faites- 
vous quelque idée de la situation d'un industriel qui 
n'a pas cette pièce indispensable dans son outillage? 
Vous a-t-on expliqué au collège les rapports du 
&bricant et du banquier? Connaissez-vous les an- 
goisses et les servitudes de l'échéance? Compren- 
drez-vous jamais qu'un homme, afin de conserver 
intact l'honneur de son nom, se condamne à tra- 
vailler trente ans pour enrichir un préteur d'argent 
qui s'amuse? Le nègre, en pareil cas, ce n'est pas 
l'ouvrier, c'est moi. Il est sûr de toucher sa paye au 
bout de la quinzaine, et moi je ne sais pas au prix 
de quels. sacrifices mon tyran, le prêteur, me fera 
acheter cet aident. Et les dépenses imprévues? 
Pour trouver mille francs un jour férié, quand les 
boréaux de banque sont fermés, voyez-vous ce puis- 
sant manufacturier, ce mortel envié de tous, courir 
Cû secret au chef-lieu du département et réveillei* 
f ttn usurier qui hésite à recevoir en nantissement une 
<îai8se d'argenterie? Si encore quelqu'un lui savait 
JPé... Tenez! yous êtes un ingrat, et vous n'avez pas 
Biôme l'esprit de votre méchanceté. On n'aurait 
jamais dû vous laisser franchir cette porte. Depuis 
le temps que vous polissonnez chez moi avec les en- 
iknts Bonafigué, un homme moins confiant se fût 
mis sur ses gardés. Tant pis pour moi ; le mal est fait. 
Jfais, morbleu! sortez vite, et que je ne vous y re- 
prenne plus ! » 



128 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

Je me serais peut-être soulevé contre la haine et le. 
mépris d'un homme froid, du Simonnot de tous les 
jours. Mais le spectacle de cet emportement inusité 
me calma; jamais je ne m'étais senti plus maître de 
moi-môme. Posément je fis tête à ce furieux, etjelui 
dis avec un flegme assez méritoire chez un collégien 
de seconde : 

« Pardon, monsieur, je croyais que mon père 
m'avait gagné mes entrées à la fabrique. » 

Il recula vivement, comme s'il avait marché sur 
une queue de serpent, et se mit à balbutier : 

« Votre père ? Dumont ? C'était im honnête 
homme. 

— Pas plus honnête que moi, monsieur Simonnot, 
et pas plus honnête que vous, quoique vous ne me 
parliez guère honnêtement depuis un quart d'heure. 
On se trompe les uns sur les autres, et les plus mal 
jugés sont les silencieux et les renfermés comme , 
vous. Vous me croyez méchant, contre l'opinion gé- 
nérale ; moi, conti'c l'opinion générale , je vous crois, 
je vous sais bon. Ce n'est pas parce que vous venez de 
jn'ouvrir un jour nouveau sur l'état de vos finances, . 
ni même parce que vous m'avez expliqué à demi-mot 
une bonne action mal comprise et mal accueilUe en 
son temps; c'est parce que je vous ai vu pleurer seuU 
dans un petit coin, après l'enterrement de mon père^. 
quand la ville entière disait que vous manquiez des- 
cœur. Vous aviez un visage vraiment bon, ce jour — 
là, dans la ruelle des jardins, et je l'ai revu tout 2^ 
l'heure comme dans un éclair quand vous ave^s 
nommé ce malheureux Dumont, mort chez vou^ 
Et, maintenant que la glace est rompue, laissez-mc^ 



LE HOMAN d'un BRAV£ HOMME 129 

expliquer et exeuser à vos^ yeux ce travail qui vous 
a jeté hors des gonds. C'est pour vous seul que je 
l'ai écrit, nul que vous ne l'a lu, et maintenant qu'il 
est déchiré personne ne le lira. Vous seul, après 
avoir feît justice des erreurs qu'il contenait, pour- 
riez tirer parti des idées saines que je crois y avoir 
indiquées. Je suis un critique assez neuf, mais dé- 
sintéressé s'il en fut. Vous connaissez mon passé, 
mon présent et mon avenir. En octobre prochain, je 
quitterai la ville pour entrer au collège royal ; dans 
trois- ans, je serai élève de l'École polytechnique, 
et dans einq ans ingénieur ou officier ; mes affaires 
n'auront donc jamais rien à démêler avec les vôtres. 
Vous le savez, vous m'estimez au fond, et la preuve, 
c'est qu'en m'accablant de gros mots, ici même, 
vous m'avez livré noblement le secret de votre 
crédit. Il sera bien gardé, n'ayez pas peur. Per- 
sonne ne conspire contre votis, ni mes amis les 
Bonafigue, ni les employés, ni les autres travail- 
leurs de la fabrique. Je comprends que vous n'ai- 
miez pas les ouvriers lorsqu'ils ont la prétention de 
partager avec vous les bénéfices que vous n'avez 
pas encaissés; mais vous devez comprendre aussi 
que je les aime, puisque mon père en était un, puis- 
que mes oncles en sont tous, puisqu'enfin Touvrier 
et le paysan sont à mes yeux les sauvageons robustes 
sur lesquels on greffera toujours le savant, l'artiste 
et le bourgeois. Les réformes qui vous ont déplu 
dans mon petit travail , les utopies qui vous ont 
choqué, les progrès qui vous ont paru impossibles 
et la rhétorique un peu juvénile qui broche sur le 
tout, ont leur principe dans une profonde sympathie 



130 L£ ROMAN d'un BRAVE HOMME 

pour les déshérités de ce monde, ou plus correc- 
tement pour ceux qui n'ont pas hérité. Rappelei' 
vous, monsieur, le sacrifice de mon père, et laisseï' 
moi vous dire ici, sur son dernier champ de bataîllef 
que ses conseils et ses exemples sont ma loi. » 

Je m'étais animé, mon cœur battait violeimneot, 
et chacune de mes paroles produisait comme un 
bourdonnement dans mes oreilles. M. Simonnat, de- 
bout sur ses longues jambes, m'écoutait sans perdra 
un seul mot, mais sans laisser paraître aucune émo- 
tion. S'il eût été un homme semblable aux anM 
si, frappé de ma sincérité et conius de son injustioB, 
il m'eût tendu les bras, je lui aurais sauté au ooa 
Mais, par malheur, il n'avait pas de premier moM' 
ment, si ce n^est, quelquefois, un mouvement de 
colère. 
Il me demanda, comme un juge : 
« Avez-vous quelque chose à ajouter? 

— Et que vous dirai-je de plus? 

— Vous connaissez le fils Foulard? 

— Oui, monsieur ; c'est mon camarade et mon ann* 

— N'avez -vous pas été reçu dans sa famille? 

— On m'y a invité une fois, mais je me suis excusé. 

— Bien. Je réfléchirai. J'ai besoin de mettre un 
peu d'ordre dans mes idées. Si je reconnaissais, 
après mûr examen, que j'ai été injuste envers vous, 
je vous le ferais savoir. C'est aujourd'hui jour de 
congé ; je ne veux pas vous retenir plus longtemps 
loin de madame votre mère. » 

Là-dessus, il m'ouvrit la porte. 
Je ne pus m'empêcher de dire en sortant : 
« Quel animal I :» 



LE ROMAN D^UN BHAVE HOMME i3i 

Eh bien, j'avais tort, car il vint, quinze jours 
après, me chercher dans la cour du collège. Nous 
faisions l'exercice avec de vrais fusils, offerts par 
notre député. Il attendit la fin, me fit signe de venir 
à lui, et me prenant amicalement par le bras : 

ce Mon jeune ami, dit-il, pour qu'un homme de 
mon âge apporte des excuses à un garçon du vôtre, 
il faut qu'il ait un tort bien manifeste à réparer. 
OubUez tout ce que je vous ai dit l'autre jour, et 
n'oubliez jamais ce que je vais vous dire. Si quel- 
que événement imprévu traverse votre carrière, si 
par exemple vous échouez dans un concours, ce 
qui peut arriver aux. meilleurs sujets, venez frapper 
à la fiabrique. Vous y trouverez un emploi hono- 
rable de vos jeunes talents et tous les égards qui 
sont dus à votre caractère. Pas de remerciements : 
touchez là. » 

Sa voix tremblait. Il avait mis le temps à s'émou* 
voir, mais positivement il était ému. Moi, en re- 
vanche, je ne Tétais pas dji tout : je faillis pouffer 
de rire à l'idée de fabriqua des assiettes de paco- 
tille sous les auspices du vieux Simonnot* 



VIII 



LES DEVOIRS IMPREVUS 



Mon pauvre père m'avait dit cent fois que la vo- 
lojité de l'homme est plus forte que les événements. 
Je reconnus bientôt qu'il exagérait notre empire, 
cai* ma vocation elle-même dut s'incliner devant la 
force irrésistible des choses. 

L'année scolaire allait finir ; il ne me restait plus 
qu'à recevoir une demi-douzaine de couronnes aux- 
quelles j'attachais peu de prix, comme tous ceux 
qui triomphent sans gloire, quand ma mère vint me 
chercher un matin. Elle était en grand deuil, comme 
toujours, mais elle avait les yeux plus rouges qu'à 
l'ordinaire, et, après m'avoir fait endosser mon meil- 
leur uniforme, elle noua un crêpe à mon bras. 
Grand-papa La France était mort en pleine guérison, 
avec ses yeux, avec ses forces, quand tout le monde 
autour de lui recommençait à croire qu'il vivrait cent 
ans. Lui seul ne fi'était fait aucune illusion, et on le 
vit assez quand on apprit que ce vieillard, étrange 



LE ROMAN D*UN BRAVE HOMME 133 

jusqu'au bout, avait raboté et cloué son cercueil 
chez le menuisier du village, poli la dalle de son 
tombeau, gravé son épitaphe et, dans un terrain de 
son choix, creusé sa fosse lui-même. Aux deux arti- 
sans qu*il honora de sa confiance, il expliquait gaie- 
ment qu'il avait toujours travaillé la pierre et le 
bois à son usage personnel, et qu'un homme logique 
finit sa vie comme il l'a commencée. Et le petit 
Lhuillier, fossoyeur communal, raconta que M. Du- 
mont, en lui donnant la pièce, lui avait dit : < J'ai 
l'habitude de regarder la mort en face ! » 

L'apoplexie, qu'il attendait de pied ferme et qu'il 
voyait venir, ne lui fit pas faux bond ; il mourut d'un 
coup sec, comme le soldat firappé d'une balle : c'était 
ce qu'il avait toujours rêvé. 

Notre famille et la population du village nous at- 
tendaient, ma mère et moi, au seuil de la maison 
mortuaire. La bière était posée sous les fenêtres, à 
la place où le grand vieillard s'asseyait tous les soirs 
d'été avec sa femme et s'allongeait quelquefois sans 
elle. 

Maman La France n'était pas assise dans son fau- 
teuil, comme une veuve des grandes villes; elle allait 
et venait en tous sens, plus agitée et plus véhé- 
mente que jamais. Sa douleur, sincère et profonde 
à coup sûr, semblait faite d'étonnement et de co- 
lère. 

Du plus loin qu'elle vit ma mère, elle lui cria : 

« Eh bien, ma fille, que vous semble de ce der- 
nier trait? Hélas I il ne m'en a jamais fait d'autres. 
Je lui avais pardonné sa dernière escapade, il m'avait 
bien promis de ne-plus me laisser seule, et voilà l » 



lîU LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

La dernière escapade , c'était apparemment h 
campagne de 1814. Elle était pardonnée après pins 
de trente ans, mais non pas oubliée. Rien de plus 
singulier que les regards à la fois lamentables et fu- 
rieux dont la pauvre petite vieille criblait la bière 
de son mari. Elle ne s'en approchait pas sans invec- 
tiver à demi-mots ce déserteur du toit conjugal, ce 
relaps, cet incorrigible, ce vieux dissimulé, qui, se 
sentant mourir, avait fait part de ce secret à tout le 
monde, sauf à sa femme. Mais à chaque moment^ 
l'aigreur de cette querelle pdsthtime était tempérée 
par ôfis cris de tendresse et des sanglots de déses- 
poir. 

Comme j'étais un citadin, et même, par mes succès 
du collège, une façon de petit personnage, les ex-» 
centricités publiques de grand'maman m'inquiétaient 
d'abord un peu; je craignis pour la gravité de II 
cérémonie. Mais le monde est meilleur que Ton ne 
croit, car non seulement les amis de la famille, mail 
les indifférents, les simples curieux de Launay et 
des villages voisins eurent le bon goût de feniier 
leurs yeux et leurs oreilles à tout ce qui pouvait les 
étonner un peu. Pei'sonne ne voulut voir que l'amoiir 
d'une pauvre petite vieille pour son défunt, et h 
deuil d'une honnête famille privée de son chef. 0» 
cortège d'anciens soldats affublés d'uniformes gro- 
tesques et accourus spontanément pour rendre hoa* 
mage au vieux patriote eût peut-être semblé riaiUcA 
dans les rues de la ville ; il fît pleurer toute la po-l^ 
pulation de Launay. ■( 

Le temps a effacé plus d'une fois Tépitaphe 4Ql|^ 
mon grand-père avait gravée lui-même sur une 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 135 

de pierre blanche, mais j'ai toujours pris soin de la 
rétablir sans même en corriger les fautes. 



CI GIT 

PIERRE DUMONT 

VOLONTAIRE DE 1792 ET DE 1814 

IL A FAIT SOUCHE 

DE BRAVES GENS 

QUI FERONS LEUR DEVOIR AUSSI, 

VIVE LA FRANCE ! 

La lecture assidue de quelques livres bien choisis, 
en comblant les lacunes de son éducation, lui avait 
appris l'orthographe. Il écrivait assez correctement 
sa langue, et ce n'est pas, je crois, par ignorance 
qu'il avait gravé ferons pour feront, La chose est 
d'autant plus vraisemblable que dans son testament, 
ouvert après les funérailles, je lis : 

« Mes enfants feront bien, quoiqu'ils ne soient pas 
tous à l'aise, d'abandonner à leur mère le revenu 
du petit capital que je laisse en mourant. » 

Pourquoi un écrivain si correct sur le papier 
l'était-il si peu sur la pierre ? Le solécisme, dont on 
parle encore à l'école primaire de Launay est-il de 
pure inadvertance, ou faut-il y chercher une arrière- 
pensée de l'auteur? Quant à moi, j'ai pris mon 
parti, et, dût-on accuser mon cœur d'enfantillage et 
mon imagination de subtilité ridicule, je maintien- 
drai que grand-papa La France, lorsqu'il nous rappe- 
lait nos devoirs envers le pays, s'associait à nous et 
s'engageait pour ainsi dire à combattre le bon com- 
bat au miheu de ses fils et de ses petits-fils. La soli- 



136 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

darité des Français, qu'il avait toujours proclamée, 
et l'esprit de famille qui frémissait de la tête aux 
pieds dans ses vieux os sont responsables de ce 
péché bien véniel. A tort ou à raison, je me suis 
figuré que le vieux cheickh, le grand cacique des 
Dumont, en écrivant son épitaphe, me donnait 
rendez-vous sur le champ de bataille pour la pre- 
mière invasion. Si je me suis trompé, cette erreur 
m'a coûté assez cher pour qu'on me la pardonne; 
d'ailleurs je ne la regrette pas. 

Le testament olographe emplissait à peiiie une 
page de papier timbré ; cependant il fetait plus long 
que je ne l'aurais, voulu. Après avoir révélé la vente 
de son petit domaine à un marchand de biens, sous 
réserve de moitié de la maison et de tout le jardin 
d'à côté dont grand'maman gardait la jouissance à 
vie, mon grand-père m'interpellait directement eH 
m'imposait, à moi, mineur, les devoirs d'un chef de 
famille. Ce n'était pas la première fois qu'il me par- 
lait ainsi, mais la solennité de l'acte et du moment 
centupla mon émotion ; je me sentis ployer sous un 
fardeau trop lourd pour mes épaules. 

Et la tâche qui s'imposait à moi me parut d'au — 
tant plus rude que tous les habitants de Launa] 
trouvaient ma pauvre maman très changée. Lesua: 
lui demandaient : Avez-vous donc été malade?, 
autres lui disaient : Reposez-vous, ou soignez-vous 
Deux ou trois vieux amis me crièrent à brûle-pouCT*" 
point : Garçon, ne donne pas de souci à ta mère 1. — 
C'était elle qui m'en donnait, la chère femme, 
pour la première fois de sa vie. J'avais pris la doue 
habitude de l'admirer autant que je l'aimais. EH 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 137 

était à mes yeux aussi jeune, aussi belle et aussi 
florissante qu'aux jours de son bonheur et de notre 
prospérité. Il ne fallut rien moins que ce cri du vil- 
lage, ce rude avertissement d'un petit peuple inha- 
bile à mentir, pour éveiller mon attention et me 
montrer la pauvre créature telle que la solitude et la 
douleur l'avaient faite. Oui, vraiment, elle languis- 
sait. Son buste amaigri semblait ployer sous le poids 
d'un fardeau invisible ; sa voix était légèrement 
voilée, sa respiration était courte, ses forces s'épui- 
saient au plus léger effort. Moi qui baisais ses mains 
à tout propos, comment n'avais-je pas remarqué 
qu elles prenaient un ton de cire ? Si les lignes de* 
son visage étaient aussi pures que jamais, le teint avait 
changé, la couleur était celle d'une plante étiolée. 
A l'étonnement douloureux qui suivit cette décou- 
verte, il se mêlait en moi je ne sais quel sentiment 
de remords. Je^ savais bien que je n'étais pas un 
mauvais fils, j'étais sûr de mon cœur ; mais suffit-il 
d'aimer ? avais-je pris assez de soins de cette femme, 
dont j'étais le seul protecteur et l'unique gardien ? 
Ses grands yeux, qui semblaient regarder au delà du 
monde, ne protestaient-ils pas contre -le vidé de la 
maison, l'absence de la famille, les travaux et les 
distractions égoïstes du fils? 
- Et j'étais sur le point de la laisi^er plus seule en- 
core. En octobre prochain, pour obéir aux volontés 
de mon père, je devais commencer un exil de 
huit ans, au bas mot, entrecoupé de courtes va- 
cances. Trois ans au collège royal, si j'étais reçu à 
l'école après une seule année de mathématiques spé- 
ciales, deux ans à l'École polytechnique, trois ans 



138 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

à l'École des ponts et chaussées : tel était le mi- 
nimum de nos peines, c'est-à-dire de notre sépara- 
tion, dans rhypothèse du succès invariable et du 
triomphe continu. Les organisateurs de nos grandes 
écoles n'étaient point apparemment des cœurs ten- 
dres, ou ils ont prévu tous les cas, sauf le mien. 

Or n'oubliez pas que j'étais un privilégié, car 
l'adoption de ma ville natale, mon travail personnel 
et quelques dons de la nature me permettaient d'ac- 
complir ce long voyage sans bourse délier. « Il est 
né coiffé, ce jeune homme I disait le sous-préfet de 
Courcy. Si tout lui réussit comme par le passé, à 
l'âge de vingt-cinq ans il sera ingénieur de troisième 
classe, sans avoir rien coûté à la bonne madame Du- 
mont. » J'étais sincèrement de cet avis, lorsqu'on me 
fit comprendre à demi-mot qu'une séparation de 
huit ans pourrait coûter à ma mère autre chose que 
son argent. A l'idée qu'elle pouvait mourir en mon 
absence et par ma faute, je reculai épouvanté, comme 
le voyageur qui, marchant en toute sécurité sur une 
route royale, trouve un pont brisé par l'orage et 
voit l'abîme ouvert à ses pieds. 

Avant tout, je voulus avoir le cœur net et savoir 
s'il y avait péril en la demeure. Rien ne nous rete- 
nait plus à Launay : ma grand'mère, après tant 
d'émotions , avait besoin de solitude et de repos. 
Elle ne s'en cachait pas, et, si elle insistait pour 
me garder deux mois de suite comme autrefois, 
c'était évidemment affaire de forme. Les volontés 
du mort, ratifiées par tous les survivants, éludaient 
les froides horreurs d'une vente et les petites tur- 
pitudes d'un partage. Quand on nous eut distribué 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 439 

quelques menus souvenirs dont notre affection 
Êûsait tout le prix, il ne nous resta plus qu'à pren- 
dre un filial et respectueux congé. Chacun sen- 
tait que la pauvre maman La France, avec ses 
600 francs de rente, sa moitié de maison et son bout 
de jardin, entrait dans une vie plus retirée et plus 
étroite que jamais, sous la garde peut-être un peu 
intéressée, mais vigilante et sûre, de l'oncle et de 
la tante Joseph. J'embrassai tristement mes cousins 
et cousines, qui n'étaient guère moins découragés. 
11 nous semblait à tous que nous allions rouler dans 
tous les sens, chacun pour soi, comme les grains 
d'un collier dont le fil s'est rompu. Quant à moi, ce 
Launay que j'avais tant aimé n'était plus qu'un vil- 
lage à moitié désert, un commencement de ruine, 
depuis que le vieux chef de la famille ne m'y tendait 
plus ses grands bras. 

En rentrant à la ville, je trouvai chez ma mère 
une lettre de Basset. Notre ancien contre-maître ne 
m'appelait plus petit patron^ et il me disait voi^, 

« Mon cher Pierre, 

a II y a bien longtemps que nous ne nous sommes 
vus et les démarches que j'ai faites pour vous rencon- 
trer ont été plus malheureuses que de raison. Cepen- 
dant il est impossible que nous soyons des étrangers 
l'un pour l'autre, puisque vous êtes le fils de l'homme 
à qui je dois tout. La mort de votre regretté grand- 
père, votre prochain départ et d'autres circonstances 
encore me font une nécessité de causer avec vous 
en présence de Mme Dumont. J'espère que vous ne 



140 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

me refuserez ni l'un ni l'autre une faveur dont je ne 
me suis pas rendu indigne, et je vous prie de croire, 
mon cher Pierre, à mon inaltérable amitié. 

« J. Basset. » 

Tout cela était si bien dit et si bien pensé qu'en 
lisant le billet je fus prescpie honteux de moi-môme. 
Les meilleurs souvenirs de mon enfonce se réveillè- 
rent un moment ; je me rappelai les bons offices, les 
bons conseils et les bons procédés de cet honnéie 
ouvrier, son dévouement à mon père, l'estime (pie 
mes parents avaient toujours professée pour lui. Je 
me reprochai durement ma sotte bouderie et le ca- 
price inexcusable qui, depuis si longtemps, tenait ce 
vieil ami à l'écart. Bref, je cédai à l'impulsion de 
mon cœur, et, saas prendre avis de personne, je 
répondis : 

« Arrive quand tu voudras, mon cher Basset, et tu 
seras reçu à bras ouverts. y> 

Catherine était déjà loin, avec cet autographe dans 
la poche de son tablier, lorsque je contai l'aventure 
à ma mère. Elle prit un air sérieux, et, sans blâmer 
ma précipitation, elle demanda pourquoi je n'étais 
pas allé tout simplement causer avec Basset chez 
lui. Rien n'indiquait la nécessité d'une intervention 
féminine dans un entretien dont le ton serait assuré- 
ment amical. Sa place n'était pas entre nous, disait- 
elle. Je sentis qu'elle était sur le point de rappeler 
les causes de ma brusque rupture avec Basset, mais 
elle tourna court et se mit à parler de choses indif- 
férentes. Moi qui la connaissais assez pour entendre 
ce qu'elle ne disait pas, je fis un mouvement pour 



LE ROBfAN d'un BRAVE HOMME 144 

courir après ma lettre et, si j'arrivais trop tard, pour 
décommander le rendez-vous. La pauvre femme 
m'arrêta : 

€ Ce qui est fait est fait, dit-elle avec son pâle 
sourire. On ne gagne rien à retarder les explications 
nécessaires. J'ai lu je ne sais où qu'en certaines 
affaires le moins prévoyant est toujours le plus sage. 
Tu as peut-être été un profond politique sans le 
savoir. » 

Elle parla longtemps ainsi, à demi-mots, avec une 
verve fébrile, répondant à mes questions par des 
phrases en l'air, et riant d'un rire forcé chaque fois 
que les larmes semblaient monter à mes yeux. L'irri- 
tation de ses nerfs gagnait les miens par sympathie. 
Je la voyais souffrir, et pouilant j'étais plus tenté de 
la quereller que de la plaindre. Durant cette heure 
abominablement longue, mon instinct de fils aimant 
et jaloux observa en elle comme une éclipse de 
maternité. Elle n'était que femme, et la plus in- 
quiète, la plus capricieuse, la plus inexplicable des 
fenmies. 

Cependant Catherine ne rentrait pas. Elle avait eu 
dix fois le temps d'aller et de venir, car le nouveau 
chantier de Basset était à quelques minutes de chez 
nous ; mais elle s'oubliait à causer avec des commères, 
ou elle était tombée dans quelque piège de celui qui 
voulait arriver avant elle et qui la devança en effet. 

Il sonna; j'allai lui ouvrir, et il m'embrassa sur les 
deux joues pour entrer en matière : 

« Mon cher Pierrot! je te trouve enfin I C'est un 
beau jour! Serviteur, madame DumontI C'est un 
beau jour. Un bien beau jour. » 



142 LE ROMAN D*UN BRAVE HOMME 

Tout en répétant ce refrain d'opéra-comique, il 
prit place dans notre humble salon, déposa sur le 
guéridon son chapeau neuf à coiffe blanche, ramena 
sur ses genoux les deux pans d'une magnifique te- 
dingote et tira ses manchettes sur une paire de gants 
gris perle très corrects. 

Ma mère souriait discr^ment et semblait avoir 
retrouvé un beau calme : ses mains de cire trem- 
blaient un peu, voilà tout. Elle échangea avec aisance 
les banalités qui préludent aux conversations le» 
plus sérieuses ou les plus frivoles, indistinctement; 
puis, sans émotion apparente, elle dit à FancieD 
contre-maître, devenu gros entrepreneur : 

« Monsieur Basset, Pierre vous a répondu sur-le- 
champ, sans même me consulter, parce qu'il s^agifH 
sait d'affaire urgente. 

— Urgente si l'on veut, madame Dumont; e'ert 
plus ou moins pressé, selon les personnes. Ma» 
comme l'enfant doit partir un de ces jours et to» ' 
laisser seule à Gourcy, j'ai pensé, j'ai cru convenar 
ble... d'autant que Pierre est mon seul héritier...» 

À ce mot imprévu, la moutarde me monta au nei, 
et j'interrompis brusquement : 

« A quel propos et de quel droit, monsieur, voua 
faites-vous de ma famille? Je n'ai besoin de rien ni 
de personne. » 

Il répondit avec une douceur qui n'était pas sans 
autorité : 

« Tu as tort, mon enfant, de me couper la parole. 
Écoute bien, d'abord; il sera toujours temps de te 
fâcher, quand tu sauras. La destinée, mon petit 
Pierre, m'a fait riche à tes dépens; Un terrain que 



LE HOMAN d'CN BRAVE HOMME l43 

^ xnère m'avait vendu pour un morceau de pain 
^ été exproprié par le chemin de fer; j'en ai tiré 
^^^O 000 francs, écus sonnants. J'ai doublé la somme 
^^ Amendant des traverses à la Compagnie : quelques 
^^ Vi-pes de bois, achetées par ton pauvre père et com- 
Pï*i$5es dans son fonds de commerce, ont été la base 
^^ cette opération. Grâce à ton père, tu m'entends 
*^^^n, j'ai pu me rendre adjudicataire de tous les 
*'*^-"vaax de charpente, non seulement à la gare de 
^^ Vircy, mais dans quatorze stations de la ligne, sans 
Préjudice du travail courant, qui va bien. Je n'ai ni 
^f^Cîcié ni créancier; le crédit s'offrait à moi, je lui 
^ '•^iré ma révérence : il coûtait trop cher! Mes mar- 
^''^^s sont passés de telle sorte qu'avant cinq ans, 
^^^^i qu'il advienne, j'aurai le million tout rond, et je 
*^^^i un des plus gros messieurs de l'arrondissement. 
-^ ^'encier, le marchand de cochons et le banquier 
"^^-*même, M. Foulard, gros comme le bras, me 
Citeront d'égal à égal quand il m'arrivera de les 
^^xder dans la rue. Mais je ne me fiais pas illusion, 
J. ^^is que tout ce bien, né et à naître, ne m'appar- 
^^^t que par un coup du sort, au détriment de mon 
'^^^••on et de sa famille. Si M. Dumont ne s'était pas 
^^^IrilBé dans l'incendie de la fabrique, c'est lui qui 
^t riche aujourd'hui. U le serait bien plus que 
^"^^^S, madame Dumont, car il avait à ses côtés la 
- ^^^^/sntendue, la plus sage et la plus économe des 
_'^^^^lmes, tandis que je suis un vieux célibataire sans 
^^^Tiage et sans conseil. > 
^la mère fit un mouvement : il l'arrêta tout net et 
ondit d'avance à ce qu'elle allait dire : 
J'entends. Mariez-vous I Ce n'est pas, je vous 



m 



144 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

jure, roccasion qui m*a manqué. On m*a offert de 
bons partis, les meilleurs de la ville et des environs. 
Mais comment aurais-je eu le cœur de partager avec 
Colette ou Jacqueline une prospérité qui, en bonne 
justice, vous appartient plutôt qu'à moi? C'est avec 
vous, madame Dumont, et avec le fils de mon ancien 
patron, que je voudrais tout mettre en commun, con- 
formément aux lois, si vous pensiez jamais que 
quinze ans de respect, de dévouement et de sincère 
amitié m'ont rendu digne d'une si honorable et si 
heureuse alliance. 

— Ah çà, m'écriai-je en bondissant, c'est une de- 
mande en mariage! 

— Et quand il serait vrs^i? reprit sévèrement ma 
mère. Ce serait à moi de répondre; tais-toi. » 

Elle se tourna vers Basset, et d'un ton de sérénité 
parfaite, en pesant avec soin chacune de ses paroles, 
elle lui dit : 

« Mon ami, sans approuver entièrement le détour 
que vous avez pris pour arriver à cet entretien, je 
suis bien aise de vous avoir entendu et de pouvoir vous 
répondre devant mon fils. Aussi bien, vous abusiez 
un peu du droit de circuler dans la ville haute, et 
depuis quelques mois je vous rencontrais sur mon 
chemin plus souvent qu'il n'est d'usage et de raison. 
Je n'ai jamais pris en mauvaise part ces assiduités, 
dont le but ne pouvait être qu'honorable, étant 
donnés votre caractère et le mien. J'étais sûre qu'un 
jour vous vous déclareriez, et je vous remercie de 
l'avoir fait en présence de mon fils. Pierre, qu'un 
tel événement avait pris au dépourvu, a frémi à la 
seule idée de voir un autre homme prendre chez nous 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 145 

la place de son père : il est jeune, il ne sait pas que 
ceSi choses-là arrivent tous les jours, aux applaudis- 
sements du monde. Moi, je ne suis ni surprise ni of- 
fensée, mais plutôt flattée de ce que vous m'avez dit. 
Seulement, je dois vous répondre, avec un© fran- 
chise égale à la vôtre, que j'ai donné à mon pauvre 
Dumont tout l'amour et toute la jeunesse de mon 
cœur. Il ne me reste plus qu'une somme de dévoue- 
ment résigné et d'abnégation mélancolique; je la 
dépenserai tout entière au profit de ce grand enfant. 
Vous croyez voir une femme ici, mon cher Basset; il 
n'y a plus qu'une mère, et une mère terriblement 
vieille, car les années de douleur sont pour nous 
comme les campagnes de soldats : elles comptent 
double. » 

H se récria avec une telle vivacité que je crus au 
premier instant qu'il allait faire des compliments à 
ma mère. Mais il était homme de ressources et de 
tact; et il le prouva aussitôt en saisissant la balle au 
bond. Cet homme d'épaisse encolure retourna l'ar- 
gument de son adversaire avec une dextérité qui 
m'éblouit. 

« Ah! dit-il, vous commencez à sentir le poids de 
la vie? Ah 1 vous vous trouvez faible et fatiguée? Vous 
n'êtes plus que l'ombre de vous-même? Je le sais 
bien, et ce n'est pas moi seul qui vous vois dépérir : 
la ville entière parle de vous comme d'une personne 
qui s'éteint. Et^ pourquoi vous en allez-vous, chère 
madame Dumont? Tout le monde le sait et le dit : 
parce que vous êtes désœuvrée, vous si active et si 
vaillante autrefois! Parce que vous vivez seule, après 
avoir conduit et dirigé tout un monde, dans une 

iO 



146 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

grossie maison. Moi qui vous ai connue au bon temps, 
je sais ce que vous abattiez d'ouvrage, sans avoir 
l'air d'y toucher; et je comprends qu'il vous ea 
coûte de vivre à l'étroit, les bras croisés, comme 
une statue dans sa niche ou une momie dans sa 
boîte. Encore aveat-vous eu jusqu'à présent quelques * 
heures d'occupation par semaine, grâce au brave 
enfant que voici. Vous alliez le voir; il venait; ses 
succès vous rendaient heureuse; ses petits écarte 
de conduite exerçaient votre autorité; tout ce qui 
se rapportait à lui, jusqu'au raccommodage de ses 
hardes, entretenait en vous... comment dirai-je?le 
sentiment et le goût de la vie. Mais le voici qui s'en 
va, ce fils unique; il vous quitte pour des années à 
la fin de septembre : que deviendrez-vous donc 
sans lui? 3> 

Ma mère tressaillit, et Basset, comprenant qu'il 
avait touché la corde sensible, insista sur la détresse 
morale d'une veuve séparée de son fils. Il eut le bon 
goût d'éviter la moindre allusion à notre gêne; mais, 
tout en nous parlant comme si nous avions eu dix 
mille francs de rente, il prouva que ma mère, si elle 
me suivait, serait plus isolée à Villevieille, à Paris et 
dans n'importe quelle résidence, qu'elle ne l'était à 
Courcy. Au moins, dans la petite ville où elle était 
née, elle avait quelque espoir de rencontrer par-ci 
par-là un visage de connaissance; mais au chef-lieu 
du département? mais à Paris? pendant les intermi- 
nables années d'étude et de casernement qui s'allon- 
geaient devant moi? Quelque résolution qu'elle prit, 
soit qu'elle restât sans moi, soit qu'elle s'en vint ï 
ma suite, elle serait seule partout, elle mourrait 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 147 

(l'isolement et de tristesse. Un mariage honorable, 
approuvé de tous, pouvait la rattacher au monde et 
à la vie : hors de là, point de salut. 

Tandis que notre ancien contre-maître exposait 
ses raisons, il se faisait en moi un grand écroulement 
. de projets et d'espérances. Toutes mes ambitions 
s'en allaient à vau l'eau, comme les pièces d'un na- 
vire échoué sur le roc. Ces belles choses que mon 
père avait rêvées pour moi, le collège royal, l'École 
polytechnique, les ponts et chaussées, les fonctions, 
les honneurs, les dignités que mes maîtres me mon- 
traient de loin et que j'escomptais en esprit depuis 
plusieurs années avec la confiance intrépide des 
enfants, s'évanouirent en quelques minutes à la lu- 
mière du devoir. C'est ainsi que Ton voit ies lam- 
beaux épars de- la brume se fondre aux premiers 
regards du soleil. Dans un moment qui fut et qui sera 
le plus solennel de ma vie, je devins homme. J'im- 
molai toutes les grandeurs que mon père m'avait 
promises aux obligations que le pauvre papa La 
France m'avait rappelées. 

c Après tout, disais-je en moi-même, il n'est pas 
strictement nécessaire que le petit-fils d'un paysan 
et le fils d'un maître charpentier devienne ingénieur 
des Ponts. Si la chaîne était allongée d'un anneau, 
si les brillantes destinées auxquelles j'aspirais hier 
ne devaient échoir qu'à mon fils, l'éternelle loi du 
progrès ne serait pas abrogée pour si peu. Ce qui 
importe aux miens et à moi-même, c'est qu'une 
vieille famille d'honnêtes gens ne reste pas sans chef; 
c'est surtout que ma mère, après une vie de bonté, 
de dévouement et de sacrifice, ne reste pas b l'aban- 



148 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

don. Elle n'a plus que moi; sa santé n'est pas bril- 
lante; nos parents, nos amis, les indifférents eux- 
mêmes assurent qu'elle mourra bientôt si je m*en 
vais; elle ne dit pas le contraire; ma place est donc 
auprès d'elle, et, coûte que coûte, il faut rester. > 

Ma résolution prise, un grand calme succéda k 
tous les mouvements impétueux qui m'agitaient, et 
j'écoutai froidement ce que Basset avait encore à 
nous dire, il parla longtemps et très bien; si bien 
que ma pauvre mère fut dix fois sur le point de 
fondre en larmes au tableau des douleurs qu'il lui 
prophétisait. Lorsqu'il eut péroré tout son soûl, je 
lui dis d'un ton cordial : 

« Bravo I mon vieil ami, tu parles d'or; mais ne. 
te mets plus en frais d'éloquence. Tout ton raison* 
nement se repose sur une erreur de fait. Maman ne 
sera jamais seule, pas plus qu'elle n'aura l'ennui de 
se dépayser avec moi : je reste. Mes études sont ter- 
minées, à mon sens^ car je suis capable de gagner 
modestement ma vie, et j'entre en possession d'un 
emploi le 1" septembre prochain. Ne cherche pas! 
c'est M. Simonnot qui m'a engagé; il a ma parole et 
j'ai la sienne: La fabrique n'est pas une carrière bril- 
lante, mais, baste ! un garçon de ma trempe y trou- 
vera le pain quotidien et quelque chose de plus. 
Je t'étonne, et maman elle-même ouvre de grand» 
yeux, car elle n'était pas dans le secret; c'est la pre- 
mière nouvelle qu'elle en a. Vous voilà informés 
l'un et l'autre; j'ai fait d'une pierre deux coups. » 

Ma mère se leva fort émue, et, sans plus s'occupe^ 
de Basset que s'il avait été en Chine, elle vint to^ 
prendre les mains : 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 140 

<r Pierre, s'écna-t-elle, je ne te demande pas si tu 
dis la vérité, tu n*as jamais menti. Mais as-tu réfléchi 
avant de t'engager de la sorte? Sais-tu ce que tu 
sacrifies? Sais-tu ce que tu prends? Tu n'as pourtant 
pas oublié les volontés de ton père? 

— Non, mais papa La France m'en a signifié 
d'autres, bien plus conformes à l'état de nos affaires. 
Il m'a institué chef deÊimille; en cette qualité, c'est 
bien le moins que je dispose de moi-même^ 

— Mais, malheureux enfant, tu n'es pas même 
bachelier I 

— Et je ne le serai jamais, selon toute apparence, 
quoique je me promette bien d'aller tous les soirs au 
collège et d'y parfaire mon éducation. Tu n'auras pas 
à rougir de moi, je te le jure. Mais à quoi me servi- 
raient tous les diplômes universitaires, lorsque j'ai 
fait mon deuil des emplois du gouvernement? 

— Tu as raison I s'écria Basset, et ce n'est pas moi 
qui jamais t'ai poussé sur le pâturage où ruminent 
les fonctionnaires. Les métiers les plus libres sont 
les meilleurs : du reste, on ne fait fortune qfue dans 
ceux-là. J'aurais voulu te voir succéder à ton père; 
on en a décidé autrement, et, savant comme te voilà, 
tu croirais descendre en montant sur les toits. Mais 
puisque tu veux être commis, en attendant mieux, 
pourquoi donc ne le serais-tu pas de préférence 
chez un entrepreneur qui t'estime et qui t'aime? Tu 
n'es pas faïencier pour un liard, tandis que la char- 
pente, ça te connaît. J'ai justement besoin d'enrôler 
un jeune homme lettré et de bonnes manières, 
capable de défendre mes intérêts à coups de plume 
et à coups de bec contre les ingénieurs du chexcÀtv 



iSO LE ROMAN D^UN BHAVE HOMME 

de fer. Il paraît que je ne sais pas m'expAquer, que 
j'ai la tête trop près du bonnet, que je commence 
toujours par casser les vitres et que ce n'est pas la 
bonne méthode. Avec un secrétaire et un ambassa- 
deur comme toi, j'économiserais à la fois ma bile et 
mon argent. 

— Tu me flattes, Basset, mais tu ne me débau- 
cheras pas : j'ai la faïence en tête. 

— Qu'est-ce qu'il pourra bien te payer, ton vieux 
ladre de Simonnot? 

— Mon patron n'est pas un prodigue, d'accord; 
mais c'est un homme jpste, et quoique nous n'ayons 
pas encore traité la question d'argent, j'espère bien 
gagner 50 francs par mois d'entrée de jeu. 

— Je t'en offre le triple. 

— Ce serait trop cher. 

— Comment l'entends-tu? 

— De toutes les manières. » 

Ma mère ne lui laissa pas le temps de méditer 
cette réponse péremptoire, et de sa voix grave et 
posée elle conclut pour elle et pour moi : 

ce Maintenant, mon cher Basset, nous avons dit 
tous les trois ce que nous avions à dire. Si j'accepte 
le sacrifice de cet enfant, c'est que je suis bien dé- 
cidée à ne changer ni d'état ni de nom. Vous voyœ 
devant vous deux personnes profondément touchées 
de votre amitié et sensibles à vos généreuses inten- 
tions, mais capables de se suffire et résolues à vivre 
exclusivement l'une pour l'autre. Imitez-nous; ar- 
rangez votre vie à part. Vous avez la fortune; il ne 
nous reste plus, en vous disant adieu, qu'à vous 
souhaiter le bonheur. » 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 151 

Le pauvre garçon étouffa un sanglot, et ses yeux 
se gonflèrent de larmes : 

[f « Suffit ! dit-il. On sait ce que parler veut dire. Il ne 
vous manquait plus que de me mettre à la porte; et 
j'y suis. Ma démarche méiitait mieux, madame Du- 
mont, et vous n'aurez ni à vous plaindre ni à vous 
étonner si je me venge de vos refus. » 

Je m'étais déjà élancé entre ma mère et lui. Il 
m 'écarta de sa puissante main et poursuivit : 

« A toi aussi, gamin, je te déclare que je me ven- 
gerai, comme un honnête homme et un digne ouvrier 
peut se venger d'une femme et d'un enfant. Je veil- 
lerai sur vous, je vous protégerai malgré vous, et 
malgré vous je remplacerai, dans la mesuré du pos- 
sible, mon très regretté maître. Je ne suis pas seu- 
lement le successeur de Pierre Dumont, je suis son 
débiteur et le vôtre. Il n'y a ni loi, ni puissance, ni 
autorité qui m'emjfêche de pratiquer à votre profit 
les maximes que le patron m'a enseignées. Je n'ai 
point, je n'aurai jamais d'autre &mille que la sienne. 
Prenez-en votre parti l'un et l'autre! Serviteur, ma- 
dame Dumont! Bonjour, petit! » 

Cela dit^ il ramassa son chapeau neuf et sortit en 
battant les portes. Je tombai aux genoux de ma mère 
et je lui dis : 

a Chère maman, que je te remercie d'aimer mon 
père mort comme tu l'aimais vivant I 

— Il n'y a pas de mérite à cela, répondit-elle. Mais 
quand donc nous laissera-t-on tranquille dans notre 
obscurité? Je voudrais bien avoir les cheveux blancs. » 



IX 



LA FABRIQUE 



Gomme boursier municipal et enfant adoptif de la 
ville, j'appartenais un peu à tout le monde. Le plus 
modeste contribuable de la commune estimait qu'en 
raison des sacrifices qu'il avait faits pour moi, il 
avait les mêmes droits sur ma petite personne que 
ma mère, mes oncles et toute la fami]le. Ce patro- 
nage collectif, je dois le dire ici dans la reconnais- 
sance de mon cœur, ne s'était manifesté que par de 
bons procédés et de bonnes paroles, et si jamais j'en 
avais connu le poids, c'était comme un enfant gâté, 
en se mettant au lit, se sent doucement opprimé par 
une couverture bien chaude. Les bonnes gens de 
tous étages, les riches et les pauvres, mais les pauvres 
surtout, avaient une façon de me dire : « Mon cher 
Pierre, mon cher Dumont, » ou même, depuis quel* 
que temps : « Mon cher monsieur Dumont, » qui 
accentuait franchement le pronom possessif. Et je 
n'en étais ni fâché ni humilié, tant s'en faut, car ce 



LE ROMAN d'un BRAVE H05IKE 153 

pain de la ville, que je mangeais d'un grand appétit, 
avait été gagné par mon père. 

Toutefois, au moment de choisir une profession à 
laquelle personne ne m'avait destiné, je n'étais ras- 
suré qu'à demi sur le qu'en-dira-t-on, et je craignais 
vaguement d'encourir un blâme discret. Lorsqu'une 
cité se cotise pour l'éducation d'un enfant, il est au 
moias sous-entendu que l'enfant tâchera de faire 
honneur à la cité. Or, en 4845, Topinion publique 
prisait par-dessus tout les récompenses officielles, 
les prix, les médailles, les diplômes, les emplois, les 
honneurs mis au concours par le gouvernement; 
nous étions Chinois en cela, et peut-être le sommes- 
nous encore un brin. Plus j'avais donné d'espérances 
à mes concitoyens par quelques succès de ce collège, 
plus je risquais de les mécontenter en prenant un 
emploi modeste, terre à terre, accessible au premier 
venu. Les autorités, les amis, les professeurs étaient 
capables de se jeter à la traverse, et je ne pouvais 
pas expliquer à toute la ville ma soudaine résolution ; 
à peine avais-je pris le temps de me l'expliquer à 
moi-même. « Je ne dois pas quitter rtia mère, et tout 
le reste m'est égal ! » Voilà ce que je marmottais 
entre mes dents sur le chemin de la fabrique, cinq 
minutes après le départ de Basset. Je voulais en finir 
d'un seul coup, m'engager sans retour possible, avoir 
le droit de dire à tous les donneurs de conseils: 
« Il est trop tard, je ne m'appartiens plus. » 
M. Simonnot ne parut ni content, ni fâché, ni 
même surpris de ma démarche. Il me laissa entendre 
qu'il avait prévu le cas, mais sans dire ce qu'il pensait 
du coup de tête. 



154 LE ROMAN D*UN BRAVE HOMME 

« Vous entrerez demain, monsieur Dumont, à 
75 francs par mois. Ce n'est pas que j'aie grand 
besoin de vos services; mon personnel est au com- 
plet, mais je ne manque jamais à la parole donnée. 
On vous mettra à la correspondance, à la fabrica- 
tion, à la vente, aux achats, partout où l'on jugera à 
propos de vous employer ou de vous essayer ; peut- 
être aussi, l'hiver prochain, vous chargera-t-on dfl 
quelques voyages. 

— Rien ne me coûtera, monsieur, pour vous mon- 
trer ma reconnaissance; et si un dévouement sans 
bornes... 

— Trêve de rhétorique I je ne demande à mes 
employés que d'être honnêtes et assidus. Si voufl 
travaillez bien, vous gagnerez le nécessaire, paB 
davantage. Inutile de vous apprendre que voua ne 
ferez pas votre fortune ici : vous savez que je n'y» 
pas fait la mienne. Le maximum des traitements à 
la fabrique est de six mille francs; c'est ce que J6 
donne au caissier, qui compte trente-cinq ans de 
services et qui a débuté sous mon père. 

— Monsieur, je gagnerai toujours assez pour m(H) 
et d'ailleurs il y a du pain à la maison. Mais voosi 
vous qui luttez depuis si longtemps avec tant de cou- 
rage, permettez-moi d'espérer qu'un jour le succès 
récompensera vos efforts. Ce n'est pas le dévouement- 
seul que j'apporte à votre service. Je sais un peu, je 
réiléchis beaucoup, je cherche, j'ai des idées... 

— Si vous avez des idées sur la faïence, moUj 
garçon, je vous invite formellement à les laù 
chez vous, dans la ville haute. Il n'y a pas de plao 
ici pour les gens à projets, les réformateur, les uU 



LE RÛHAN D UN BRAVE HOHHE 



1% 



lia maison, quoique vieille, est encore a»ses 
»]]edurera plus que moi, plus que vouft-mémé, 
qu'on ne s'avise pas de la réparer! au pre- 
up de pioche, tout croulerait. C'est pourquoi 
tant à ce que vous appelez ma routine. » 
^yai de lui Ëiire comprendre en quelques mots 
ttis que, depuis les origines obscures et fabu- 
lu genre humain, tous les progrès de la civi- 
avaient marqué leur empreinte sur l'argile 
t feu ; que les perfectionnements de la céra- 
plus encore que la consommation du fer, 
nt la mesure d'un peuple à tel ou tel moment 
oire, et que l'on pouvait déclarer aux géné- 
les plus profondément enterrées : " Dis-moi 
ai tu as mangé, je dirai ce que tu étais ! > Donc 
lait Ckcheux que dans un temps tei que le 
u milieu d'un mouvement industriel comme 
) n'en avait jamais vu, une manufacture fran- 
Tât à la consommation des produits où les 
>gues futurs ne reconnaîtront certes pas la 
aei845. 

uterrompit en criant : 

jeune homme, c'est du bleu. Vous nagez 
bleu, et je vous avertis, une fois pour toutes, 
'aime pas le bleu. Mes produits ne sont pas 
c'est accordé; mais j'en donne au consom- 
pQur son argent. S'il y a un public pour 
les assiettes à cinq sous, il y aura toujours, 
jgiquement, des usines pour les fabriquer et 
tiques pour les vendre. Je ne vis, je ne dure 
le bon marché, il est mon seul moyen de 
contre les séductions de la iaience peinte ou 



1 I 



•) % 



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156 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

imprimée. Je ne peux donc sous aucun prétexte 
élever mes frais généraux, et, si le chemin de fer 
continue à séduire nos ouvriers par Tappât d'un 
salaire plus fort et d'un travail moins assidu, je les 
remplacerai par des enfants et par des femmes. Tout 
pour le bon marché I Mais je ne sais pourquoi je dis- 
cute avec un béjaune de votre âge et de votre expé- 
rience. Lorsque vous aurez mis la main à la pâ^, 
vous penserez aux échéances fin courant plutôt qu'aux 
jugements des archéologues fiiturs. A demain, huit 
heures précises! » 

Il me tourna le dos avec sa brusquerie .accou- 
tumée et me laissa content et penaud. J'étais bien 
aise d'avoir une place, un traitement fixe, un 
avenir modeste et assuré , ce qui est l'idéal de 
tous les Français ; mais, pour les idées neuves et 
les projets audacieux qui remplissaient ma pauvre 
tête, le sol de la fabrique me semblait terriblement 
ingrat. 

La maison Bonafîgue se rencontra sur mon che- 
min, j'y entrai. Barbe me reçut. Elle était seule et 
toute en larmes. Un bas bleu, un œuf de bois et 
une pelote de coton à repriser roulèrent de son 
genou sur le plancher lorsqu'elle vint à moi. 

« Te voilà donc, mon grand I dit-elle en essuyant 
ses yeux. Papa est à l'atelier, ma mère est chez la 
tienne ; Jean court les bois avec ses camarades ; ils 
coupent des branches de chêne pour la salle des 
prix ; moi, je travaille. 

— Pas beaucoup, ma pauvre mignonne. Il pleu- 
vait tout à l'heure sur ce petit museau. Tu as donc 
de la peine*? 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMBfE 157 

— Oui, j'en ai pour moi et pour toi. Je pleure 
ton grand-père, qui était un peu le mien depuis 
cinq ans, car tu n'as pas oublié, je suppose, à qui 
jo dois la vie. 

— C'est bien à toi, ma chère; mais tu ne le 
connaissais pas beaucoup, ce pauvre papa La 
France^ 

■4 — Je ne suis donc pas allée à Launay? Je n'étais 
donc pas là, le jour ou il a béni mon frère? Il ne 
m'a pas choyée et caressée? Papa La France est le 
seul homme qui ait été galant pour moi. » 

A ce mot, je ne pus m'empêcher de sourire, et 
elle repartit avec sa vivacité provençale : 

c Oui, galant! Tu n'as pas remarqué qu'il m'ap- 
pelait sa toute belle? Et quand je réclamais^ car je 
suis laide et je me rends justice, il prenait maman 
à témoin ; il lui disait : — Avec ces dents-là, ces 
cheveux d'un noir bleu et avec ces pruneaux 
(c'étaient mes yeux), une fille est sûre de plaire. 
Le nez est peut-être un peu court, mais l'âme est 
grande par compensation. Madame Bonafigue, le 
monde est plein de fausses jolies femmes qui plai- 
sent à première vue et qui ne supportent pas 
l'examen. Barbe est une fausse laide; plus on la 
voit, plus on l'apprécie. Mais pourquoi lui avez- 
vous donné ce malheureux nom? — Maman lui ré- 
pondit que j'en avais un autre. — Et lequel? — 
Lucel — De mal eh pis. Il y en a de si jolis et 
de si simples I Pourquoi donc pas Marie? — Tel 
dit maman, je l'aime aussi, le nom de Marie. A 
preuve que je l'ai donné à mon fils Jean. — Ça lui 
fera une belle jambe au régiment I répliqua le grand 



158 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

père. — Là-de2>su3, mauian, qui a bon bec, comme 
tu sais, expliqua comme quoi les prénoms sont 
affaire de latitude ; que Barbe et Luce vous éton- 
naient parce que vous viviez au nord de la Loire, 
mais qu'un Flamand, nommé Odilon, ou un Breton, 
nommé Corentin, n'oseraient pas circuler en plein 
jour, avec leurs noms sur le chapeau, dans les mes 
d'Aix ou de Marseille. Ton grand-père avoua qu'il 
y avait du vrai dans ce i*aisonnement, et que d'ail- 
leurs tout s'arrangeait au mieux si je m'appelais 
Luce, car Luce a un diminutif charmant, qui est 
Lucette. — Lucette, me dit-il, tu seras une femme 
aimante et aimée, et je te garde un mari digne de 
toi. — Ma mère et moi nous répondîmes qu'il se 
moquait ; il prit aussitôt ses grands airs de chevsh 
lier français, et jura qu'un Dumont ne badinait 
jamais avec la grâce et l'innocence. 

— Pauvre homme I C'est tout lui. Mais as-tu 
quelque idée du mari qu'il te destinait? 

— Aucun ! Il a emporté son secret avec lui. 

— Quelque gars de Launay, sans doute. Mais 
quelle idée de choisir un mari pour une gamine de 
dix ans! 

— Gamin toi-même ! J'aurai treize ans au mois 
de mars. 

— Ce qui t'en fait douze et demi. Quel est l'heu- 
reux mortel à qui mon pauvre vieux voulait ofllrir 
ce petit bout de femme? Est-ce Joseph Idoux, le fils 
du maUre d'école? Est-ce Baptiste, l'héritier dn 
tanneur, ou Laurent du moulin, l'homme à l'écre- 
visse? » 

Elle éclata de rire, et moi aussi, en pensant à ce 






LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 159 

grand nigaud qui, dans une partie de pêche, s'était 
laisser pincer le doigt et qui , au lieu d'écraser 
récrevisse, avait hélé toute la compagnie à son 
secours. Mais elle se repentit aussitôt, et reprenant 
son sérieux : 

€ Vilain! dit-elle. Je m'étais arrangée pour pleurer 
aujourd'hui tout mon soûl. C'est si bon, le vrai 
crève-cœur et le franc deuil I Pourquoi m'as-tu 
•gâté tout mon chagrin, mauvaise pièce? 

— Mais parce que j'avais une grande nouvelle à 
te conter. Je ne pars plus pour Villevieille à la ren- 
trée; je reste ici, j'entre comme employé chez 
M. Simonnot, et nous nous verrons désormais tous 
les jours de la vie. :» 

D'abord elle refusa de me croire ; puis, quand il 
lui fut prouvé que je ne mentais pas, la petite Pro- 
vençale éclata en imprécations chaudes et colorées. 
J'entendis là le premier cri de la conscience pu- 
blique. 

a Et donc, après ce qu'ils ont fait pour toi, et les 
promesses que tu as données, et les succès, et les 
illusions, tu choisis un métier d'imbécile ! 

— Tu oublies que ton père en est, du métier. 

— Té! mon père est mon père et non pas mon 
justiciable. Ce n'est pas à moi de savoir s'il pouvait 
mieux. Mais toi qui as plus d'entendement qu'il 
n'en faut pour être sous-préfet, ingénieur en chef 
ou roi de France, tu choisis de marcher la terre, 
de tourner les assiettes et de les cuire au four! 
àh I que je te secouerais de bon cœur, si j'étais 
homme I 

— Petite Barbe, je ne marcherai pas la terre 



160 LE ROUAN d'un BRAVE HOMME 

glaise, et je compte que bientôt nos ouvriers eux- 
mêmes ne la pétriront plus avec leurs pieds; je ne 
travaillerai ni aux tours ni aux fours, si ce n'est 
pour m'instruire et pour apprendre le métier dans 
ses moindres détails. » 

Je lui parlai de mes nouvelles ambitions; elle en 
rit à belles dents. Je fis allusion aux devoirs qui 
me retenaient à Gourcy ; elle se fâcha toute rouge. 

« Est-ce que je ne suis pas là? s'écria-t^elle. 
Ignores-tu donc, grand nigaud, que, moi vivante, 
maman Dumont ne manquera ni de soins dans U 
maladie, ni de consolations dans le chagrin? Si 
c'est ainsi que vous comptez sur moi, je suis bien 
bonne de vous aimer autant et plus que ma propre 
famille I » 

Voilà toute la fête qu'on me fit dans la maison 
des Bonafigue. 

En revanche, les deux hommes dont je craignais 
les remontrances, M. Lutzelmann et M. Doussot, 
m'approuvèrent sans restriction. Le principal, en 
bras de chemise dans la salle des prix, aidait leB 
ouvriers à clouer le tapis de l'estrade. Dès qu'il eut 
entendu mon récit, il m'embrassa de prime saut, 
le marteau dans une main et une poignée de cloos 
dans l'autre. 

« Tu seras ma gloire I dit-il, çt beaucoup moins 
par tes succès de collège que par cette sage et vailr 
lante résolution. Quel exemple pour cette petite 
ville, aussi honnête et bonne, mais aussi sotte que 
toutes les petites villes de France, lorsqu'on verra 
un lauréat chargé de couronnes, un prix d'honneur, 
premier en tout et incontestablement supérieur à 



LE ROAiAN D*UN BRAVE HOMAIE l6l 

tous ceux de sa génération, se faire commis de fa- 
brique! On sait dans les bureaux de la sous-préfec* 
ture, dans les cages grillées de la recette et de la 
perception, dans le sanctuaire des hypothèques, 
dans la cuisine obscure du tribunal, dans les antres 
de la basoche, sur les chantiers des ponts et chaus- 
sées, dans la souricière des droits réunid, que tu 
étais hier encore un fonctionnaire désigné, un fu- 
tur consommateur des deniers publics, attaché par 
avance au grand râtelier du budget. Sans faire 
brèche à ton patrimoine, sans mise de fonds, sans 
grand effort, tu n'avais qu'à suivre Tomière pen- 
dant quelques années pour rejoindre le groupe ma- 
jestueux des hommes arrivés. Et tu dédaignes le 
chemin battu! Et tu te jettes dans la traverse! Mieux 
encore : dans les labourés ! Quel exemple, enfant, 
pour tes camarades d'hier et de demain ! Quelle 
leçon pour tous ces fils de la petite bourgeoisie qui 
dédaignent le champ, la boutique ou l'atelier de 
leurs pères et poursuivent la plus grotesque et la 
plus mal placée des couronnes : le rond de cuir! 
Debout, morbleu! debout, languissante et molle 
jeunesse! J'enrage de penser que, pour les neuf 
dixièmes de mes élèves, le collège est tout simple- 
ment l'antichambre des bureaux. » 

Le vieux dessinateur, notre voisin, me félicita 
aussi chaudement, mais dans un autre style. 

« Sais-tu bien, me dit-il, que tu joues un coup de 
partie, et qui peut nous mener très loin, toi et moi ? 
Je me croyais retiré des affaires et définitivement 
cloîtré dans le repos, comme il convient à un homme 
de mon âge ; mais ta faïence est capable de me res- 

u 



162 LE HOMAN d'un BHAVë HOMMS 

susciter. La céramique, mon garçon, est un très joli 
coin dans le domaine de l'art déooratif. Les bour- 
geois de notre temps ne le connaissent pas, et les 
peintres royaux de la manufacture de Sèvres s'y pro- 
mènent les yeux fermés. Moi qui te parle, je l'ai 
parcouru dans tous les sens, en amateur, mais en 
amateur qui voit clair. Outre les chefe-d'œuvre d*D^ 
bin et de Gubbio que tu vois là, pendus aux murs, 
j'ai quelque part, dans le grenier, une demi-douzaine 
de caisses où les produits de Delft, de Rouen, de 
Moustiers, de Nevers, attendent patiemment l'heure 
du déballage. Nous les délivrerons bientôt, et ta 
m'en diras des nouvelles. Je te montrerai des mer- 
veilles qui m'ont bel et bien coûté vingt sous pièce, 
grâce à la stupidité de mes contemporains. Ma nièoe 
garde aussi, dans le bahut à colonnes torses ^^ as 
fond de la cuisine, un trésor moins précieux en soi, 
mais qui peut-être te sera plus utile; c'est unse^ 
vice complet, fabriqué à Strasbourg et à Hagueneau 
par les frères Hannong. L'art français a créé des (SOr 
vres plus savantes, il n'a rien fait de plus brillant û 
de plus gai. Tu les verras, ces adorables vieilleriflB 
que j'ai payées au prix des assiettes de Simonnot, et 
nous les copierons ensemble. 

— Mais si elles se vendent pour rien, à quoi bofl 
les copier? i 

— A quoi bon, grand enfant ? Pour les remettre à 
la mode I Le public y revient déjà, timidement, saai 
savoir ce qu'il fait, poussé par quelques amateniS' 
Dans cette oligarchie de bourgeois censitaires ot 
l'ai'gent bête fait la loi partout^ le goût du beau com- 
mence à s'éveiller à Paris, à Lyon, à Tours, à Gourcf 



LE tlOMAN D UN BRAVE HOMME 163 

même, où Gaudiot, le plus ignare des brocanteurs, 
m'a vendu 50 francs une guipure qui en vaut mille. 
L'an dernier, m'a-t-il dit, je vous aurais cédé ce 
chiffon pour cent sous; mais la curiosité est en 
hausse, mon bon monsieur I » 

Le bavardage du vieux peintre me troubla un mo- 
ment ; je crus qu'il m'invitait à fabriquer avec lui 
des antiquités fausses, et je répondis que ni M. Si- 
monnot ni moi nous ne ferions jamais cette espèce 
de contrebande. 

a Es-tu fou? reprit-il. Pour qui donc me prends- 
tu? Je te dis que la France se reprend, petit à petit, 
au goût des belles choses, et que nous sommes gens 
à lui en servir quelques-unes de notre crû. Il ne 
s'agit pas de copier les anciens, moins encore de les 
contrefaire, mais de s'en inspirer et de mettre leurs 
exemples à profit. Les modernes aussi, dans les pays 
étrangers, nous donnent des leçons. Un camarade du 
Havre qui fréquente les capitaines au long cours 
m'a envoyé quatre albums japonais, pleins de cro-^ 
quis étonnants qui feraient un rude effet sur tes 
faïences. 

— Mais M. Simonnot m'a déclaré lui-même qu'il 
avait horreur du nouveau. 

— Bah 1 nous l'arracherons à sa routine. Tu vas 
te nipttre à dessiner toUs les soirs ; je te dirigerai ; 
je te révélerai les secrets de la décoration. Et lors- 
que tu auras acquis cette légèreté de main, cette 
habitude d'improviser qui faisait de tous les faïen- 
ciers du dernier siècle autant d'artistes originaux, 
nous lui fabriquerons un service, à ton patron, dans 
sa propre baraque ! Et je veux être cuit au four si 



164 LE t\OMAN d'un BRAVE UÔiDiE 

la première soupe qu'il mangera dans nos assiettes 
ne nous le livre pas à merci. » 

Le bonhomme m'échauffa si bien qu'à Theure da 
souper, lorsqu'enfin je rentrai chez nous, ma mère 
me parut froide. Loin d'applaudir au succès de mon 
ambassade, elle se reprochait de m'avoir laissé le 
champ libre. On aurait dit que j'étais une victime 
sacrifiée par l'égoïsme maternel à cette vieille idole 
de Simonnot. La pauvre femme jurait maintenant 
qu'elle n'avait pas besoin de moi ; qu'elle était aseec 
forte pour vivre seule et pour attendre dans son coia 
l'accomplissement de mes hautes destinées : elli 
craignait d'avoir désobéi à la dernière volonté de 
mon père. Je crois surtout qu'elle s'inquiétait de 
l'opinion et qu'elle prévoyait un mécontentement 
général, presque un blâme public à la distributkm 
du lendemain. 

Sur ce point, je Tavoue, elle ne se trompait quTi 
moitié, et mon nouveau patron n'était pas plus ras- '] 
sure qu'elle ; car, en me voyant arriver le lendemain 
matin à l'heure dite, il me cria : 

« Voulez-vous donc me faire lapider? La fête de 
ce jour ne serait pas complète sans vous, le premier 
lauréat et Tunique boursier de la ville. Allez vous 
habiller, monsieur, et revenez demain, à la mon» 
heure. Il en est de l'exactitude comme de la v#lu : 
pas trop n'en faut » 

Je regagnai philosophiquement le haut quartier 
et, après avoir déjeuné de bon appétit, j'endoan 
pour la dernière fois cet uniforme, assez coquet dani 
sa simplicité, que ma mère aimait tant, parce qoe; 
son imagination l'ornait déjà de broderies, d'épaa-j 



LE ROMAN d'un BRAVE HOBÎME 165 

lettes, de croix et d'autres riens également chers 
aux mamans françaises. Nous sommes tous de notre 
pays, sages et fous, et je ne vous cache point qu'il 
m'arriva de soupirer deux ou trois fois en bouton- 
nant le pauvre frac du collège ; il me serrait un peu 
la taille, mais il faisait si bien valoir mes larges 
épaules et ma poitrine bombée I 

Une heure après, j'étais assis avec mes camarades 
sur les bancs réservés aux internes, et j'aspirais 
délicieusement l'âpre et saine odeur des feuillées. 
D faut, en vérité, que nos sens exercent un puissant 
empire sur nos esprits, car aujourd'hui encore, à 
cinquante ans sonnés, je ne puis pas sentir le par- 
fum du chêne coupé sans que mes émotions de 
lauréat se réveillent en grand tumulte ; le cœur me 
bat, mes yeux se voilent, une coquine de larme. . . 
gardez-vous bien de me juger sur cet aveu I J'étais 
plus crâne au mois d'août 1845, et, tout en flairant 
le tannin qui s'exhalait des guirlandes murales, je 
m'adressais de mâles discours in petto. 

« Mon petit Pierre, me disais-je, tu as appris un 
peu de grec et passablement de latin ; il s'agit dé- 
sormais d'apprendre la vie. C'est moins classique ; 
mais, en revanche, cela n'est pas plus romantique, 
hélas 1 non. Jusqu'à présent, sans recevoir d'en haut 
les %louettes toutes rôties, tu as mangé bien des 
lentilles et mainte tranche de gigot qui ne te coû- 
taient rien : c'est le lot des enfants. Un homme di- 
gne de ce nom ne mord pas dans une croûte de pain 
qu'il n'ait gagnée honnêtement lui-même. Et tu vas 
passer homme, non pas à l'ancienneté, mais au 
choix, demain matin. Laisse-toi proclamer par tes 



166 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

maîtres, applaudir par tes camarades, étourdir par 
la fanfare de Gourcy ; mais sache bien que tu n'es 
pas logé sur cette terre pour gravir des estrades, 
fouler des tapis et embrasser des sous-préfets qui te 
couronnent en musique. Dix minutes de gloire^ et 
ton compte sera réglé ; il faudra prendre rang parmi 
ceux qui produisent, c'est-à-dire qui servent leors 
contemporains, à charge de revanche, donnant, 
donnant. Ne te plains pas I c'est la loi commune. 
Songe plutôt à t'escrimer et à faire œuvre de tei 
dix doigts. Sais-tu d'où tu viens ? Sais-tu où tu vasî 
A peu près. Tu viens d'un digne homme qui fa 
élevé de son mieux et qui t'a laissé en mourant son 
humble avoir. Tu vas continuer ton père, fonder à 
son exemple une famille honnête, instruite et outQ- 
lée de tout le patrimoine que tuauras épargné pour 
elle. Il s'agit de transmettre à d'autres Dumont, tes 
descendants, ce flambeau de là vie que les rapides 
générations des hommes, semblables aux coureurs 
antiques, se passent de main en main ! » 

L'homme à la pipe, M. Lutzelmann, interrompit 
bientôt cette méditation. 

Avec le bon esprit, avec le sens correct qui ne lui 
faisait jamais défaut, il entreprit de justifier am 
yeux des bourgeois de Courcy, mes parents adoDtifi, 
ce que les uns appelaient mon ingratitude et les an- 
tres mon abdication. Durant un long quart d'heure, 
il ne parla que de moi, sans me nommer. Après 
nous avoir exposé le fort et le faible de l'enseigne- 
ment secondaire qui laboure en tous sens l'e^rï 
des jeunes Français et lui prodigue les façons deb 
plus savante culture, mais qui ne sème rien, on 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 467 

presque rien dans ce sol admirablement préparé, il 
prit son auditoire à témoin de l'utilité des semailles, 
et par semailles il entendait les leçons de choses. 
L'instruction professionnelle que le cultivateur, le 
marchand ou l'ouvrier donne à ses fils, chez lui, 
tourne dans une impasse ; elle aboutit à la routine 
pratique, comme les leçons du collège à la routine 
théorique. Deux populations juxtaposées dont l'une 
n'aurait étudié que le détail du métier paternel, et 
l'autre que les grammaires et les dictionnaires, se- 
raient également stériles, car Tune aurait reçu le 
grain sans la culture, et l'autre la culture sans le 
grain. On pouvait expliquer ainsi l'infériorité rela- 
tive de la France au milieu de nations moins douées, 
mais plus logiquement éduquées. Cent fois, à juste 
titre, les habitants de Courcy s'étaient plaints de 
dépenser en commun et en particulier des sommes 
assez rondes pour un collège dont les lauréats, tout 
compte fait, n'étaient propres à rien. Aujourd'hui 
l'on pouvait enfin constater que l'enseignement 
secondaire, renforcé de quelques leçons pratiques, 
formait des jeunes gens capables de gagner leur vie 
à dix-sept ans. Et de la gagner à Courcy, chose im- 
portante ! Restons chez nous I tâchons de vivre heu- 
reux sur le coin de terre où le hasard de la naissance 
nous a jetés, avec nos vieux amis et les compagnons 
de nos premières années. Défendons-nous contre 
cette manie, ce vertige d'émigration qui pousse les 
campagnards à la ville et les citadins de province h 
Paris. Est-il donc tant à plaindre, l'indigène des 
bords de la Loire, l'habitant de cette douce et riante 
f ouraine, celui qui cultive sa vigne ou son carré de 



168 LE ROMAN D*UN BRAVE HOMME 

choux dans l'aimable jardin de la France ? « Quant à 
moi, dit le principal, je m'y trouve si bien, au mi- 
lieu de nos chers élèves et de leurs excellentes &- 
milles, que je redoute l'avancement comme la pire 
des disgrâces. Quand donc le pauvre fonctionnaire, 
ce nomade malgré lui, aura-t-il le bonheur de s'en- 
raciner dans la terre qui le nourrit et d'avancer sur 
place, lentement, patiemment, comme les aitres 
grandissent dans sa cour? En attendant que ce bean 
rêve se réalise, je ferai pour vous, chers en&nts, 
ce que M. le ministre devrait bien faire pour moi: 
je vous détournerai des ambitions vagabondes, je 
vous prêcherai la résidence, je vous attacherai de 
toutes mes forces au sol natal. Où trouveriez-vous 
mieux ? Vous auriez beau faire le tour du monde, il 
n'existe pas une ville mieux bâtie , mieux située, 
mieux aérée, mieux entourée que cette petite sous- 
préfecture de Courcy. On y vit confortablement & 
bon marché ; on y mange un pain blanc qui n'a pas 
son égal sur la terre ; on y boit un vin très gentil 
qui n'a jamais fait mal à personne ; on y gagne ais6-^ 
ment le nécessaire et même un peu de superflu; U 
hommes de travail et d'épargne y font fortune je n* 
dirai pas aussi vite, mais aussi sûrement qu'à Vilte -^ 
vieille, à Blois, à Tours et à Paris. Enfin, quand vou^^ 
serez en âge de prendre femme, et pour cet actc^ 
solennel je déclare que le plus tôt sera le mieux,, 
chacun de vous, mes chers enfants, trouvera chei 
les jeunes sœurs de ses camarades autant de beauté, 
autant d'esprit et d'aussi bons principes qu'il &i 
pourrait chercher dans les villes les plus huppées 
de la France et de l'étranger. » 



LE ROMAN d'un BRAVE HOmiE 469 

Un certain nombre de parents et tous nos maîtres, 
sans exception, froncèrent le som*cil à la fm de cette 
tirade. Parler du mariage à deux cents écoliers I 
Rien déplus paradoxal en un temps où T Université, 
comme le vieux collège de Courcy, n'était qu'un 
couvent blanchi à la chaux. 

Mais notre invraisemblable principal ne se trou- 
blait pas pour si peu. Homme de famille avant tout, 
mari parfait et père de famille exemplaire, il voyait 
dans le mariage la grande affaire de la vie ; il avait 
l'habitude de nous en parler avec tout le sérieux de 
son esprit et toute la chaleur de son' âme. Au lieu 
de traiter ses disciples comme des unités abstraites, 
de petites cases numérotées, des récipients destinés 
à recevoir tant de grec et de latin, il s'appliquait à 
nous élever par degrés à la qualité d'hommes et de 
citoyens. Déjà son programme d'études pour la pro- 
chaine année scolaire comprenait un cours de danse 
où la jeunesse des deux sexes s'ébattrait en tout 
bien tout honneur sous les yeux de Mme Lutzel- 
mann et des autres mamans de la ville. Et, malgré 
l'imprévu de ses méthodes et la bizarrerie de ses 
façons, les neuf dixièmes de la bourgeoisie se sen- 
taient attirés vers lui. Après avoir flatté le patrio- 
tisme local par un sincère éloge du pays et de la po- 
pulation, il achevait sa conquête en montrant que 
l'esprit de famille peut et doit souffler librement 
entre les tables et les bancs de l'école. Ma mère et 
quelques-unes de ses amies m'ont raconté plus tard 
qu'en entendant ce paysan du Danube, ou du Rhin, 
parler du mariage à sa marmaille, elles avaient cru 
voir tomber les murs d'un bagne ou d'un menas- 



470 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

tère : le collège leur apparut pour la première fois 
tel qu'il doit ^re en pays moderne, une maison 
commune où des enfants bien nés apprennent le 
travail et la vie. 

Aussi applaudit-on à tour de bras, après un mo- 
ment de surprise, et le succès de mon cher avocat 
ne fut pas inutile à son client. Le premier nom ins- 
crit au palmarès était le mien. Quelques esprits 
chagrins étaient peut-ôtre venus là pour le siffler; 
l'opinion publique, retournée par l'autorité d'un 
homme ^périeur, le porta aux nues. Et, quand le 
sous-préfet me donna l'accolade, je fus littér^ement 
assourdi par une tempête de bravos. 

Ce dernier jour de ma vie scolaire fbt signalé par 
un petit incident, dramatique au début et comique 
à la fin, dont je ne fus pas seul ému. Le principal 
nous donnait nos livres de prix, mais il ne nous 
couronnait pas llii-même. Il nous faisait couronner 
et embrasser par un fonctionnaire, par un de nos 
parents ou des amis de notre famille, par un mem- 
bre du conseil municipal, afin de resserrer les liens 
qui attachaient le petit peuple du collège à la bour- 
geoisie de la ville. Jugez de mon émotion lorsque 
M. Lutzelmann, après m'avoir remis le prix de 
gymnastique, me montra ma couronne entre les 
mains de Basset. Le gros entrepreneur, assis auprès 
des Bonafigue, rayonnait d'orgueil et de joie. C'était 
la première fois que les autorités du collège lui fei- 
saient cet honneur, bien mérité, du reste, car Basset 
nous avait construit un gymnase pour rien. Mais, 
après sa démarche de la veille et l'espèce de rup- 
ture qui s'en était suivie, je ne savais comment 



LE ROMAN D*UN BRAVE TTOMME 171 

aborder notre ancien ouvrier face à face. Ma mère 
souffrait autant que moi; je voyais de loin sa figure 
étrangement empourprée derrière ses mains pûles ; 
il me semblait que toute l'assistance savait notre 
secret, dardait mille regards sur nous et attendait 
ma résolution. Cependant je marchais comme un 
automate, et je cachais mes angoisses sous un petit 
air d'indifférence et de légèreté ; mais il faut croire 
que je ne dissimulais pas bien, car la petite Bona- 
flgue, sans savoir où le bât me blessait, par une de 
ces intuitions qui attestent la supériorité de la 
femme sur l'homme, devina mon malaise et aussitôt 
me tira d'affaire. Au moment où je passais devant 
elle en m'inclinant, elle ari'acha la couronne à Bas- 
set, me l'enfonça jusqu'aux oreilles, et me baisa 
bruyamment sur les deux joues. 

cr Pardon, monsieur Basset, dit-elle, je mourais 
d'envie d'embrasser ce grand nigaud-là. y> 

Tous les témoins de sa gaminerie en rirent fran- 
chement, sauf maman Bonafigue, qui se promit de 
corriger cette effrontée et qui n'y manqua point à la 
maison. Mais la petite avait eu un si joli mouvement 
de chatte, sa figure ronde, cachée dans un maquis 
de cheveux noirs, offrait un tel mélange de malice 
et de bonté, que le sensible charpentier ne lui garda 
pas rancune. Il me tendit sa forte main , que je ser- 
rai avec un soupir de soulagement, et je regagnai 
ma place, sans voir que la couronne, glissant tou- 
jours, était devenue un collier. 

Le lendemain matin, avant huit heures, je ren- 
contrai le vieux caissier, M. Courtois, sur le chemin 
de la fabrique, et, comme il n'était plus fort ingambe, 



172 LE ROMAN d'un BRAVE HOMlilE 

je lui offris l'appui de mon bras, c Volontiers, me 
dit-il, et cela se trouve d'autant mieux que nous 
allons travailler ensemble. Vous êtes placé sous mes 
ordres; on veut vous essayer à la correspondaace, 
d'abord. C'est un travail facile, et, pour vous en tirer 
à votre honneur, vous n'aurez qu'à désapprendre 
tout ce que vos maîtres vous ont appris. Pas de lit- 
térature, mon cher ! Les fleurs de rhétorique les plus 
simples sont proscrites par le patron. A peine s'il 
nous permet d'écrire : a Nous sommes en possession 
de votre honorée, » et : « Nous avons confié au roulage 
deux caisses de marchandises dont nous vous souhai- 
tons bonne réception. » Les formules de politesse 
sont réduites au plus strict nécessaire : « Recevez 
nos salutations. Simonnot père et fils. » 

— Mais il a donc un fils? 

— Non; c'est lui qui a été autrefois l'associé de 
son père, et, depuis vingt ans qu'il est seul, il con- 
serve la raison sociale sur ses lettres et ses factures, 
en mémoire du vieux. C'est un brave homme sans 
en avoir l'air, un hypocrite au rebours. II est exaspéré, 
depuis un mois, par cette émigration des ouvriffls 
que le chemin de fer nous débauche à la douzaine. 
Je crains qu'il ne vous rende la vie dure, en com- 
mençant; mais parmi nous, au bureau, vous ne trou* 
verez que de bons camarades. Seulement, il ne faut 
pas vous attendre à primer ici comme au collège. 
Vous êtes le plus jeune, le dernier venu, le plus 
inexpérimenté de la bande, et naturellement les be- 
sognes ingrates seront pour vous. Mais avec de la 
modestie, de la bonne volonté, du courage et surtout 
ces habitudes de franchise et de loyauté qu'on prend 



LE tlOMAN d'un brave HÛMMë 173 

au collège, vous vous ferez bien venir des jeunes et 
des vieux. » 

A peine eus-je le temps de le remercier; nous 
étions arrêtés devant un petit bâtiment d'un seul 
étage, étroit et long, couvert en terrasse, et revêtu 
d*un crépi ardoisé qui s'écaillait partout. Un escalier 
de deux marches conduisait à la porte unique, et 
malgré l'inscription qui. portait : Bureaiuc et Caisse, 
il n'y avait qu'un seul bureau^ meublé de cinq pu- 
pitres, plus une table volante pour moi. Le cabinet 
du vieux caissier, ses livres, petits et grands, et son 
coflOre-fort, étaient au bout de la salle, dans une 
sorte de forteresse fermée à grand renfort de grilles, 
de fers de lance et de verrous. Précautions de luxe, 
on peut le dire, dans un pays où les voleurs étaient 
si rares que, pour occuper les loisirs de la magis- 
trature, il fallait les faire venir de l'étranger ou de 
Paris. 

Je connaissais mes nouveaux compagnons, comme 
presque tous les employés de la fabrique. Ils m'ac- 
cueillirent d'un air de bonhomie et partagèrent leur 
travail avec moi sans me faire la part du lion. C'était 
d'ailleurs un jeu d'enfant que cette correspondance, 
et, malgré les conseils de mon voisin qui me disait : 
« Dumont, ne gâtez pas le métier I b j^abattis en deux 
heures une tâche qui devait me conduire jusqu'à 
midi. 

Au moment où je me levais pour montrer mon 
ouvrage à M. Courtois, le patron poussa brusque- 
ment la porte et fit irruption chez nous en homme 
qui ne dédaigne pas de surprendre parfois son monde . 
U fit main basse sur tous mes papiers, comme s'il 



174 LE ROMAN D^UN BRAVE H0MM£ 

me jugeait capable de lui voler son temps pour écrire 
des tragédies en cinq actes ou pour lire des romans 
de Paul de Kock : 

« Qu'est-ce que c'est que cette écriture-là? dit-il 
en fronçant le sourcil. Elle est courante, elle est 
propre, elle est claire; ce n'est pas celle d'un échappé 
de collège. 

— Monsieur, je sors du collège, il est vrai, mais 
depuis bien longtemps M. Lutzelmann a supprimé 
les pensums qui nous gâtaient la main. D'aiUean, 
permettez-moi de vous le rappeler, ce n'est pas la 
première fois que vous voyez mon écriture. 

— En effet, mais le jour dont vous parlez j'étais 
moins occupé de la forme que du fond. Est-ce aussi 
l'Alsacien qui vous a enseigné le style commerdalf 
Comment vos lettres sont-elles si bien tournées? Lss 
anciens du bureau ne feraient pas beaucoup mieux* 

— Mon chef, M. Courtois, a bien voulu me donuff 
quelques conseils. » 

Il haussa les épaules en grommelant : 
« Qui donc m'expliquera pourquoi l'on trouve de* 
employés plus qu'on n'en veut, tandis que l'ouvritf 
passe à l'état d'oiseau rare, de merle blanc? Le trfr 
vail du cerveau, qui comporte quelques dons na- 
turels et une certaine éducation, est plus offert qW 
demandé, tandis que le travail musculaire, dont h 
dernière des brutes est capable, sera bientôt hors d0 
prix. Pourquoi? 

— Monsieur, si vous me faites l'honneur de m'ifr 
terroger, peut-être aurai-je quelque chose à voua 
répondre. 

•^ C'est vrai, vous êtes un théoricien, vous. Allons! 






LE HOMAN d'un BRAV£ HOMME 175 

Qedérangeons pas cinq hommes pour le plaisir d*uii 
seul enfant. Prenez voti*e chapeau, et venez! > 

Il m'entraîna vivement, et, sans quitter mon bras 

gauche qu'il serrait avec force dans sa main droite, 

2 me fit arpenter avec lui le grand terrain poudreux 

où les constructions de la fabrique étaient semées 

^mme au hasard. 

•i; «Vous savez, vous, dit-il avec son rire amer, 

i pourquoi les employés assiègent ma maison et les 

n ouvriers la désertent? 

1 ^ C'est peut-être, monsieur, parce que les uns 
Peuvent y gagner leur vie et les autres ne le peu- 
i ^ent pas. 

*^ Voilà qui est nouveau, mon garçon. Je croyais, 
f^^i, que l'ouvrier, aflranchi des tracas de la toilette, 
^ mobilier et des autres vanités de ce monde, dis- 
^®^é de faire figure et de tenir un rang, n'ayant en 
j^^time qu'à se loger et à se nourrir, était, salaire 
i^^h deux fois plus riche que l'employé. Il me sem- 
ait aussi, dans la même hypothèse, que Tem- 
y *Oyé sacrifiait, sans vaines doléances et très phi- 
..^phiquement, l'intérêt du petit capital (mettons 
j^^ mille francs en moyenne) que son instruction a 
. Voré. Vous n'avez pas, je pense, assez d'humilité 
j^^ l'âme pour vous comparer aux bipèdes qui 
.Vouent des assiettes sous ce hangar. Cependant 
^^ salaire est le vôtre, à un centime près, car je 
j. ^Xis ai promis 75 francs par mois, et je leur donne 
ïrancs 50 par journée. Vous ne répondrez rien à 
.^^la, car l'éloquence des chiffres est plus forte que 
éloquence des phrases. 
— Je n'aime pas les phrases^ et les chiffres ne 



116 LE HOMAN d'un BaA.V£ HOMME 

m'ont jamais fait peur, monsieur. Vous me per- 
mettrez donc de vous dire, chiffres en main, qu'un 
employé à 75 francs par mois est plus riche d'an 
moins 10 francs que l'ouvrier à 2 francs 50 par jour, 
car on lui paye, à lui, ses jours de chômage. Ck)n- 
sidérez ensuite que le chiflTre dont vous parles est 
un minimum pour moi, un traitement de début, 
tandis que les malheureux qui suent là, devant nous, 
n'iront jamais au delà. La famille de l'employé, a 
elle a fait des sacrifices pour l'éducation d'un enfimt, 
n'est pas tellement dénuée de ressources qu'elle ne 
l'aide à vivre jusqu'au jour où il pourra se sufBre ou 
même aider les siens. En attendant, il est... pe^ 
mettez-moi de parler en mon nom, puisque vous 
m'avez pris à partie. En attendant l'avancement pé- 
nible, tardif et médiocre^ mais certain, que vous 
m'avez promis, je suis le commensal de ma mèie, 
je vis dans ma famille^ j'ajoute mon salaire à un petit 
budget bien réglé, tout juste suffisant, dont il ren- 
verse heureusement l'équilibre. Et mes 75 francs 
transformés en pain, en vin, en viande, en légumes 
par une ménagère habile, me donnent un bien-être 
que l'ouvrier ne connaîtra jamais, quand môme vous 
le payeriez cinq francs par jour. 

— Qui donc vous parle d'augmenter les salaires) 
A quel propos cette hypothèse impertinente et pres- 
que cruelle dans la bouche d'un garçon qui connaît ' 
le fort et le faible de ma maison? Je gagne stricte^ 
ment de quoi vivre, vous le savez, et vous venes là, 
comme un joli cœur, prélever sur mon nécessaire 
le superflu de ces animaux-là I 

— Monsieur, les animaux eux-mêmes ont le droit 



LE ROMAN D*UN BRAVE HOlOrE 177 

de se repaître après une journée de travail. Ne vouâ 
récriez pas! (rardez-vons de me prendre pour un de 
ces rêveurs qui voudraient taxer les salaires. La loi 
de Toitre et de la demande réglera seule en tout pays 
et en tout temps le prix du travail. L'État lui-même 
ne saurait vous contraindre d'embaucher un ouvrier 
inutile ni de payer un centime de trop le loyer der^ 
bras qui vous servent. Mais la logique et Texpé- 
rience disent aussi qu'un patron ne pourra jamais 
retenir les ouvriers malgré eux ni payer leur travail 
moins cher qu'ils ne l'estiment. La querelle ne peut 
donc être vidée qu'à l'amiable, par une bonne tran< 
saction. 

— Je ne transige pasi 

— Personne ne vous demande de sacrifier votre 
droit, qui est absolu; mais je commence à vous con- 
naître un peu, mon bon monsieur Simonnot; vous 
n'êtes pas anthropophage : ce n'est pas à votre dîner 
qu'on servira jamais des victimes humaines. 

— Certainement, je ne mange personne, mais je 
n'entends pas être mangé. 

— Et vous avez raison. Un problème si bien posé 
est plus d'à moitié résolu. Vous ne voulez ni ne 
pouvez accorder à vos ouvriers une augmentation 
de salaires. ^Vos ouvriers déclarent qu'il leur est 
impossible de vivre à si bas prix, et ils le prouvent 
en allant chercher fortune ailleurs. Gela n'est bon 
ni pour vous ni pour eux, car en vous ruinant les 
malheureux se gâtent la main, se déclassent et 
s'exposent à mourir de faim dans quelques mois, 
quand les rails du chemin de fer seront posés. 

— Us n'auront que ce qu'ils méritent. 

12 



478 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

— D'accord, mais la fabrique s'en portera-t-ellô 
mieux? Pourquoi donc ne cherchez-vous pas, en 
père de famille, c'est-à-dire avec la justice et la 
bonté qui sont en vous, le moyen d'améliorer leur 
condition sans empirer la vôtre? Ils vous quittent 
pour gagner dix sous de plus par jour, et ils ne savent 
pas que l'entrepreneur du chemin de fer, un vieux 
malin qui fut maçon et cabaretier dans la Nièvre, 
leur rattrape sa haute paye à la cantine. Si j'étais de 
vous, monsieur, je m'arrangerais de manière à les 
augmenter non pas de dix sous, mais d'un franc, 
sans leur faire tort d'un centime, et sans y mettre 
un centime du mien. 

— En vérité? Je ne suis pas très curieux, mais je 
voudrais savoir comment. 

— Monsieur, vous êtes-vous jamais informé de leur 
vie? Savez- vous comment on se loge et l'on se nourrit 
flans cet honnête petit monde? 

— Non, par système et de parti pris. Quand 
un homme m'a donné son travail, quand je lui ai 
donné mon argent, nous sommes quittes. Plus rieo 
de commun entre nous; chacun chez soi, chacon 
pour soi. 

— Chacun chez soi, c'est bien. Mais chacun pour 
soi m'a tout l'air d'une hérésie économique. Le» 
hommes sont plus solidaires que vous ne penseï) 
mon patron. J'ai été élevé dans une maison bien 
modeste; on y soignait pourtant la nourriture et la 
santé du moindre apprenti ; moyennant quoi pas on 
homme, pas un gamin n'a donné son compte à moa 
père. Peut-être trouvez-vous malséant qu'un garços 
de mon âge se prononce au pied Jevé sur des affaire 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 479 

de cette importance; mais ce que je vous dis, je le 
tiens d'un observateur attentif et sincèrement cha- 
ritable. L'ouvrier de fabrique, à Courcy, est assez 
bien logé, car la ville est trop grande pour sa popu- 
lation, mais il n'est pas nourri. Il ne mange à son 
appétit que les jours de bamboche. Et ce que mon 
père disait de Courcy est vrai dans presque toute la 
France. Célibataire ou marié, l'ouvrier est victime 
de deux fléaux, qui sont le détail et le crédit. Ache- 
tant en détail, et au petit détail, il paye tous les 
objets de consommation deux ou trois fois plus cher 
que vous; acheteur à crédit, il a des fournisseurs 
qui lui prêtent son pain quotidien à la petite se- 
maine. 

— Eh ! qu'il paye comptant I Est-ce ma faute, à 
moi, s'il a deâ dettes? 

— Oui, car vous ne le payez que tous les quinze 
jours. Je ne vous le reproche pas, monsieur, c'est la 
coutume. Payé comptant, l'ouvrier paierait comptant 
et vivrait mieux. Les plus malheureux, à Courcy et 
ailleurs, sont les célibataires, qui se nourrissent au 
nombre de dix ou douze dans de mauvais petits caba- 
rets. L'aubergiste, qui n'a ni sou ni maille et qui vit 
lui-même à crédit, prélève sur les rations de ces infor- 
tunés le nécessaire de sa femme et de ses en&nts : 
c'est ainsi qu'on arrive à leur faire dépenser en deux 
repas près dé deux francs sur les deux francs cin- 
quante qu'ils ont gagnés. Et c'est pour échapper à 
cette vie, qui n'en est pas une, qu'ils suivent aveu- 
glément le premier embaucheur venu. 

— Mon garçon, vous raisonnez comme un journal. . . 
comme un mauvais journal; et, si je n'étais pas la 



180 LR ROMAN d'us BRAVE HOMME 

patience même, je vous enverrais rédiger le Patriote 
de Villevieille^ organe du bouleversement politique 
et social, qui gagne énormément d'amendes et pas 
mal de prison, quoiqu'il paraisse à peine tous les 
mois. Rien n'est plus facile ni plus inutile que de 
déblatérer à tort et à travers contre Tordre établi. 
I.a France abonde en réformateurs intrépides qui, 
n'ayant rien à perdre, sont tout prêts à démolir l'édi- 
fice que nos pères ont bâti de leurs os et cimenté 
de leur sang ; mais pas un seul de ces messieui'S n a 
su nous dire jusqu'à présent ce qu'il construirait à 
la place. 

— Monsieur, je n'ai jamais lu un journal, et je ne 
voudrais pas démolir une simple hutte abandonnée 
par les charbonniers, car je sais par expérience qu'elle 
peut servir d'abri en temps de pluie. Les. Dûment 
sont conservateurs de père en fils, et tenez I si vous 
mettiez à ma disposition ce petit hangar de torchis 
où personne n'a travaillé depuis peut-être dix ans, 
je n'aurais garde de le renverser, et peut-être en 
ferais-je, votre sagesse et votre générosité m'aidant 
un peu, la pierre angulaire de la fabrique. Laissez- 
moi réparer cette masure et l'installer à mon idée, 
et je promets que vos ouvriers ne déserteront plus. » 

J'avais piqué sa curiosité, sinon gagné sa confiance. 
Il m'écouta patiemment et me laissa développer tout 
à l'aise un plan qui, depuis vingt -quatre, heures 
se dessinait dans mon cerveau. 

f Mon grand-père qui vivait de rien et mon père 
qui ne se privait de rien m'avaient dit bien des fois 
que l'homme n'est pas cher à nourrir. Ma mère, cette 
mf^nngère incomparable, était absolument du môme 



LE ROMAN D*UN BRAVE HOMME 181 

avis; elle ajoutait seulement qu'il faut y mettre de 
l'épargne et du soin, avec un peu d'intelligence. Je 
savais par le lieutenant retraité, M. Lequien, ce que 
coûte l'ordinaire da soldat, et par Mme Lutzelmann 
à quel prix on entretient lés grands corps dégin- 
gandés et croissants des internes. Ma curiosité, 
éveillée dès l'enfance, s'était toujours intéressée à 
la valeur des choses, et je mettais un certain amour- 
propre à dire le cours des vins ou des farines et les 
mercuriales du marché. Bref, j'étais arrivé à établir 
assez exactement le coût de mon sei'vice de bouche, 
abstraction faite des gâteries de Catherine, c'est-à- 
dire du superflu. Partant de là, j'admettais qu'un 
adulte, travaillant de ses muscles du matin au soir, 
devait consommer plus que moi ; mais que les béné- 
fices de la vie en commun, la manutention simplifiée, 
l'achat des marchandises au prix du gros et la gra- 
tuité presque absolue du combustible dans une usine 
où la chaleur se perdait de tous côtés, rétabliraient 
certainement l'équilibre et me permettraient de ré- 
gler les dépenses d'un faïencier sur les miennes. A 
ce compte, un repas solide, le déjeuner ou le diner 
d'un homme fait, ne devait pas coûter plus de huit 
sous. Deux sous de pain; une bonne potée de riz, de 
choux, de haricots, de pommes de terre ou de len- 
tilles, avec une saucisse, un morceau de lard ou de 
mouton : quatre sous; un demi-litre devin du pays, 
pas très fort, mais d'un beau rouge et parfaitement 
naturel, deux sous. Total huit. Le vin se vendait au 
détail dix sous le litre, chez de petits marchands né- 
cessiteux et surchargés d'impôts, mais en gros nous 
pouvions l'obtenir couramment à vingt francs l'hec- 



182 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

tolitre. Pour commencer, j'étais d'avis de le vendre 
six sous, au lieu de quatre, ce qui mettait la ration 
à trois sous et le repas total à neuf. « En quelqaes 
mois, le gain réalisé sur cet article me donnera les 
moyens d'amortir la transformation du hangar en 
cantine, l'achat des marmites et tous les frais de pre- 
mier établissement, que j'évalue à 500 francs au 
plus. Âlor3 nous mettrons le demi-litre de vin à deax 
sous, le repas à huit, la nourriture quotidienne de 
l'ouvrier à seize. Et tous ces malheureux, qui tn- 
vaillent aujourd'hui pour ne pas mourir de faim, et 
qui se trouvent aussi gueux le 31 décembre qaib 
l'étaient au 1®' janvier, sortiront chaque soir de 
l'usine avec 34 sous nets et hquides sur les 50 qa*il8 
ont gagnés. On les payera toujours par quinzaiDe,^-^ 
puisque la coutume est sacrée, mais on les nounîn 
au comptant, sans grever le budget de la maison. 
Le caissier leur déUvrera au jour le jour des jetons 
d*un ou deux sous en à compte sur leur salaire, et 
no us-mêmes nous réglerons nos fournisseurs à trente 
jours. Dans ces conditions, monsieur, je vous promets 
que l'ouvrier s'attachera solidement à la fabrique, 
car vous doublerez ses ressources sans réduire les 
vôtres, et vous lui donnerez gratis un bien-être qu'il 
n'a ni connu ni rêvé jusqu'ici. » 

M. Simonnot m'écoutait avec une attention sou- 
tenue, mais aussi, je dois l'avouer, avec un profi)Dd 
mépris. Fils de patron, patron lui-même, gros con- 
tribuable, électeur influent, il appartenait de plein 
droit à cette aristocratie sans naissance et sans grtoe 
qui datait de quatre-vingt-neuf. Il regardait de 
très haut M. de Taillemont, descendant des croisés, 



LE AOMAN D UN BHAVfi HOMME 183 

fils des géants, parce que le vieux gentilhomme 
n'était pas dans le mouvement et ne faisait pas tra- 
vailler deux cents personnes; mais avec quel orgueil 
il foulait cette poussière humaine, ces deux cents 
ouvriers mâles et femelles, suivis de leurs petits! 
Il était hon pour eux, il les aidait dans leurs be- 
soins, il leur envoyait le docteur chaque fois qu'ils 
étaient malades ; mais, s'il avait pu leur donner le 
salaire ou l'aumône avec des pincettes, il l'eût fait. 
J'espère qu'il n'y a plus de tels patrons dans notre 
bon pays de France; toutefois, je n'en jurerais point. 

<( Jeune homme, me dit-il en- alignant les pointes 
de son col empesé, je ne repousse pas votre idée à 
priori ; elle a peut-être un côté pratique, et rien ne 
prouve qu'elle ne tournera pas à bien, malgré L'in- 
gratitude et la stupidité proverbiales de nossei- 
gneurs les ouvriers. Vous en prendrez quelques-uns 
par la bouche, si la pâtée est grasse et le vin épais; 
mais il s'en trouvera beaucoup d'autres pour crier 
que je gagne sur eux, ou que je les empoisonne, ou 
simplement pour préférer à un régime honnête le 
p(fivre et la piquette du cabaret. N'importe! je 
prendrai tous les frais d'installation à ma charge, et 
vous vendrez le vin comme le reste, au prix coû- 
tant. Mais, cela dit et convenu, laissez-moi m' éton- 
ner qu'un jeune homme de votre éducation abaisse 
son esprit à de telles matières. Je comprends toutes 
les ambitions, excepté celle qui vous pousse à servir 
la soupe de ces gens-là. 

— Il n'y a pas de honte à servir ceux qui nous 
servent, et les plus fiers Romains le faisaient une 
fois par an. 



184 LE AOBIAN D*UK. BRâVE HOMME 

^ Si les Romains avaient connu ce sale monde 
des ouvriers... 

— Cher monsieur Simonnot, quel Français de 
nos jours pourrait remonter quatre étages dans sa 
généalogie sans y trouver un ouvrier de la ville ou 
des champs? Ce sont de pauvres gens, vos ouvriers, 
qui font votre fortune; ce sont de riches bourgeois, 
vos banquiers, qui la défont au jour le jour. Le sale 
monde n'est doncpias celui qui se salit les mains à 
cultiver la terre ou à la pétrir. 

— Chutl Ne parlons pas politique I J'autorise 
votre expérience, je vous ouvre un crédit de 
500 francs, je vous permets de prendre quelques 
heures par jour sur le travail de la correspondance 
pour diriger et surveiller Torganisation de cette 
cantine; le tout à une condition : c'est que vous 
soyez prêt pour le 1®' septembre et que la cuisine 
de vos rêves ne se solde jamais en déficit. Main- 
tenant, jeune philanthrope, allez voh' au bureau si 
j'y suis I » 



X 



LA CUISINE ET L'ÉCOLE 



Ma besogne du matin étant faite et le caissier ne 
m'en ayant pas donné d'autre, je pris une feuille de 
papier et je m'amusai à dessiner dans un médaillon 
le profil de M. Simonnot. Le portrait ne vint pas 
trop mal, quoique tracé de mémoire, et mes com- 
pagaons se le passèrent de main en main. Naturel- 
lement, le bonhomme Courtois fut de la fête; il me 
complimenta en me grondant : 

« Vous savez, me dit-il, que le patron ne plai- 
saùte pas avec ses employés. 

— Mais si! car tout à l'heure il m'a dit d'aller voir 
au bureau s'il y était. Vous êtes témoin qu'il y est. 

— C'est égal; je ne vous conseille pas de lui 
montrer cette copie de l'original qu'il rase lui-môme 
tous les matins. 

— Il la verra pourtant, à la fin du mois, et tirée 
sur faïence à 400 exemplaires. Je vais porter ce 
dessin chez mon cher maître, M. Doussot; nous 
nous mettrons ce soir à la graver sur cuivre; nous 



186 LE ROBIAN d'un BRAVë HOMMË 

en tirerons sur papier brouillard des épreuves que 
nous reporterons sur 200 pichets verts et 200 ga- 
melles jaunes que j'ai l'intention de tourner, de 
vernisser et de cuire clandestinement, ici même, 
avec votre complicité, monsieur Courtois, et de 
concert avec toute la fabrique. Les gamelles seront 
d'un litre et les pichets d'un demi-litre; je vendrai 
mes pichets deux sous et mes gamelles dix cen- 
times, avec l'auguste image de M. Simonnot par- 
dessus le marché. 

— Et qui vous les achètera? 

— Peut-être vous, messieurs, mais sûrement les 
ouvriers et leurs familles, car on boira dans mes 
pichets un bon vin de pays à quatre sous le Utre, 
et l'on dégustera dans mes gamelles à TefiAgie du 
patron un rata si délicieux pour quatre sous, qu'un 
manchot s'en lécherait les doigts. » 

Tous les jeunes gens du bureau s'écrièrent en- 
semble : 

a: Rata, qui? Rata, quoi? On demande l'auteur du 
ratai 

— Moi, messieurs , si l'on me permet de m'ad- 
joindre un collaborateur^ à l'exemple de Scribe et 
d'Alexandre Dumas. 

— Et qui appellerez -vous à l'honneur de voix-* 
assister, ô grand homme? 

— Une faible femme, messieurs : Catherine est sc:^ 
nom. 

— Catherine Dumont? 

— En personne. 

— Sarpejeu! dit le père Courtois, ce n'est pas» 

la petite bière. Si Catherine Dumont nous fait Vho^^^ 



LE ROMAN D*UN BRAVE HOMME 187 

neur de cuisiner ici, il n'y aura pas un chat à la 
fabrique qui ne veuille tâter de son fricot. > 

Il faut vous dire qu'en 1845 (je parle de long- 
temps) les domestiques faisaient partie de la fa- 
mille. Ils vivaient si longtemps dans la même maison 
qu'on prenait l'habitude de les désigner par le nom 
de leurs maîtres. Angélique, la femme de chambre 
des trois filles de l'éleveur de porcs, s'appelait 
Angélique Fondrin, et le vieux cocher à moustaches 
qui conduisait M. le maire répondait couramment 
au nom de Léonard Morand. Ma bonne Catherine, 
qui est encore à mon service, comme je suis au 
sien, était alors une robuste gaillarde de trente- 
quatre ans. Mes parents l'avaient prise toute jeune, 
elle avait grandi chez nous, elle s'y était façonnée, 
elle avait appris sans maître le bel art si finançais et 
pourtant si rare en France de rôtir un gigot à 
point, de fricasser un poulet, d'assaisonner discrè- 
tement un salmis de perdreaux ou de bécasses. Elle 
savait pétrir des gâteaux de pommes de terre devant 
lesquels un pâtissier de profession se fût mis à ge- 
noux. Le riz, que toutes les ménagères de Gourcy 
réduisaient à l'état de colle nauséabonde, se trans- 
formait, sur ses fourneaux, en perles d'or d'un goût 
exquis. Elle brillait surtout dans les mets simples, 
et le percepteur, un digne homme dont l'amitié nous 
avait suivis dans la ville haute, disait qu'un bœuf 
aux choux de Catherine valait une dinde truffée de 

m 

la Couronne, Du temps de nos prospérités relatives, 
la digne créature était citée comme un modèle de 
délicatess^; les beaux esprits du cercle prétendaient 
que pour éviter les tentations elle avait fait couper 



188 LE ROMAN D UN BRAVE HOMME 

Tanse de son panier. Mais, depuis qae notre ruine 
avait réduit ses gages h, presque rien, sa probité 
tournait à la malice et à la sorcellerie; elle eût volé 
pour nous la baguette des fées. L'avare de Molière 
aurait trouvé son idéal dans cette fille qui louait des 
os û*ais chez le meilleur boucher de Gourcy pour 
taire des consommés et des gelées à ma mère. Les 
us de boucherie et les os de cuisine étaient achetés 
pèle-méle, au même prix, par une sorte de chiffon- 
nier ambulant. Catherine prenait chaque semaine 
quinze ou vingt kilos de bœuf et les rendait au 
garçon boucher après en avoir soutiré un pot de 
graisse et un monceau de gélatine par une longue 
ébullition. Cela lui coûtait quelques sous, une petite 
tarte de sa façon, ou une simple poignée de main. 
La graisse qu'elle obtenait ainsi valait mieux que le 
beurre et faisait d'excellente friture. 

Cette imagination culinaire, acharnée à la pour- 
suite du bon marché et cherchant jour et nuit la 
nourriture gratuite comme les alchimistes du moyen 
âge rêvaient la pierre philosophale, ne réussissait 
pas à tout coup. Elle éprouva de singuhers mé- 
comptes, notamment avec la choucroute, qui se 
trouva être un plat très cher, et avec les fameuses 
tripes vantées par Rabelais. On ne saura jamais ce 
(ju'il faut de soins, de temps, de lard et d'épices 
pour mener à bonne fin ce mets pantagruélique que 
nos ancêtres, les vieux Tourangeaux, cultivaient 
jusqu'à l'indigestion. 

Catherine se désolait sincèrement de n'être pas 
un cordon-bleu accompli ; elle me demandait pour- 
quoi le ministre de l'instruction publique (M. le 



LE ROlfAN d'un BRAVE HOMME 189 

comte de Salvandy, si j'ai bonne mémoire) ne fon- 
dait pas dans chaque ville une école de cuisinières, 
à seule fin de préserver la viande et les légumes qui 
se gâchaient partout au préjudice de l'alimentation 
■ publique. Et peut-être avait-elle raison, la bonne 
fille. Mais jusque dans ses erreurs et ses mésa- 
ventures elle était un objet d'envie pour toutes les 
bourgeoises du pays. Si jamais elle écrit ses mé- 
moires comme M. de Talleyrand, cuisinier moins 
irréprochable, on connaîtra les flatteries, les pro- 
messes et les intrigues de cinq ou six nobles dames 
qui n'auraient pas reculé devant un crime pour la 
détacher de nous. La vie de province est en proie à 
ces férocités comiques. 

Par bonheur, notre gaillarde était bâtie pour la 
défense et pour l'attaque. Grande et forte, haute en 
couleur, avec une finesse de traits que l'embonpoint 
n'avait que légèrement empâtée, elle pesait 80 kilos 
en hiver et 78 en été. Le ferblantier de la ville haute, 
l'aubergiste du Tonneau d*or, un contre-maître de 
la fabrique avaient sollicité l'honneur de son alliance, 
quoiqu'il fût avéré qu'elle n'avait pas un centime à la 
caisse d'épargne. Ah I qu'elle les avait bien rabroués ! 

« Il n'y aura jamais pour moi que deux hommes, 
répondait-elle : défunt mon maître et mon Pierrot. » 

Et je ne sais, en vérité, pourquoi elle me citait 
comme un homme, car elle m'a toujours traité en 
enfant, et jusqu'au jour de mon mariage elle est 
venue, tous les soirs de la vie, me border et m'em- 
brasser dans mon lit. Pour expliquer la mutilation 
morale de cet être puissant et généreux, M. Lutzel- 
mann lui disait : 



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LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 491 

vetage pour avoir été repêché par un chien. Le roi 
a dit dans^^son discours du trône : C'est toujours 
avec un nouveau plaisir que je vois mes sujets vivre 
de privations; et le premier restaurateur qui con- 
fectionnera un banquet de cent couverts avec une 
queue de hareng saur, je le décorerai de Tordre du 
Torchon! » 

A ces plaisanteries lourdes et sottes, mais dont 
on trouverait l'équivalent dans les journaux soi- 
disant comiques de ce temps-là, je répondais tantôt 
en érudit, tantôt en étourdi, toujours en homme qui 
a la foi. Je demandais à mes gratte -papier s'ils 
étaient de meilleure maison que les rois de VIliade 
et de YOdyssée, et je leur montrais ces héros oc- 
cupés à rôtir eux-mêmes pour leur repas une cuisse 
de bœuf ou un râble de porc. Et, comme ils se gaus- 
saient niaisement de la poésie grecque, je leur de- 
mandais si Papin n'était pas un savant physicien, 
un des plus grands génies du dix-septième siècle? 

f Or cet homme admirable, qui nous touche de près, 
car il est né comme nous sur les bords de la Loire, 
n'a pas cru déroger en inventant le disgesteur^ une 
marmite! un pot-au-feu perfectionné! Et Pascal, 
l'illustre écrivain, le puissant géomètre, est moins 
grand pour avoir écrit les Pensées et les Provin- 
ciales que pour avoir inventé la brouette et épargné 
ainsi au genre humain des milliards d'heures de 
travail. 

— Faites cela pour nous, Dumont! Inventez la 
brouette aux écritures! Que le travail du bureau 
marche sur des roulettes, et vous serez considéré. 

— Ah çà, ce n'est donc pas pour vous que je 



492 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

travaille en cherchant à arrêter l'Imigration des 
ouvriers? Sans-main d'œuvre, pas de marchandise ; 
sans marchandise, pas de profit; sans profit, pas 
d'argent pour payer vos appointements le premier 
du mois, et sans appointements... je vous laisse en 
présence du boulanger et du boucher. Vous êtes 
donc intéressés comme moi, comme le patron, 
comme les trois quarts de la ville, au succès démon 
entreprise. Pensez-en ce qu'il vous plaira, moquez- 
vous de cette humble cuisine, si telle est la tournure 
de votre esprit : je ne me découragerai pas pour si 
peu ; mais, du moins, gardez-moi le $ecret jusqu'au 
l®*" septembre; n'ameutez pas les neuf ou dix cab»- 
retiers de bas étage qui exploitent la misère de nos 
travailleurs. » 

Le caissier, qui s'était maintenu jusque-là dans 
une neutralité bienveillante, prit décidément moû 
parti. Sans se prononcer à la légère sur le succès 
d'une expérience si neuve dans le pays, il rappela 
énergiquement 'à mes nouveaux camarades qu'on 
doit au moins la paix aux hommes de bonne volonté. 
Il flétrit même à l'avance ceux qui, par impossible, 
divulgueraient mon petit projet, soit en ville, soit 
dans la fabrique. 

La cloche de midi coupa court à nos discussions, 
et chacun mit le cap sur son déjeuner. M. Courtois 
reprit mon bras, et aussitôt que nous fûmes seob 
dans la rue il me dit : 

« Quel enfant vous êtes 1 Vous n avez pas suivi 
mes conseils. Je vous avais recommandé la mo- 
destie, et vous commencez par expédier votre be- 
sogne plus vite et mieux que tous les autres. Vos 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 493 

camarades ne vous le pardonneront jamais , et le 
patron ne vous en a su aucun gré. Ce n'est pas tout : 
à la première occasion, sous le plus futile prétexte, 
vous sortez du rang, vous entrez dans la confidence 
de M. Simonnot, et vous lui faites adopter une idée 
neuve. Mais, malheureux, si vos cinq compagnons ne 
vous prenaient pgs en grippe, c'est que notre bureau 
ne serait pas un bureau. 

— Vous me les avez annoncés comme les meil- 
leurs fils du monde, et je les ai tous à dos aussitôt 
que j'essaye de faire le bien ! 

— Ce n'est pas tout de faire le bien ; il faut le 
faire avec une discrétion et une habile);é qui vous 
manquent. Plus une idée est juste et pratique, plus 
il importe de lui trouver un père ou du moins un 
parrain qui ne soit pas vous. Moi qui vous parle, 
je n'ai pas inventé grand'chose, car vous voyez que 
je suis un bonhomme tout uni; mais, si j'ai intro- 
duit deux ou trois perfectionnements dans cette 
vieille machine, j'ai pris soin de prouver à M. Si- 
monnot qu'il les avait imaginés lui-même. A ce 
prix, j'ai fait œuvre utile sans porter ombrage à per- 
sonne et avec le concours de toute l'administration, 
du haut en bas. Supposez que j'aie prétendu aux 
éloges ou simplement à la reconnaissance de mes 
collaborateurs : ce n'est pas seulement des bâtons, 
c'est le bois du Lézard, c'est la châtaigneraie du 
Vauzy, c'est la futaie de Taillemont qu'on m'aurait 
fourrés dans les roues! Ahl jeune homme! jeune 
homme I si vous croyez que le progrès est un car- 
rosse qui roule en plaine, vous vous trompez ! » 

J'étais vraiment confus de ma légèreté, et déjà, 

13 



194 LE ROMAN d'un BRAVE HOMBIR 

perdant tout courage, j'allais jeter le manche apràs 
la cognée, quand le bon vieux me releva. 

«c Bah 1 dit-i),- qui vivra verra. Une fois sur cent, 
la candeur est plus habile que la politique. Ses 
pointus devant qui vous avei pensé tout haut- en 
leur demandant le secret vendent déjà la mèche an 
milieu de la rue. Ils vous feront ayant ce soir autanl 
d'ennemis qu'il y a de gargotiera autour de la fa- 
briquer Mais du même coup ils apprennent à nos 
ouvriers ce que M. Siraonnot a résolu de fiedre pour 
eux. Les ouvriers sont de grands enbnts, naib, 
curieux et mobiles. La seule annonce d'une révo- 
lution pacifique dans la maison peut arrêter le 
mouvement irréfléchi qui les entraine hors de 
chez nous. Tel d^entre eux qui avait déjà rélevé 
ses manches pour porter les traverses ou pour 
-poser les rails changera peut-être d'avis s'il en- 
tend dire qu'on s'occupe de lui, qu'on veut lui faire 
un sort plus tolérable, qu'il sera mieux nourri, qu'il 
aura plus d'argent mignon sans sqrtir de ses habi- 
tudes et sans apprendre un nouveau métier. Phu 
d'un qui est parti reviendra au lancer, quand il 
saura qu'on lui a fait quitter la proie pour Tombre. 
Ne vous laissez donc point abattre par le mauvaû 
vouloir de quelques envieux, et poussez bravement 
votre pointe. L'affaire aurait pu être mieux engagée: 
raison de plus pour faire feu des quatre pieda, a 
Ton veut qu.'elle arrive à point. » 

Réconforté par ces bonnes paroles, je vins conter 
l'aventure à ma mère, et Catherine, qui nous eer- 
vait le déjeuner, fut naturellement admise au ooùr 
seil. Depuis longtemps, les deux chères femmes ne IL 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 195 

voyaient que par mes yeux ; il me fut donc aisé de 
les convaincre et de les entraîner. Catherine se 
sentait de force à nourrir deux cents bouches hu- 
maines, à faire la police de sa cantine et à mater 
les mécontents, s'il s'en trouvait. Ma mère avait 
compris au premier mot qu'en lui prenant son uni- 
que servante je dérangeais toute sa vie ; mais elle 
avait une telle habitude du sacrifice, petit ou grand, 
qu'elle acclama cette nouveauté comme la chose 
la plus réjouissante du monde. 

c Nous donnerons l'exemple aux ouvriers, dit- 
elle ; j'irai manger la nourriture de M. Simonnot 
avec toi, chez les Bonafigue ou dans quelque coin 
de bureau. L'hiver, on nous apportera notre ga- 
melle à la maison ; Catherine y ajoutera quelques 
douceurs, et nous ne connaîtrons plus les parfums 
ni les tracas de la cuisine. Sais-tu que c'est la vie 
simplifiée , l'élément matériel réduit à presque 
rien? Quel est donc l'auteur qui voudrait qu'une 
«eule pilule avalée tous les matins nous mît en 
règle avec la nature? Nous allons nous offrir ce 
luxe-là, ou peu s'en faut. Il n'y aura que Tépais- 
seur d'une gamelle entre nous et les purs es- 
pritsl » 

Elle ne mentait qu'à moitié, la pauvre mère, car, 
depuis son veuvage, les bouillons, les biscuits, un 
doigt de vin et quelques gros baisers de son fils, lui 
composaient un régime bien plus cordial que so- 
lide. Quoi qu'il advînt, elle ne pouvait pas se moins 
nourrir, et j'avais tout lieu d'espérer qu'elle pren- 
drait un peu d'appétit hors de chez elle, en tête- 
^•tète avec moi, ou parmi ces crocodiles de Bona- 



iW) LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

figue, qui semblaient boire le pain pour ménager 
leurs admirables dents. 

Le bonhomme Doussot et Mme Lutzeknann, que 
je visitai le jour même en retournant à la fabrique, 
♦entrèrent dans mes idées du premier bond. La 
femme du principal m'offrit non seulement les le- 
çons de son expérience et la liste de ses fournis- 
seurs, mais son concours actif et assidu. Elle avait 
presque deux mois à ma disposition, grâce aux va- 
cances. Mon vieux professeur de dessin n'était ni 
moins actif, malgré son âge, ni moins dévoué; mais 
cet esprit pratique jugea que je m'étais trop avancé 
en promettant de livrer fin courant deux cents pi- 
chets et autant de gamelles. La jeunesse ne doute 
de rien. J'ignorais absolument, quant à moi, les 
difficultés d'un travail si simple en apparence, mais 
tout nouveau dans la fabrique de Courcy. Nos ou- 
vriers étaient vraiment habiles à transforaier une - 
boulette d'argile en croûte et à mouler la croûte 
en assiette. Quelques-uns avaient trav«aillé dans des 
manufactures moins primitives ; ils savaient ébau- 
cher et même tournasser un vase de dimensions 
moyennes, mouler une cruche en trois pièces, faire 
une anse, un bec, un pied ou n'importe quelle ga^ 
niture. Mais la chimie n'était guère représentée à 
la fabrique que par un grand baquet rempli d'une 
purée épaisse, où Toxyde de plomb et l'oxyde d'étain 
se mêlaient, en proportions inégales, pour donner 
l'émail blanc. Aucune autre composition, aucuns 
autre couleur n'avaient droit de cité chez nous. 
Mon vieux dessinateur se chargeait bien de gravtf 
sur cuivre le portrait de M. Simonnot, d'en tirer 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMMK 407 

quatre cents épreuves sur papier brouillard avec la 
presse qu'il avait, et même de les reporter sur bis- 
cuit à l'aide de quelques tampons dans les mains 
de nos ouvrières, mais ce n'était pas tout. Il s'agis- 
sait de couvrir tous les vases d'un émail coloré, 
mais opaque, pour cacher la laideur du biscuit et 
au contraire de protéger les médaillons par un vernis 
transparent. Ce problème, qui ferait sourire aujour- 
d'hui le plus humble apprenti de Creil, de Gien ou 
de Sarreguemines, nous donna bien du mal et nous 
fit tâtonner longtemps. Le principal, qui assistait à 
nos efforts, me répétait souvent : 

€ Tu le vois, mon garçon, rien n'est facile. Aussi 
faut-il être indulgent pour les maladresses d'autrui. » 

Toutefois, comme il n'avait rien de commun avec 
le magister de La Fontaine, il me fit venir de Paris 
le Traité de Brongniart sur les arts céramiques, et 
c'est dans cet excellent livresque j'ai appris mon 
métier. Mme Lutzelmann se rendait en personne à 
Ville vieille pour acheter les grandes marmites et 
tout le matériel de cuisine qu'on n'aurait pas trouvé 
à Cîourcy. Le maçon réparait mon hangar, le me- 
nuisier le coupait dans toute sa longueur par une 
cloison protectrice, afin que Catherine et son se- 
cond, le petit sommelier, ne fussent ni envahis ni 
importunés. Je faisais ouvrir deux guichets pour 
la distribution des vivres et du vin ; les jetons se 
frappaient chez le ferblantier de la haute ville. Nous 
passions des marchés avec le boulanger, le boucher 
et Tépicier; les meilleurs vignerons de la banlieue 
nous envoyaient leurs échantillons et leurs prix. 

Ces menus soins ne m'empêchaient pas d'aller 



198 LE ROMAN D'UN BRAVE HOMME 

tous les jours au bureau et d'y gratter autant de 

papier que les autres. M. Courtois me défendait 

contre mes camarades, qui, après m'avoir trahi, ne 

se faisaient pas faute de m'agacer. Quant au patron, 

il ne se montmit pas ; Je crois môme qu'il ftisait 

souvent un détour pour éviter la cantine, soit qall 

craignit de m'intimider, ;»oit qu*il voulût me laisBor 

toute la responsabilité dé l'affaire. En revanche, Itf 

ouvriers s'intéressaient beaucoup à mon projet : 

ils venaient voir, ils demandaient des explications. 

Personne n'émigrait plus : c'était toujours cela de 

gagné ! Un seul cabaretier s'avisa de me ohefoher 

noise. C'était Gaspaixl Luneau, surnommé le B(Bq( 

grand ivrogne et redoutable empoisonneur. Pendant 

deux ou trois jours, il commença par m'injurier 

entre ses dents quand je passais devant sa boutique; 

je ne détournai pas la tête pour lui. Mais un soir, 

enhardi par ma patience et sans doute aussi parte 

boisson, il se campa sur mon chemin en criant : 

« C'est donc toi, enfant de la chaiité, qui veux 
réduire les honnêtes gens à l'hôpital? » 

Il joignit même le geste à la parole, et ses deux- 
larges mains allaient s'abattre sur mes épaules, lof^ 
que, d'une simple bourrade, je l'invitai à s'asseoii' 
dans le ruisseau. Il rebondit en hurlant et se ni* 
sur moi de plus belle. Je répétai mon geste avec l^ 
même succès; l'hercule se releva moins vivenwn* 
et commença à se tâter en homme qui n'est p*^ 
certain d'avoir son ossature au complet. Je le sala** 
gravement, et je finis la discussion par ces simple 
paroles : 
« Autant de fois qu'il vous plaira, maîti*eLuneau. ' 



LE ROMAN D*UN BBAVE UOMM£ 190 

La scène avait eu vingt témoins, presque tous 
gens de la febrique. Ce colosse était depuis long*- 
temps la terreur de sa clientèle et du quartier. 
Quand on sut qu'en voulant assommer un gringalet 
de dix-sept ans il avait trouvé son maître^ on se rap'- 
pela que mon père Jouait avec les poutres et les 
madriers comme avec des fétus de paille et l'on 
jugea que le sang des Dumont n'avait pas encore 
dégénéré. Messieurs les gargotiers se le tinrent pour 
dit; et même mes camarades du bureau tempé- 
rèrent l'aigreur de leurs plaisanteries. J'étais pour- 
tant trop raisonnable pour répondre à des mots par 
des coups. 

Le !•' septembre arriva. Je l'attendais avec 
l'anxiété d'un débutant, le cœur serré dans un étau 
ou suspendu au bout d'un fil. Tantôt je reprochais 
au temps sa lenteur irritante, tantôt je l'accusais 
xl'aller trop vite pour nous mettre tous au pied du 
mur 0t nous prendre sans vert. Au dernier moment, 
je craignis que les ouvriers, entraînés par leurs 
habitudes ou liés par leurs dettes, fissent mauvais 
visage ît la cantine ou n'y vinssent chercher que 
du vin. 'Les jetons qui se distribuaient dans mon 
bureau s'enlevèrent dès le matin au nombre de cinq 
mille ; mais le consommateur ne disait pas s'il avait 
l'intention de les boire ou de les manger. Mes ga* 
melles et mes pichets avaient trouvé preneurs 
comme tout ce qui se vend à crédit et au-dessous 
du prix de revient; mais, sur 200 cuillers de fer 
battu, nous n'en avions placé que soixante. Or le 
ragoût, mon premier essai, l'échantillon du savoir 
faire de Catherine, les prémices de la marmite, ce 



200 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

savant mélange de choux^ de pommes de terre et 
de carottes autour d'une saucisse de dix centimes, 
formait au juste cent portions. Si Ton nous en lais- 
sait pour compte une moitié ou seulement un quart, 
de quel front oserais-je aborder M. Simonnot? Tout 
le bureau, toute l'usine, la ville entière avait tes 
yeux sur moi. Voyez-vous le grand lauréat, le prix 
d'honneur de Courcy, battu à la première rencontre 
sur le terrain qu'il a choisi lui-même? Et quelte^ 
rain? Qu'allait-il faire dans cette galère? 

J'eus un grand mécompte en efiet, mais tout 
autre que celui dont on m'avait menacé. Depuis 
longtemps, la marmite était vide, raclée à fond, 
presque écorchée par la cuiller à pot, et la foule 
se pressait en grondant autour des guichets de la 
cantine. On avait rapporté du pain, on avait débité 
en hâte une énorme pièce de petit salé, mise ea 
réserve pour l'imprévu, mais nos nouveaux pen- 
sionnaires réclamaient à cor et à cri les légumes, 
cette incomparable potée dont l'odeur remplissait 
encore notre hangar et dont les cent premiers con- 
sommateurs faisaient l'éloge en se léchant le» 
doigts. 

Il n'y en eut ni pour ma mère, ni pour les em- 
ployés; et moi qui m'étais bien promis de me ré- 
galer pour l'exemple, je ne pus donner d'autre 
exemple que celui de la résignation Une chaudière 
de bouillon, destinée au repas du soir, ferma la- 
bouche aux plus mécontents, et le vin, ce grand 
consolateur, me fut en aide auprès des autres. 

Lorsque je vins m'asseoir, tout haletant, à la 
table des Bonafîgue, devant une bouillabaisse ap- 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 201 

proximative, pêchée dans la rivière et le canal, 
mais qui dissimulait sous un ]uxe efTrénô d'épices 
l'absence des poissons et des crustacés de la mer, 
la dame du logis commença par railler un peu, 
disant qu'elle avait eu raison de ne pas s'en fier à 
moi pour les fournitures de bouche. L'emballeur 
en chef répondit que l'accident était heureux; il 
compara ma modeste cantine au grand théâtre de 
Marseille, où l'on avait refusé du monde pour les 
débuts de l'immortel Duprez, et il conclut par cette 
facétie : 

Tel qui vient pour Duprez ne s'en va pas NowtU, 

Cet excellent M. Bonafigue jouait volontiers sur les 
mots, comme tous les petits bourgeois de l'époque. 

Mais Barbe, la gamine en jupon court. Barbe la 
débraillée, la hérissée, la folle, envisageait les choses 
de phis haut. Le succès la touchait fort peu, elle 
n'en tenait aucun compte : que la cantine fit florès 
ou fiasco, c'était tout un pour Tétrange petite fille. 
En revanche, elle applaudissait à la bonne pensée, 
au sentiment généreux, au véritable esprit de pa- 
tronat qui, suivant elle, m'avait inspiré cette mo- 
deste entreprise. Autant elle m'avait trouvé bête et 
petit quand je m'étais mis dans la terre glaise, 
autant je lui paraissais grand dans la soupe. 

€ C'est que... comprends-moi bien, disait-elle, 
d'un côté tu sacrifiais un avenir splendide à un 
présent médiocre et obscur, et de l'autre tu dévoues 
ton temps et ta peine au bien-être des malheureux. 
A ta santé. Pierrot! Je te rends mon estime... » 



202 LE ROMAN D*UN BBAVE UOMME 

La bouillabaisse fot expédiée aussi lestement qœ 
]es arêtes de perche et de gardon le permettaient. 
Nous n'avions pas un moment à perdre ; Catherine, 
qui avait déjeuné d'un croûton trempé dans k 
sauce, était là, rouge comme une pivoine et fri- 
inissante comme une guitare, avec ses jetons ft 
compter et son menu du soir à débattre. Le menv 
fut vite réglé : un mouton et un sac de banooto 
firent TaCTaire. Mais le compte des jetons nous in- 
duisit en réflexions graves. Deux cents ouvriers, 
dont cinquante femmes et cent enfants des deui 
sexes, auraient dû, suivant nos calculs, se contenter 
de cent cinquante rations. Or il s'en était délivré 
plus de deux cents, à la première épreuve, et quw- 
(]ue le ragoût eût manqué. On pouvait donc affirmer 
que la fabrique avait déjà nourri et abreuvé un 
rertain nombre d'étrangers ; et il était facile de 
prévoir qu'avant peu toutes les familles de nos ou- 
vriers et beaucoup d'autres habitants de Courcy 
viendraient grossir la clientèle de Gatheiine. Je n'y 
voyais pas d'autre inconvénient qu'un surcroit de 
travail pour quelques-uns d'entre nous, et je ne plai- 
gnais pas ma peine ; mais M. Bonafigue nous rap- 
pela que Tadministration des Droits Réunis n'est 
pas toujours commode et qu'elle pourrait bien noui) 
taxer, nous exercer et nous vexer comme de am- 
ples débitants de boissons. J'évitai ce désagréffien' 
en faisant fabriquer des jetons de vin, d'une formi 
particulière. On les délivrait le matin, à l'ouvertuTi^ 
des ateliers ; les adultes ne pouvaient en recevot- ^ 
que deux, et les enfants n'en avaient qu un pourl^^- 
repas de la Journée. Le pain, la viande et les 1 ^^ 



h& BOMAN D^UN BAAVE HOMlfE 203 

gumes, n'ayant rien à débattre avec le fisc, se ven- 
dirent à guichet ouvert ; il y en eut pour tout le 
monde, pour les familles d'employés et pour les 
petits bourgeois du voisinage : Catherine livrait en 
un repas' six ou sept cents rations de viande et de 
légumes; la demande allait jusqu'à mille dans les 
grands jours de haricots. Nos ouvriers, bien nourris 
et contents de leur sort, ne songeaient plus à dé- 
serter ; il nous en vint de la campagne et même du 
chef-lieu; les émigrés rentrèrent au bercail : on 
les reconnaissait au hâle de leurs joues et à la lon- 
gueur de leurs dents. 

Tout le mois s'écoula sans que le vieux patro'n 
me fit savoir ce qu'il pensait de mon expérience. 
J'attendis vainement un mot de louange ou de 
blâme. Il est vrai que M. Simonnot avait accou- 
tumé de faire une saison à Vichy, soit pour guérir 
son foie malade, soit ^our chercher le gendre de 
ses rêves qui resta longtemps introuvable. Il revint à 
la fin de septembre, et j'en eus la première nou- 
velle en passant à la caisse. Le digne M. Courtois, 
après avoir construit gravement sous mes yeux une 
pile de vingt pièces de cent sous, me dit aveé bonté : 

(( Garçon, je ne m'attendais pas à dorer si tôt mon 
bâton de vieillesse. On vous met à cent fi*ancs par 
mois, pour services exceptionnels. C'est la première 
fois, en trente-cinq années, que j'assiste à un avan- 
cement aussi rapide; mais je n'en ai jamais vu de 
plus mérité. Al propos ! si vous trouviez bon de re- 
mercier celui qui vous a rendu justice, il est seul 
dans son cabinet, et j'ai lieu de penser qu'il vous 
recevrait avec plaisir. 



!204 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

Le vieux patron me reçut, en effet; mais il ne me 
parut pas moins hérissé qu'à son ordinaire. Cepen- 
dant il me tendit sa main, une longue main firwde 
et humide. 

€ Monsieur Dumont, dit-il, vous avez pleinement 
justifié la^confiance que j'avais mise en vous. Votre 
invention, renouvelée du Petit Manteau-Bleu, a ré- 
tabli la régularité du service sans grever moQ 
budget au delà de ce que nous avions prévu. Cest 
bien, je suis content. Toutefois, vous avez eu tort 
de fabriquer ici, à mon insu, des articles defiui- 
taisie. » 

Il me montra du doigt sa cheminée, où ma ga- 
melle et mon pichet étaient placés comme deux 
pièces à conviction sur une table de cour d'assises. 

« C'est vous qui avez dessiné mon portrait? i 

Je baissai Ja tôle. 

« Il n'est pas mal ; ma fille Ta trouvé très res- 
semblant ; et s'il vous prenait fantaisie d'en feire 
autant pour elle, dans vos moments perdus, elle 
vous donnerait quelques séances. Ce que je n'ad- 
mets par, ce qui sera toujours incompatible avec les 
règles d'une bonne administration, c'est qu'on m© 
fasse une surprise, même agréable, au détrnnent de 
l'ordre établi et avec la complicité de tout mon per- 
sonnel. Ne vous justifiez pas I Je sais que vos inten- 
tions étaient pures ; je dois même avouer que l'es- 
prit et les sentiments de la fabrique sont amendés, 
grâce à vous. Il me semblait que dans une gamelle 
on ne pouvait fourrer que de la viande et des légu- 
mes; vous y avez fait entrer quelques petites choses 
métaphysiques, de la fraternité, de la solidarité et 






LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 205 

autres substantifs bizarres, pour ne pas dire révolu- 
tionnaires , qui l'assaisonnent très proprement ; 
bref, vous êtes un bon socialiste. 

— Moi, monsieur? Ni bon, ni mauvais! C'est la 
première fois, je vous jure, que j'entends prononcer 
ce mot. 

— N'importe; la chose est en vous, et je veux bien 
l'accepter telle quelle , à dose homœopathique. 
Seulement, n'allons pas plus loin I je suis au bout 
de mon rouleau. Pourquoi vous grattez - vous 
l'oreille ? Un employé qui se gratte Toreille devant 
son patron est un homme qui n'a pas dit tout ce 
qu'il pense. 

— En effet, monsieur, je pensais... je voulais vous 
dire qu'il ne suffit peut-être pas d'améliorer le ré- 
gime de ces pauvres gens, et que l'on peut, sans 
dépenser un sou, les perfectionner eux-mêmes. 

— Je les trouve parfaits quand ils font ma be- 
sogne et qu'ils ne me volent pas leur temps, qui est 
mon argent. 

— Ils sont honnêtes en général, et ils le seraient 
davantage s'ils étaient un peu plus éclairés. Une 
école du soir, monsieur, une petite classe de rien, 
pour laquelle nous avons tout, le local, les tables, 
les bancs, les maîtres I II y aurait en tout l'éclairage 
à payer pendant les mois d'hiver. 

— Allons, bon I II ne vous manquait plus que de 
prendre la férule en main t Ce n'est donc pas assez 
de l'écumoire? 

— Mais, monsieur, les trois quarts des enfants 
qui travaillent ici ne savent pas lire. 

— Tant mieux pour eux 1 Cette sainte ignorance 



206 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

les sauve du danger des carrières libérales, où les 
demi-savants meurent de £sdm par milliers. Tant 
mieux pour nous, car, si tout le monde savait lira, 
personne ne voudrait marcher ma terre ni chauffer 
mes fours. » 

A cette déclaration d'égoïsme, tous les sentimeobi 
généreux que mon père m'avait légués commencè- 
rent à bouillonner dans mon cœur ; ses tirades les 
plus chaleureuses se réveillèrent dans ma mémoire, 
et je crois, en vérité, que j'allais être éloqaeDt, 
lorsque le patron m'arrêta d'un coup sec : 

(( Assez! dit-il; laissons là ces folies. Si les oo- 
vriers de la fabrique, petits et grands, ont envie de 
se déclasser par les lettres ou les sciences, ils ont 
le soir à eux ; je ne m'informe pas de ce qu'ils font 
hors d'ici. Et si les philanthropes de Courc7,te 
principal en chapeau mou, les professeurs du col- 
lège, M. Doussot, vous-même, mon cher, trouvez 
plaisant de leur donner des soins dont ils ne vous 
sauront aucun gré, ce n'est pas moi assurément qui 
troublerai vos fêtes. Usez de vos loisirs à votre 
guise ; le temps et l'argent que vous épargnez sont 
à vous. Aujourd'hui, puisque je vous tiens, je parler 
en homme sérieux à un enfant qui peut le devenir - 
Pour des raisons que je ne veux ni ne dois vous Éùr^ 
connaître, j'ai décidé qu'à partir de demain vou 
sortiriez de mes bureaux, où votre apprentissage 
terminé. Vous quitterez la redingote pour la blousa» 
car vous devenez ouvrier. Je sais que ce nouv0* 
état ne peut vous inspirer ni honte ni répugnance ; 
d'ailleurs, mon très regretté père m'a fait passer p»*" 
là, et je ne m'en porte pas plus mal. Vous n'êtes p«^ i 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 207 

un sot ; VQUS verrez dans ce changement moins une 
tléffbitonGd qu'une promesse d'avancement illimité. 
Si l'on vous force à traverser en cinq ou six ans tous 
les ateliers de la fabrique, si l'on vous initie à tous 
les secrets du métier, c'est apparemment que ion 
pense à faire de vous plus et mieux qu'un caissier à 
6000 francs, comme cet excellent Courtois. Com- 
ment ai-je changé d'avis sur votre compte? Et 
pourquoi vous £ais-je entrevoir un avenir magnifique 
après vous avoir défendu de viser haut? Ne le de- 
mandez pas; je ne saurais vous répondre; mais 
soyez certain qu'il n'y a pas un atome de féerie dans 
TafEûre et que, si vous arrivez, ce sera par ]a con- 
duite et le travail. » 

Je le savais de reste, et je ne m'en plaignais pas. 
Une fiimille ambitieuse ou seulement cuiieuse se 
fût peut-être creusé la tête à chercher les raisons 
d'un si brusque revirement ; mais ma mère et moi 
nous étions deux simples d'esprit; il ne nous vint 
qu'une idée : c'est que M. Simonnot était bon, juste 
et prévoyant ; qu'il se croyait tenu de remplacer 
mon père, mort chez lui et pour lui, qu'il ne pou- 
vait (^der son fonds ni à un fils, ni à un gendre, et 
qu'il voyait sans doute en moi Tétoffe d'un futur as- 
socié. 

Cette illusion rétablit la santé de ma mère et cen- 
tupla mon ardBur au travail. Je devins, en moins de 
trois mois, le modèle des apprentis ; au bout d'un 
an, je finissais une assiette comme notre plus vieil 
ouvrier. Cela ne marcha point sans quelques petits 
accidents, et plus d'une fois la boulette d'argile que 
je voulais aplatir en croûte fut lancée par la force 



208 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

centrifuge à Tautre bout de l'atelier. Mais la nou- 
velle couche où le patron m'avait introduit était bien 
plus hospitalière que le personnel du bureau. J'eus 
le bonheur de retrouver là, parmi mes anciens, 
quelques bons camarades de l'école primaire; ils 
m'aidaient et me conseillaient loyalement, j^^râce an 
tu fraternel dont nous n'avions jamais perdu l'ha- 
bitude. 

Malgré la monotonie apparente de mes occapa- 
tiens, cette année, qui était la dix-huitième de ma 
vie, fut singulièrement pleine et fertile en évteie- 
ments J'avais à peine terminé le portrait de 
Mlle Simonnot, quand cette grande fille, assez belle, 
parfaitement élevée, intelligente et sympathique, 
sinon très gracieuse, fut recherchée en mariage. 
Elle épousa, sans se faire prier, l'ingénieur da dé- 
partement, un vieux gargon de quarante-cinq ans, 
qu\)n disait riche. Je sus par le contrat qu*elle 
lui apportait une dot modeste, mais honorable, 
120 000 francs payés comptant. 

Vers la même époque, on apprit qu'il y avait rup- 
ture complète entre la banque Foulard et la fid)ri- 
que. Cette nouvelle me parut grave. Sans doute le 
gros député vendait son argent un peu cher; mais  
mon patron Tachetait, c'était évidemment fautfrdQ 
mieux. Je Os part de mes impressions à ma mère, et 
d'accord avec elle je portai nos titres de rente à 
M. Simonnot pour qu'il en fit argent, s'il daignait 
Cela pouvait donner une quarantaine de mille firancs, 
au coui's du moment. 

Il feuilleta les papiers sans rien dire, soit pour 
les évaluer en capital, soit pour cacher une sorte 



LE ROlfAN d'un BRAV£ HOMME 209 

' d'attendrissement, puis il me les jeta à la tète avec 
un rire forcé : 

c Quel drôle de petit bonhomme vous faites ! 
Pas méchant, non ; mais rêveur et un peu fou de 
temps à autre. Où donc avez- vous pris que j*eu8se 
besoin d'argent? Si j'ai remercié Foulard, ce n'est 
pas seulement parce qu'il me volait, c'est que je 
n'ai besoin ni de lui ni de personne. Nous allons 
marcher sans béquilles, et bon train. Ne m'avez- 
vous pas demandé une force motrice pour pétrir, 
pour gâcher, pour tourner? Je vous l'accorde I La 
rivière n'est pas si loin, ni la transmission si diffi- 
cile. Mon gendre vient dimanche; il faudra que 
vous lui fassiez part de vos idées, à table, entre la 
poire et le fromage, et qu'il mette ses plans sous vos 
yeux. » 

La transformation de l'outillage marcha vite, au 
grand étonnement de la ville, qui ne reconnaissait 
plus la fabrique ni le fabricant. Quelques person- 
nes me firent l'honneur de supposer que j'avais con- 
verti M. Simonnot ; mais qui donc lui avait donné 
les moyens de bien faire? Les uns estimaient que 
son gendre avait pu prendre un intérêt dans la mai- 
son, qui était encore solide ; les autres rappelaient 
que plusieurs Anglais de passage avaient visité la 
fobrique : pourquoi ne Tauraient-ils pas achetée, en 
tout ou en partie, pour la mettre sur un bon pied? 
On s'attendait à voir dans le journal du département 
l'annonce d'une commandite, la formation d'une 
société Simonnot et C»«. Rien de tel ne parut, et la 
raison sociale ne changea point. 

Quant à moi, sans rechercher si l'argent du pa- 

14 



^ 1 



210 LE HOMAN D*UN BRAVE HOMME 

tron était tombé du ciel ou sorti de la terré, je fré- 
tillais dans le progrès comme une truite dans un 
toiTent. La fantaisie était obstinément proscrite par 
ordre supérieur; il demeurait entendu que nous 
fabriquerions toujours le môme produit, sauf à le 
faire plus rapidement et à meilleur compte ; mais 
dans ces étroites limites je trouvais le moyen de 
m'agiter. D'abord je voulais remplacer notre vul- 
gaire terre cuite par un biscuit blanc, composé 
d'argile choisie, de galets cuits au four et étonnés 
dans Teau, et même... pourquoi pas? de kaolin à 
bon marché, en proportion modeste. Je rêvais aussi 
de pétrir une faïence dure, une terre de fer ou de 
rocher, grâce à l'argile réfractaire que grand-papa 
La France avait trouvée, dix ans avant ma naissance, 
sur la route de Launay. Je piochais les émaux avec 
M. Lutzelmann dans le petit laboratoire du collège. 
Enfin je ne désespérais pas d'amener le patron à la 
faïence peinte, et dans cette douce illusion je des- 
sinais et je gravais deux services sous la direction 
du père Doussot. Douze assiettes semées d'escar- 
gots, à l'usage des bons vivants et francs buveurs 
de la Bourgogne, et douze autres décorées d'écre- 
visses cuites, que je comptais écouler en Lorraine, 
en Alsace, en Champagne, dans les Ai*dennes et 
partout où la digne bête fleurissait en gros buissons 
rouges à la fin des repas d'amis. 

Vous n'imaginez pas ce qu'un jeune homme peut 
abattre d'ouvrage en douze mois lorsqu'il a le cœur 
au travail. J'avais du temps de reste pour enseigner 
le soir, à mes petits pâtissiers en terre glai9e, 
l'arithmétique, la géométrie, la physique^ la chimie. 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 211 

toutes choses que je savais très bien à l'heure de 
' ma leçon, car je les ignorais la veille, et je les ap- 
prenais pour ainsi dire au jour le jour. Nos cours 
s'étaient organisés en 1845, à la fin des vacances. 
Sous le coup du refus trop sec de M. Simonnot, 
j'avais battu la ville et les faubourgs, prêchant m?. 
petite croisade, appelant les bonnes gens au secourii 
de ces illettrés, que Catherine, nourrissait bien, mais 
à qui elle ne pouvait pas distribuer le pain de l'esprit. 
Les succès, comme les revers, se suivent à la file. 
J'étais le créateur de la cantine, j'avais la vogue, ou 
m'accueillit, partout les bras s'ouvrirent devant moi. 
Le principal, toujours prompt à bien faire, nous 
oflGrait la plus grande salle du collège, et M. Ar- 
choux, Fiustituteur, mettait toute l'école primaire à 
notre disposition, lorsque M. Morand et le conseil 
décidèrent, d'un commun accord, que les leçons du 
soir se donneraient à la mairie. Dans les débats qui 
précédèrent la'rédaction de l'arrêté municipal, il se 
dit des choses assez neuves et dignes de remarque* 
On écarta la proposition de M. Lutzelmann, de peur 
que les en£ants de la fabrique se sentissent dépaysés 
sur les bancs que plusieurs générations de petits 
bourgeois avaient polis au frottement de leurs cu- 
lottes. Le choix.de l'école primaire avait un autre 
inconvénient : c'était d'humilier nos garçonnets et 
. quelques-uns de nos adultes en les traînant, comme 
par Foreille, à des devoirs que leur enfance buisson-" 
nière avait esquivés. L'hôtel de ville, maison com- 
mune, propriété collective de tous les habitants 
riches et pauvres de Courcy, était le vrai terrain sur 
lequel les savants, les demi-savants, tous les hommes 



212 LE ROMAN d'un BRAV£ HOMME 

de loisir et de boa vouloir pussent donner rendez- 
vous à leurs concitoyens arriérés. Un conseiller 
municipal objecta que le matériel scolaire y man- 
quait absolument; la majorité répondit par le vote 
d'une allocation qui fut bientôt triplée par les sou- 
scriptions volontaires, sans parler des dons en na- 
ture, livres, plumes, crayons, papier, cartons à des- 
sin, tabourets, bancs^ chaises, quinquets. Le vesti- 
bule, la salle des mariages et la justice de paix 
étaient transformés chaque soir par nos élèves eux- 
mêmes, qui remettaient tout en ordre avant de partir. 
On trouva, sans chercher, plus de maîtres qu'il 
n'en fallait. Les volontaires de l'enseignement ac- 
coururent de tous côtés ; ce fut comme une levée 
en masse. Vous auriez dit que le mot d'ordre de 
toute la population était : Enseigne ce que tu sais I 
Les femmes se mirent de la partie. Depuis la sous- 
préfète et la mairesse jusqu a ma pauvre mamaDf 
chaque bourgeoise adoptait une petite fille illettrée 
ou un petit garçon inculte qu'elle bourrait de frian- 
dises quand il avait bien travaillé. Cette méthode 
d'enseignement maternel attira une foule d'enfent» 
qui n'appartenaient pas à la fabrique ; ils furent tous 
accueillis. Les cours d'adultes n'étaient pas seule* 
ment fréquentés par la classe ouvrière; on y venait 
en partie de plaisir, pour peu que la leçon promit 
d'être intéressante ; nous-mêmes, les professeurs) 
nous allions écouter nos collègues et nous faisions 
nombre autour d'eux. Je réussis passablement dans 
mon nouvel emploi, et, un soir que je descendais du 
tréteau qui me servait de chaire, M. Morand eut la 
bonté de me dire en public : 






LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 213 

« Pierre Dumont, tu payes largement tes dettes 
en nous rendant l'instruction que nous t'avons 
donnée. Si ton pauvre père était encore de ce 
inonde, je pense qu'il serait content de toi. » 

Cet éloge à la fois solennel et familier me troubla 
tellement que je m'enfuis comme un malfaiteur en 
oubliant ma casquette. La foule me laissa passer, 
mais à la porte de la salle deux bras m'arrêtèrent 
tout net en se serrant autour de mon cou, et la 
chère voix de maman me dit à Toreille : 

« Si ton père n'est pas là pour te bénir, j'y suis. » 

Cette petite gamine de Bonafigue, que je ne re- 
marquais pas dans la pénombre, ajouta de sa voix 
de clairon : 

« Tè I Pierrot, si tu crois que tu fais aller le com- 
merce! On ne voit plus un chat dans les cafés; il 
n'y a pas eu un seul bal de tout l'hiver, et personne 
ne s'en est aperçu 1 » 

Je me souciais peu de savoir si Ion dansait en 
ville, quoique j'eusse pris goût à cet exercice dans 
le salon de Mme Lutzelmann. La leçon hebdoma- 
daire que j'allais prendre le soir, au collège, ne 
m'ennuyait jamais, car j'y étais en bonne et joyeuse 
compagnie, mais j'en sortais toujours moulu. On 
nous avait donné pour maître un petit vieux qui 
portait les cheveux en ailes de pigeon et qui faisait 
des entrechats : c'était le perruquier Buissonnet, 
homme des anciens jours. Trente ou quarante élèves 
des deux sexes bondissaient en mesure au son de sa 
pochette, sous les yeux des familles émerveillées ; 
mais ni garçons ni filles ne virent jamais le plafond 
d'aussi près que cet échappé des contes d'Hoffmann. 



214 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

■ 

La contredanse, comme il nous l'enseignait, était le 
dernier mot de la gymnastique transcendante, un 
travail de haute école humaine, un jeu aérien dont 
le quadrille que vous dansez n'est qu'une vile pa- 
rodie. Buissonnet nous faisait valser, quelquefois 
par Daiblesse ou par pitié, quand nous avions tnen 
gagné dix minutes d'un tel repos. Mais la valse à trois 
temps, la seule qu'il reconnût viable, n'était pourlni 
qu'une denrée d'importation, une chose étrangère 
introduite chez nous dans les bottes des KaiserUa. 
Quant à la polka, il la niait. On avait beau lui dire 
qu'elle faisait fureur à Paris depuis trois ou quatre 
ans. 

« J'admets Paris sans l'avoir vu, répondait-il, 
puisque son existence est officiellement démontrée. 
Mais, en ce qui concerne la polka, je ne veux même 
pas la discuter, je la nie. Et c'est encore beaucoup 
d'honneur que je lui fais. » 

Lorsque nous avions bondi pendant deux heures 
autour de ce vieux petit phénomène dont les mollets 
ressemblaient à des cantaloups, Mme Lutzelmann 
nous offrait une véritable orgie de boissons : elle 
faisait passer des sirops, de la bière et du cidre; 
parfois même, en hiver^ des marrons grillés, cpii • 
étaient le rafraîchissement favori de ses fils. 

Ne vous moquerez-vous pas si j'avoue que ces 
jeux innocents me rendaient heureux? Il faut dire, 
pour mon excuse, que, gymnastique à part, j'y étiil 
engagé par un petit intérêt de cœur. L'arrière-nièoe 
de M. Doussot trônait comme une reine au miliei 
de nos fêtes classiques. Elle était grande, elle était 
blonde, elle portait des bandeaux plats qui enci- 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 215 

(Iraient un visage ovale, d'une correction exquise, 
vrai modèle à donner dans les écoles de dessin. Sa 
taille de guêpe (11 £aut bien que je parle le langage 
du temps) était allongée en avant par un corsage en 
pointe qui descendait jusqu'aux genoux. Jamais 
Camille Roqueplan ni Eugène Devéria n'ont rêvé 
princesse plus idéale que cette ménagère de mon 
vieux maître. Je crois bien qu'elle avait cinq ou six 
ans de plus que moi, peut-être dix, mais elle n'en 
était que plus belle à mes yeux .Les gars de dix-huit 
ans n'ont jamais que des passions absurdes, et cela 
est heureux pour l'avenir du genre humain. Ma Dul- 
cinée n'avait pas reçu de la nature deux magnifi- 
ques yeux bleus pour les garder en poche : elle 
voyait mon trouble, et elle usait de toutes les coquet- 
teries permises contre ce pauvre cœur de gamin. 
Les passions enfantines ne tirent pas à conséquence; 
on peut les éveiller et les entretenir en tout bien 
tout honneur. L'éblouissante Marguerite m'affichait 
donc un peu, sans penser à mal. SOure de se marier 
tôt ou tard avec un homme de son choix, grâce aux 
écus du cher oncle, elle coquetait à cœur joie et se 
jouait de moi comme un chat d'une souris. Son 
manège a bien tourné, puisque le professeur qu'elle 
visait par-dessus ma tête est devenu une des plus 
éminentes nullités de la Sorbonne et de ^Institut ; 
mais, en attendant, j'étais, moi, la fable de la ville. 
Petits et grands éclataient de rire quand le vieux 
Buissonnet, sans avoir Tair d'y toucher, me criait du • 
haut de sa tête : 

« A quoi donc pensez-vous, monsieur Dumont? 
Vous ne vibrez pas du jarret I » 



21G LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

Quand c'était moi qui prêtais à mordre, personne 
n'avait la dent plus dure que Barbe Bonafigue. Au 
milieu d'une contredanse que nous ne dansions pas 
ensemble , car je craignais son contact comme le 
feu, elle trouvait moyen de me dire : 

< Eh! Pitchoun! Elle se moque un peu de toi, 
cette vieille dessinandière. Mais ne va pas te gen- 
darmer ! Tes respects lui sont dus, mon bon, attendu 
que premièrement Margot pourrait être ta tante. » 

Cette mauvaise plaisanterie sur Tâge de ma belle 
me touchait d'autant moins que les romanciers à la 
mode servaient alors des hécatombes de jeunes filles, • 
comme des salmis de bécasses, sur l'autel de la 
femme mûre, une divinité de trente ans selon les uns, 
de quarante ans selon les autres. Je tolérais également 
le sobriquet historique de Margot, car la nièce de 
mon cher maître, vue de profil, avait quelque chose 
des Valois. Mais ce qui me jetait hors des gonds , 
c'était la concurrence impertinente que ce petit cra- 
paud de quatorze ans osait faire à ma noble idole : 
oui, vraiment, Barbe-Luce avait recruté au collège 
une demi-douzaine d'admirateurs. Son entrain, son 
esprit, sa méchanceté même effaçaient, paraît-il, 
l'impression que sa laideur avait produite; on prenait 
goût à ses grimaces, on était fasciné par ses vauriens 
de grands yeux. Impossible à moi de trouver le mot 
de cette énigme, qui m'irritait un brin. Jer savais 
dessiner, mon maître m'avait donné les éléments du 
style, j'avais creusé l'expression et poussé le carac- 
tère ; j'étais capable d'idéaliser une figure, c'est-à- 
dire de faire entrer le modèle vivant dans un moule 
antique ou moderne, mais toujours magistral, con- 



"•* 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 217 

sacré parFadmiration des hommes. Eh bieni quand 
je faisais le portrait de la petite Provençale, et je le 
faisais tous les jours, j'étais conduit fatalement, mal- 
gré moi -même, à lui tailler les oreilles en pointe et 
à marquer deux cornes naissantes à la racine de ses 
cheveux. Faunesse ! Elle n'était, elle ne serait ja- 
mais pour moi qu'une faunesse. Je le lui ai dit bien 
des fois, au risque de me faire éborgner. Mais elle 
se contentait le plus souvent de m'appeler potier 
d*Étrurie, ou vieil Étrusque, ce qui ne m'humiliait 
pas du tout. Ah ! si le patron m'eût permis de copier 
les vases antiques, comme on le faisait assez mal 
en Angleterre, chez Wédgwood 1 Mais l'article cou- 
rant sévissait aussi cruellement que jamais dans 
notre malheureuse fabrique. Je l'avais quelque peu 
perfectionné ; il ne restait pas moins notre ma}tre et 
seigneur à tous. Les assiettes incassables, en terre 
de fer, se vendaient cinq francs la douzaine, et nous 
ne sufQsions pas à la demande. Cependant M. Si- 
monnot disait encore par habitude : c Mes enfants, 
jl n'y a que l'assiette à cinq sous pièce ; hors de l'as- 
siette à cinq sous, pas de salut ! » 

La fabrique, en se transformant, se déplaçait et se 
concentrait. Les bâtiments nouveaux, construits par 
le puissant entrepreneur Basset, sur les plans de 
l'ingénieur notre gendre, étaient pour ainsi dire à 
cheval sur la rivière qui nous donnait la force mo- 
trice. Un hectare et demi de terrain dont nous 
' n'avions plus que faire fut acquis par un briquetier, 
qui prit du môme coup la moitié de notre banc d'ar- 
gile réfractaire. Nous en gardions pour cent ans et 
plus, et la partie cédée payait le tout. C'était moi 



218 LE ROMAN D*UN BRAVE HOMME 

qui avais acheté et vendu : on reconnut mes bons 
oGHccs par une nouvelle augmentation de 25 francs 
par mois. Le roi n'était pas mon cousin, et vous 
auriez couru cinquante lieues en poste dans notre 
florissante. Touraine sans trouver un autre employé 
qui gagnât 1500 francs à mon âge. 

Malheureusement, le patron estima qu'en une 
année de travail acharné j'avais assez pétri et mo- 
delé la terre : il me donna la sun^eillance des fours, 
que je connaissais depuis longtemps et qui d'ailleon 
marchaient tout seuls. Par cette erreur d'une bdle 
Ame, j'eus à la fois trop de loisir et trop d'argent, et 
j'abusai de l'un comme dQ l'autre. J'étais un peu 
livré à moi-même; M. Courtois, depuis longtemps, 
n'était plus mon chef de service, et je n'en avais 
aucun autre ; ma mère, toujours trop bonne, disait: 
Il faut que jeunesse se passe. Catherine, mon gros 
Mentor en jupons, ne venait plus à la cantine : 
avait remis ses pouvoirs et sa cuiller à pot entre 
mains d'une élève très distinguée. Mes plus vieux 
camarades, Auguste Foulard et Jean Bonafiguei 
(Haient en pension loin de Courcy, l'un à Paris, chtf 
le célèbre Gouron-Lasset, l'autre au collège de Ville- 
vieille. M. Doussot avait fiancé Marguerite au bril- 
lant professeur Carbeuzières, et il organisait à Paris 
une vente de ses chers trésors pour la doter. Brrt 
je n'avais pas d'autre surveillant que mon ancien 
principal, et M. Lutzelmanh était en même temps 
le plus naïf et le plus affairé des hommes. 

Ma première folie, bien innocente en soi, fcl 
l'achat d'un permis de chasse. Je menais une vie 
trop casanière à la fabrique et même au dehors; 



LE ROMAN D*UN BRAVE nomiE 219 

mes muscles auraient bientôt fini par s'atrophier ; il 
me &ll^t plus d'exercice* Le fusil de mon père était 
bon; mais son. chien, le pauvre Pluton^ ne vivait 
plus que par attachement à ses maîtres ; il avait pris 
ses invalides dans un petit coin de la cour. Pour 
remplacer ce vieux serviteur, dans un pays où les 
diiens ne se vendaient pas, mais se donnaient ou 
s'échangeaient dans un petit groupe d'àmis, je dus, 
bon gré, mal gré, faire visite à Fillustre M. Robi- 
quet, prince de la jeunesse et président du club des 
Badouillarts. Il n'existait d'ailleurs ni club ni cercle 
dans la ville ; et le prince de la jeunesse était un gros 
garçon de cinquante à cinquante-cinq ans. Son père, 
président du tribunal^ lui avait laissé une centaine 
de mille francs, dont il eût été difficile de retrouver 
aucune trace. L'enfant prodigue avait tout dévoré, et 
il y avait mis vingt ans, chose admirable'! sans soup- 
çonner un seul moment qu'à ce compte il pouvait 
vivre du revenu sans entamer le capital. Mais quoi- 
qu'il ne possédât plus que des choses futures , des 
héritages problématiques, des espérances hypothé- 
quées sur une tante obstinément immortelle et deux 
cousins trop bien portants, on ne le tenait pas pour 
un homme ruiné. Son train n'était nullement réduit ; 
il vivait de sa chasse, de son crédit, de la patience 
des fournisseurs, de la bonhomie provinciale qui 
s'entêtait à le voir riche et à le dire jeune, parce 
qu'il l'avait été autrefois. 

Il me reçut un dimanche matin, en pantalon à 
pieds, rare élégance I et en robe de moine gris, dans 
un rez-de-chaussée orné de pipes, de fusils et de 
botes empaillées. Gela sentait le tabac et le chien, et 



220 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

cette combinaison de parfums mMnspira, je dois 
l'avouer^ une admiration superstitieuse. Du reste, il 
fut bon prince et me donna généreusement un chi^ 
d'arrêt, par Dora et Lampo, magnifique animai à 
naître dans trois semaines. En attendant, il m'in- 
vita, pour le premier dimanche de novembre, à 
l'ouverture de ses chasses au bois. Il en avait trois : 
au Lézard, à Launay et à Brissy, plus giboyeuses 
Tune que l'autre. En prenant une action de deai 
cents francs, je serais là chez moi et je ne devrais 
rien à personne. J'acceptai précipitamment, avec 
cette timidité de pauvre qui n'ose marchander, el 
c'est ainsi qu3 je devins badouillart, sans prémédi- 
tation aucune. 

Dans ce club distingué, qui tenait ses séances eo 
plein air, je rencontrai les meilleurs vivants de 
Courcy, et je n'eus pas de peine à me lier avec eox. 
Nous comptions parmi nous un vieux médecin, deux 
clercs de notaire, un noble sans profession, le gref- 
fier du tribunal, un pharmacien, un cultivateur, on 
marchand de nouveautés, le géomètre arpenteur, 
tous gens de bien. Ceux qui avaient des chiens cou- 
rants les amenaient, mais nul n'oubliait d'apporter 
sa bouteille et sa gourde, avec un fort morceau de 
viande dans le carnier. Les provisions se parta- 
geaient et s'échangeaient en grande' fraternité, et 
souvent il nous arriva de boire cinq ou six au même 
goulot, comme enfants d'une seule mère. On tirah 
bien et posément le matin, un peu plus vite et moins 
juste après le repas de midi. Chacun emportait son 
gibier, sauf à en distribuer quelque chose aux cama- '■ 
rades, ce qui arrivait souvent. Dans les bois que 



LE BOMAN d'un BhAVL HOMMi 

rincomparable Try^ tj^: s'-iaiî faiî adiup.-: î •.:• '^*' 

francs el qu'il =.:•-'--:•--'*. ai; 'yjîiJiuj'jt.. ■.<!. ;• :".-:* 

du lièvre à lois-on . c J ia:- :. ;ust'j a?>-.'/ i».'U' j liii-r 

le change aus crii-ris ^: a-.'rurj;;»ei la •.•î.a--r . *r. u:. 

chevreuil par-ci, par-*ci. Syih en avioni' eL - «iii^jr 

pour notre arç-riit, quanl liOUî ije p-j-iTir:»::- ;•.- :.* 

par maladresse, et j'cu? p. -s duue fois le [ .'. - : 

d'envoyer une bourn'.btr op^rne aux ifiaitr-rs q-. 

m'avaient appris le m^nitrinent des anne? â f- j. 

Hélas! pourquoi faut-il que la chaise .-.à u:: | ..-. - 
sir qui mène loin'.' Elle me conduisit k cent ii»r'j-.- 
au delà des limites que ma jeune sagesse avait tra- 
cées; elle me fit franchir le seuil de Mme Mousse, 
la modiste en vogue, la grande maîtresse des élé- 
gances à bon marché sous le ciel bourgeois dt 
Ck)urcy. Une dame de la société l'avait ju^ê^ d'un 
mot, cette artiste en chapeaux Paméla et eu boiiueN 
pour soirées : 

€ Mme Mousse, avait-elle dit, fait aussi bien qu-. 
le passage du Saumon, et moins cher î « 

Et l'oracle qui parlait en si bon style n'étaii a-j-.rr 
que la belle Zénaïde Pommon, épouse du r-.vv. .^ 
particulier. 

Aglaé Mousse était la veuve d un \\\'^- ; ^^. v j^ 
vant le climat de la Touraine tr:' r^zl VI - \ "^ 
placer des vins de Bourgo^--^ >. P^v^ ' '. V ",.' ^[^ 
vait-il aux bons B i^.^. 7 L -.•: -^ -/C 'V '. .'S! ' 
dans un^ l-sttft: -i-ti -■ - - .. , 
ment : ■ 



I^ ..-..i-rtU )ius..it t«« •:mi„»*;.iu,i,^ ,;„,^ 



l^i II 



2â2*' LE ftOMAN D^UN BRAVE HOMMË 

mousseux du pays qui n'était pas de Ta C(5té Vou- 
vray, et son deuil conjugal avait fait des élèves. 
Quatre vauriens femelles, quatre ouvrières de dix- 
huit à vingt-deux ans frétillaient toute la journée 
dans la boutique, jouant des yeux, tirant la langue 
et faisant la nique aux passants. Avant les circons- 
tances et les entraînements qui me rendirent ba- 
douillart, je n'aurais pas lorgné pour un empire la 
devanture aux chapeaux fleuris. Mais les deux clercs 
de notaire et presque tous mes jeunes compagnons 
étaient admis chez Mme Mousse après la fermeture 
des volets. Ils y portaient leurs pipes et maint autre 
harnais débouche; tous les soirs, l'arrière-boutique 
se transformait en restaurant, en café, en salle de 
jeu, de concert ou de danse. J'ai vu là des parties 
de loto où les perdants laissaient jusqu'à deux francs 
cinquante ; j'y ai bu du punch en hiver, et en été 
des saladiers remplis de vin blanc et de limonade 
gazeuse. J'y ai entendu les chansons de Désaugiers 
chantées faux, mais avec un entrain prodigieux, par 
le greffier du tribunal; j'y ai compté, en moins de 
deux heures, quatorze de ces calembours dont on 
achète cent pour un sou. Enfin, s'il faut tout dire et 
compléter ma éonfession, quoi qu'il en coûte, j'y ai 
valsé souvent, trop souvent, sans autre orchestre 
que la flûte du petit géomètre-arpenteur. Telle était 
la débauche en province, entre 1846 et 1847. Si ma 
mère avait eu vent de ces folies, elle aurait cru son 
fils perdu ; si le maire, le principal et les autres 
autorités de la ville avaient surpris le secret de mes 
débordements, les maisons les plus respectables se 
seraient fermées devant moi. Cependant, je ne 



,-l 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 223 

in*amusais que par compagnie, comme on dit, c'est- 
à-dire pour imiter les autres. La fumée du tabac me 
faisait mal ; je n*ai jamais pu aller au delà de ma 
troisième cigarette. Je ne savais pas boire âans soif; 
je n'éprouvais aucun plaisir à perdre mon argent, 
ni à gagner celui d'un camarade aussi pauvre que 
moi. Les jeux de mots m'effaraient tellement qu'il 
m'arriva bien des fois de goûter le sel d'un calem- 
bour après vingt-quatre heures de réflexion. La 
danse seule m'attirait à ces petites réunions bizar- 
res; la danse et les danseuses, ces petites élèves de 
Mme Mousse, coiffées à la chinoise, et vraiment 
drôles avec leurs robes courtes et leurs tabliers 
ronds. Je leur parus d'abord un peu niais, mais cela 
ne dura guère, et je devins bientôt l'enfant gâté de 
la maison. 

Je m'amusais sans me déranger, c'est-à-dire que je 
gagnais mes appointements à l'usine ; je faisais ma 
leçon à la mairie, quand c'était mon tour de parler .; 
je m'associais le soir aux plaisirs et aux travaux du 
collège^ et je ne me suis jamais couché sans avoir 
embrassé ma mère dans son lit. Mais j'étais mauvais 
sujet dans la mesure où un honnête garçon peut 
l'être ; ma conscience me grondait souvent, et je 
craignais pour ma petite réputation. 

Une seule personne, dans tout Gourcy, eut vent 
de mes escapades : c'est Barbe Bonafigue, et je suis 
sûr qu'elle n'en parla jamais qu'à moi. En octo- 
bre 1847, au lendemain d'une fête de village où 
quatre badouillarts, dont j'étais, avaient échangé 
leurs coiLures et leurs vestons avec les quatre 
élèves de Mme Mousse pour danser un quadrille 



• If 



J» 



^, 224. ''^^ rXE ROMAN D^UN BRAVE HOMME 

^ .éeheveM, ma petite amie m'arrêta au passage dans 
..• une avenue de la fabrique : 

« Es-tu content de toi ? me dit-elle. 

— Pourquoi ? A quel propos ? 

— Es-tu content de toi ? • 

— Dame I pas plus qu'à l'ordinaire. 

— Pas plus, ni moins ? 

— Moins, si tu veux. Mais que t'importe ? 

— Il ne m'importe nullement ; tu n'as pas besoin 
de me rappeler que je n'ai aucun droit sur ta pré- 
cieuse personne. Va, mon Pierrot 1 Fais ton carna- 
val I Tu reviendras à nous, j'en suis sûre, et tu finiras 
bien; car, au fond, il n'y a pas beaucoup meilleur 
que toi dans ce bas monde. » 

Là-dessus, elle me tourna le dos gentiment, sans 
rancune. Et qui est-ce qui resta penaud sur ses 
longues jambes? Ce fut Pierre Dumont, le dadais 
sottement entraîné, qui la veille avait fait le cavalier 
seul en chapeau à rubans et mantelet de taffetas. 

La confiance et la bonté de M. Simonnot allaient 
croissant, à mesure que j'en étais moins digne. Un 
mois après l'aventure que je viens de vous raconter, 
le patron fit une visite à ma mère ; il lui demanda si 
elle avait toujours ses titres de rente? 

« Oui, monsieur, à votre service. 

— Eh bieni je les accepterai de vous, si vous 
voulez me confier votre petite fortune. Ce n'est pas 
que j'aie besoin d'argent, au contraire. Dumont 
vous dira que l'usine entre en pleine prospérité. 
Mais la rente à 118 francs est meilleure à vendre 
qu'à garder. Je vous donnerai six du cent, c'est pres- 
que deux de plus que vous ne touchez sur le Trésor. 



•"■l 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME * JiSB 

Et, comme je me propose d'intéresser votre ffls dans ^, 
mes affaires, il faut que j'aie le droit de dire aux " v 
autres employés^ plus anciens, qu'il a mis de l'ar- 
gent dans la maison. Autrement, nous ferions des 
jaloux. » 



\^ 



XI 



l'NE RÉVOLUTION 



« Monsieur Dumont, je vous remercie de vos 
souhaits de bonne année. L'année sera bonne, en 
effet, tout me porte à le croire : nous sommes dé- 
bordés par les commandes ; il y a du travail sur la 
planche pour nos 300 ouvriers . Jo trouve juste 
que vous profitiez d'un succès auquel votre dévoue- 
ment et votre esprit d'initiative n'ont pas nui. A 
dater de ce jour, vous êtes intéressé à nos affaires 
dans la proportion de 2 0/0, et vous devez savoir que 
le compte profits et pertes, au dernier inventaire, 
donnait enfin ce total rond que vous aviez préma- 
turément affirmé. Le chiffre de vos appointements 
ne change pas; mais les frais de voyage vous seront 
réglés sur état, car vous allez courir la France. 
Notre voyageur se fait vieux; il se reposera dans les 
bureaux et y attendra patiemment l'heure de la re- 
traite. Vous possédez la fabrication dans tous ses 
détails; vous avez appris notre comptabilité; Bona- 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 227 

figue vous^a enseigné remballage, qui est un des 
principaux éléments de notre affaire ; car, si la casse 
est en principe à la charge du- destinataire, c'est 
presque toujours nous qui finissons par la payer. Il 
vous reste à lier connaissance avec notre clientèle. 
Cela prendra du temps, mais le métier de voyageur 
n'est pas désagréable; je l'ai fait à votre âge, et, si 
je pouvais recommencer ma vingtième année, je ne 
me plaindrais point de revoir le pays. On vous met- 
tra en possession d*an cabriolet qui, sans être tout 
neuf, est encore solide ; d*ailleurs, je l'ai fait réparer. 
Cocotte est une bète de tout repos, sans un vice, 
infatigable n\algré ses quinze ans : je ne crains pas 
qu'elle vous laisse en route. Vous conduisez bien, 
m'a-t-on dit ; je désire pourtant que vous fassiez 
connaissance avec la jument et la voiture. Prenez- 
les dimanche prochain et tous les dimanches sui- 
vants pour aller à la chasse. Vous apprendrez ainsi 
l'art de faire soigner un cheval par les garçons 
d'auberge : le voyageur doit surveiller lui-même 
sans affectation de méfiance, avec une bonhomie 
familière, le pansage et le picotin. Pour la première 
fois, je ne veux pas vous jeter sur les grands che- 
mins en plein hiver. Votre tournée commencera le 
1«^ mars; soyez prêti » 

Voilà comment M. Simonnot me donna mes 
étrennes , le 1®^ janvier 1848. Je me confondis en 
remerciements très sincères et bien mérités. 

« Monsieur, lui dis-je, il y a longtemps que j'ai 
trouvé en vous un cœur de père; mais, à ce redou-r 
blement de prévoyance et de bonté, on voit bien 
que vous avez acquis un nouveau grade. » 



228 LE ROMAN d'un BIlAVË âOMME 

s, 

Sa fille venait, en effet, de l'élever au rang de 
grand-père. 

Durant deux mote entiers, je vécus pour ainsi dire 
penché sur la carte de France, faisant des châteaux 
en Espagne, enivré par la vue du vaste monde qui 
allait s'ouvrir devant moi. Mais l'humeur inquiète 
et la curiosité pétillante du touriste ne troublaient 
pas le sens commercial, et, tandis que mon prédé- 
cesseur m'enseignait à ranger dans la caisse de la 
voiture tous les échantillons de l'article courant, 
j'emballais mystérieusement chez ma mère les 
assiettes aux escargots et le modèle aux écrevisses, 
que je comptais imposer à mon patron avec la com- 
plicité de ses clients. 

Tous mes préparatifs étaient faits et j'avais pres- 
que terminé mes visites d'adieu quand j'appriâ, 
avec toute la ville, qu'on se battait dans les rues de 
Paris. 

A quel propos? pour qui et pourquoi? Je fus au 
moins trois jours à le comprendre. Ah I s'il s'était 
agi de la constitution romaine, du vote par curies 
ou par centuries, j'étais ferré. Mais jamais, au col- 
lège, nos maîtres ne nous avaient soufflé mot de la 
Charte, et peut-être ne l'avaient-ils pas lue eux- 
mêmes. Ils n'étaient pas électeurs, c'est à peine si 
deux ou trois d'entre nous devaient l'être plus tard, 
les affaires publiques ne nous regardaient pas, ni 
eux non plus. J'ai compris sur le tard comment papa 
La France, ce patriote, et mon père, ce philan- 
thrope, étaient restés indifférents en matière politi- 
que I C'est qu'ils ne payaient pas le cens électoral, ils 
n'appartenaient point à cette ohgarchie de 250 000 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 229 

individus, qui votaient pour toute la nation, en 
vertu du droit du plus riche. A quoi bon se donner 
la peine d'étudier des questions qu'on ne sera 
jamais appelé à résoudre? Celui qui n'est pas élec- 
teur peut être nn excellent Français, mais il n'a ni 
les droits, ni les devoirs, ni la responsabilité d'qn 
citoyen. 

Dans mes rapports quotidiens avec* nos ouvriers, 
j'avais vaguement entrevu un petit coin du pro- 
blème social. La femme d'un de nos tourneurs les 
plus habiles m'avait dit un soir, tristement : 

— Je crois bien que mon mari ne reviendra plus. 

— Est-il malade? on le soignera. 

— Non, mais il dit que ça l'ennuie d'être exploité 
par l'homme. 

— Quel homme? M. Simonnot? 

— Non ; pas plus lui qu'un autre. Vous savez 
bien... l'exploitation de l'homme par l'homme ! 

— Qu'est-ce que c'est que ce baragouin-là? 

— Je ne sais pas, mais on parle beaucoup de ça 
parmi nous. Alors il ne veut plus travailler, pour 
l'exemple. 

— Que fera-t-il? et que deviendrez-vous? 

— Je n'en sais rien, il a son idée; il veut être 
égal. 

-^ Égal à qui? 

— A personne. Gomme ça. Je lui dis : Viens à la 
fabrique 1 II me répond que travailler comme on 
travaille ici, c'est contraire à l'égalité. 

Un autre jour, après dix heures de supplice, en 
plein été, dans un défoumement terrible, j'étais 
allé chercher un peu de fraîcheur sur les bords du 



230 LE ROliAN d'un BRAVE HOMME 

canal. Cinq ou six manœuvres, alignés sur la berge, 
déchargeaient philosophiquement, sans se presser, 
un bateau de pierres à chaux. Le plus spirituel de la 
bande dit aux autres, en me montrant du doigt : 

« C'est toujours les mêmes qui travaillent et les 
mômes qui se promènent. > 

Je ne pus m'empêcher de répondre en secouant 
un peu la poussière de ses habits : 

« Animal ! si je n'avais pas travaillé plus dur que 
toi, depuis ce matin, je n'aurais pas le crâne lézardé 
par la migraine? » 

Ces deyx petites aventures m'avaient .ouvert les 
yeux sur la question sociale, mais la question poli- 
tique était toujours lettre close pour moi. 

Je dirai plus : les rares désœuvrés qui, du matin 
au soir, rompaient des lances pour ou contre le mi- 
nistère Guizot , sur les petites tables des cafés , 
étaient si mal brossés, si peu considérés et si gros- 
sièrement embouchés, que je n'étais pas loin de 
ranger la politique au nombre des industries insa« 
lubres de première classe. 

Nos grands notables, M. Morand, M. Foulard, 
M. Simoniiot, étaient des conservateurs résolus qui 
adoraient dans la personne de M. Guizot le vrai 
génie de la France; mais ils n'allaient pas le crier 
sur les toits : le bon ton consistait à ne parler du 
gouvernement ni en bien ni en mal. 

Je fus donc assez étonné quand j'appris, aussitôt 
après la proclamation de la République, que toute 
la population de Courcy, à part les fonctionnaires 
et neuf ou dix personnes un peu trop compro- 
mises, conspiraient depuis des années contre le 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 231 

gouvernement de Juillet. L'ouvrier qui ne travaillait 
pas et qui aimait mieux être égal revint à Tatelier 
tout exprès pour étaler une décoration qu'il s'était 
décernée à lui-même. C'était une pièce de deux sous 
au millésime de l'an IV, avec la Répuplique coiffée 
du bonnet phrigien. 

€ Te voilà donc revenue, ma vieille! disait-il avec 
de vraies larmes. Nous te tenons enfin; nous ne te 
lâcherons plus ! » 

Tout le peuple de la fabrique foulait aux pieds 
la tyrannie. Martin Sec et mes anciens camarades 
du bureau, si durs naguère aux pauvres gens, fra- 
ternisaient comme des enragés avec ce « sale 
monde i> dont ils avaient fait fi. Seul, le patron se 
raidissait dans un conservatisme sec et froid, pro- 
clamant les services de la monarchie, « qui avait 
fait la France ce qu'elle est », et trouvant singulier 
que Paris imposât ses caprices à la nation. Il pro- 
testait en style hautain contre le suffrage universel, 
ajoutant toutefois que les gens de bien pourraient 
se rallier à la République si elle était honnête et 
modérée. 

Par sympathie et par reconnaissance, j'étais tout 
près de me ranger à son avis ; mais le père Doussot, 
que j'aimais bien aussi, se révéla à moi comme un 
pur jacobin, et M. Lutzelmann ne voulut pas me 
cacher plus longtemps qu'il était socialiste dans 
l'âme. Pauvre petit garçon de dix-neuf ans et demi, 
je flottais au milieu de ces contradictions comme un 
bouchon tombé dans une cataracte. Où est le vrai *? 
pensais-je; où est le juste? Ah I si papa La France ou 
mon père était là pour me diriger I Dire que je serai 



232 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

bientôt électeur et que je ne sais pas TA B G de la 
politique ! 

Ce fut Basset qui me tira d'incertitude le jour où 
il descendit à l'usine avec tous les pompiers et la 
garde nationale pour planter l'arbre de la Liberté. 
Nommé maire en remplacement du bon M. Morand, 
il portait bien l'écharpe; le sous -commissaire du 
gouvernement, jeune avocat de Villevieille, avait 
l'air d'un enfant auprès de lui. Mais ce qui me 
frappa surtout, c'est la désinvolture avec laquelle il 
traitait les gens de l'usine, sans excepter M. Si- 
monnot. Vous auriez dit qu'il était non seulement le 
maire de la ville, mais le maître de la maison. La 
déférence que mon patron lui témoignait ne fut pas 
moins remarquable; «pi lui rendit autant d'honneurs 
que s'il avait été Alexandre le Grand, et la fabrique, 
Babylone. 

Il présida à la plantation de l'arbre, un joli peu- 
plier de dix ans, dans l'hémicycle qui s'arrondissait 
devant la porte de la cantine. Et, comme le travail 
n'était pas fait par des pépiniéristes experts, il y 
mit plus d'une fois la main. La foule n'était pas 
fâchée de voir un si gros personnage relever sans 
façons les manches de son habit. Lorsque la terre 
fut régalée et foulée, on l'arrosa de quelques dis- 
cours, dont le meilleur sans comparaison fut celui 
de Basset. Prenant texte de la modeste et utile fon- 
dation qu'il avait sous les yeux, il dit que le patron 
et les bons employés de la fabrique n'avaient pas 
attendu la révolution pour proclamer et pratiquer la 
devise républicaine : Liberté, Égalité, Fraternité. 
La liberté luisait ici pour tout le monde; jamais ni 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 233 

M. Simonnot ni personne n'avait voulu peser sur 
l'esprit des ouvriers ; leurs conversations, leurs lec- 
tures, réchange de leurs idées, justes ou fausses, 
sur la politique et Téconomie' sociale, l'essor de 
leurs aspirations vers le possible ou Timpossible 
n'était ni contenu ni surveillé. Tout ce peuple de 
travailleurs était en possession de l'égalité vraie, 
celle qui n'admet pas d'autre supériorité que celle 
du mérite et de la conduite. Les patrons étaient 
niveleurs dans le bon sens du mot, car ils cher- 
chaient à élever tous les hommes au même niveau 
par l'éducation et la science. 

L'orateur fit alors un éloge bien trop magni- 
fique de nos leçons du soir et du petit bonhomme 
qui les avait organisées. Il doana Courcy en exemple 
à toutes les villes de France et afflrma que le pre- 
mier devoir de la République était de transformer le 
pays en une vaste école où tous ceux qui ont eu le 
bonheur d'étudier partageraient gratuitement leur 
savoir avec les autres. La méthode d'enseignement 
que M. Lutzelmann avait inaugurée dans notre 
humble chef-lieu de sous -préfecture pouvait être 
appliquée partout sans coûter un centime aux com- 
munes, aux départements ou à l'État. 

Enfin il s'étendit complaisamment sur la frater- 
nité pratique, grâce à laquelle plus de trois cents 
personnes réunies librement en famille avaient 
trouvé chez nous la vie à bon marché. Il parla des 
sociétés coopératives de consommation; il nous cita 
l'exemple des libres pionniers d^ Rochdale, qui, 
partis de fort peu de chose en 1843, étonnaient déjà 
l'Angleterre par leur prospérité. Mais il ne man- 



234 LE ROMAN d'un BRAVE HOMM£* 

quapâs d'ajouter que Tespérance de faire quelque 
chose de rien sera toujours une chimère, et que les 
hommes réunis , comme l'individu isolé, ne pour- 
ront jamais améliorer leur sort ni assurer l'avenir 
de leurs enfants sans le travail et sans l'épargne, e: La 
République est préférable à la monarchie, parce * 
qu'elle supprime un rouage inutile, parce qu'elle 
peut et doit alléger les charges communes et les 
répartir plus équitablement entre tous ; elle vous 
aidera donc à travailler, mais je vous avertis qu'elle 
ne travaillera pas pour vous. » 

Cette sage péroraison avait été applaudie un peu 
plus froidement que le reste; mais Basset réchauffa 
l'enthousiasme populaire en disant : 

« La fête ne serait pas complète si nous n'attes- 
tions point par, une agape fraternelle le sentiment 
qui nous unit. Mes concitoyens, mes amis, nous 
allons trinquer tous ensemble à l'avenir de la Répu- 
blique sous l'arbre de la Liberté. » • 

A ces mots, la cantine s'ouvrit; on en tira tout un 
chantier de planches et de tréteaux que les ouvriers 
de Basset disposèrent en un clin d'œil. Les tables 
et les bancs s'élevèrent par enchantement, sans 
désordre. Le couvert se trouva mis comme si les 
assiettes , les gobelets et les fourchettes étaient 
tombés du ciel. On apporta de la maison Simonnot 
une charretée de pains frais, des jambons, de 
grosses pièces de viande froide et d'énormes salades 
de légumes, avec tout un régiment de bouteilles. 
Le sous-commissaire du gouvernement provisoire 
prit place au milieu de la grande table ; il fit asseoir 
Basset à sa droite et le patron à sa gauche. Basset, 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 235 

qui m'avait saisi par l'oreille, me cloua, malgré toutes 
mes résistances, entre lui et un gros conseiller mu- 
nicipal, M. Hanot. Je connaissais le père Hanot pour 
avoir visité sa ferme avec tout le collège, mais je ne 
connaissais pas son appétit ; il fit merveille. 

Quant à moi, j'étais si troublé par les événements 
et les discours que j'en avais perdu le manger et le 
boire. 

« Ainsi donc, disais-je à Basset, c'est si bon et si 
beau que ça, la République? 

— Ni plus ni moins. 

— Mais tout ce que tu nous as dit, je le pensais 
depuis longtemps. J'étais donc républicain sans le 
savoir? 

— Gomme le bourgeois gentilhomme était prosa- 
teur, oui, mon vieux I- 

— Et mon père? 

— Ton père était carbonaro ; il conspirait contre 
la branche aînée; il a même joué sa tète à ce jeu-là, 
quand tu n'étais pas né. Le mariage l'a rangé de la 
politique, comme tant d'autres. Mais je puis te jurer 
qu'il n'était pas de cœur avec Louis-Philippe, en 
1832, quand je faisais le coup de feu au cloître Sainte 
Merri. 

— Je me rappelle vaguement quelques-unes de 
ses paroles sur les Bourbons rentrés en France dans 
les fourgons de l'étranger, et sur Louis-Philippe, 
qui ne portait pas le drapeau assez droit; mais c'est 
à peu près tout. Pourquoi, lui qui partageait ses 
idées avec moi comme son propre pain, ne me 
parlait-il pas politique ? 

— P'abord parce que tu étais trop jeune, et saa^ 



236 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

doute aussi pour t'épargner bien des déboires. Vois- 
tu, mon gars, tout n'est pas roses pour les gens de 
bonne volonté. Faire des barricades, découper le 
velours du trône en lanières, fonder la République, 
à ce qu'on croit, et puis se voir escamoter tout ça 
par des farceurs ! ' ^ 

— Mais aujourd'hui, quelle joie de penser qu'on 
a créé une œuvre impérissable I 

— Espérons ! Mais quand on se rappelle qu'il y 
avait hier 500 000 républicains en France, et quand 
on voit qu'il y en a dix millions aujourd'hui, c'est 
trop beau. Ceux qui nous ont donné le suffrage uni- 
versel sans crier gare ont peut-être été un peu vite. 
Parmi ces braves gens, qui vont voter pour la pre- 
mière fois, il y en a bien les trois quarts qui ne sau- 
ront pas ce qu'ils font et qui feront peut-être des sot- 
tises. Entre les champions résolus de la République 
et ses ennemis déclarés, ceux qui ne sont ni chair 
ni poisson et qui oscillent de droite à gauche comme 
le vent les pousse, font un peuple bizarre que la 
crainte de la liberté rend autoritaire chaque fois que 
l'horreur de Fautorité ne le rend pas libéral. Ils sont 
tous à la liberté pour le moment, parce que les 
exagérations font patte de velours et que les vio- 
lences rentrent leurs cornes. Regarde ton patron. 
Je l'ai connu réactionnaire à faire pâlir Guizot; il ne 
l'est plus que par un restant d'habitude, et il se ral- 
liera sincèrement à la République si dans Tusine et 
dans le pays les choses continuent en douceur. Mais 
qu'il entende un nigaud d'ouvrier déclarer que la 
République est l'augmentation des salaires avec la 
réduction des heures de travail : ce brave Simonnot 



•i* 



LE ROMAN D*UN BRAVE HOMME 23*7 

ne se bornera pas à regretter Louis-Philippe ; il lui 
faudra un dictateur, un tyran, un bourreau du genre 
humain pour mettre les Français à la raison. 

— Oui, le pauvre patron s'exalte quelquefois, mais 
on ne lui en fournira pas l'occasion. Nos ouvriers 
6ont raisonnables en général, les Tourangeaux sont 
doux, la France entière a du bon sens. 

— Chut ! écoute ton voisin de droite. » 

Le père Hanot, légèrement surexcité, exposait son 
système au lieutenant dé gendarmerie. 

« Voyez-vous, disait-il, si la grande Révolution a 
réussi, c'est qu'elle a partagé les terres des fainéants 
entre les bons cultivateurs. Je n'ai pas l'honneur 
d'être M. Ledru-RoUin, ou M. de Lamartine, mais 
je sais qu'à leur place je recommencerais ce coup 
là. C'est une honte de penser qu'en pleine Répu- 
bhque des domaines de deux cents hectares sont 
cultivés comme la terre de Taillemont. D'abord je 
raserais le parc, et puis je lotirais, je lotirais... 

— Malgré le propriétaire? 

• — Ça, non ! puisqu'il ne le serait plus. 

— Comment, monsieur Hanot! C'est vous, qui 
soutenez la thèse des partageux? Vous qui avez de 
bon bien au soleil ? 

— Trédame I si l'on partageait seulement le ban 
de Courcy, savez-vous qu'avec ça et ce que j'ai ça 
me ferait un joli lopin ? » 

L'ofiScier éclata de rire; mais Basset, au con- 
traire, devint tout à fait sérieux. « Eh bien, mon 
garçon, me dit-il, fais-tu toujours grand fond sur le 
bon sei^ du peuple français? Ce bonhomme n'est 
pas un des moindres personnages de la ville ; si ses 



1 . 



Ht. 



•238 LE HOMAN b*UN BRAVE HOMME* *" ♦ 

concitoy^is Tonf élu au consêil»xinuni€ipj|]tj^ c'est 
qu'ils ne le supposent ni sol ni mâlhonaête,''et, véri- 
tablement, il n'a jamais démérité de iV^Hsie pu- 
blique. Mais il ne faut qu'une secousse pour mettre 
sa cervelle à l'envers. La sagesse s'apprend comme 
le grec et le latin, et personne n'a jamais songé à 
nous l'apprendre. Tous les gouvernements se con- 
tentent de nous faire payer l'impôt, tant en argent 
et tant en chair huihaine ; on dirait que le reste ne 
les touche pas. Qu'arrive-t-il ? Que l'opinion pu- 
blique, composée de toutes les ignorances et de 
toutes les déraisons individuelles, agit souvent 
comme une force aveugle. Lorsqpi'un roi tombe 
assis parterre entre deux tas de pavés, il se demande 
en tâtant Sa Majesté meurtrie comment la noble 
bête, le généreux coursier qu'il régalait à grands 
coups de cravache et d'éperons a pu le jeter bas. 
Sire, ne vous en prenez qu'à vous-même. Les peu- 
ples sont ce qu'on les fait, et, quand on n'a pas pris 
la peine de les instruire, ils ne raisonnent pas avec 
vous. Ils vous supportent bêtement, ou ils vous 
précipitent brutalement : pas de milieu I... Mais je 
ne sais pas pourquoi je t'en raconte si long, mon 
petit Pierre. Nous ne sommes pas à Técole aujour- 
d'hui ; nous sommes à la fête. Fraternisons ! Buvons 
avec ces braves gens, nos concitoyens et nos amis. 
Profitons de l'heureux hasard qui nous met tous 
d'accord une fois dans la vie. Qui sait si nous ne 
nous entretuerons pas demain ? y> 

Il se leva, remplit son verre et porta la santé du 
sousKîommissaire du gouvernement, qui porta celle 
de M. Simonnot, qui but au conseil municipal. Per- 



^.pS. ROMAN d'un brave HOMME ^39 

»• *• » 

sonnet tfiaVait prïl^sbin de régler les toasts, aussi y 
en eu&it pour tout le monde. Les divers quartiers 
de Courcy, divisés en temps ordinaire par des riva- 
lités d'intérêt, des questions d'éclairage et de voirie, 
oublièrent leurs anciennes querelles : la ville neuve 
^ut à la vieille ville, la ville basse à la ville haute, 
et, quand on eut fini de boire, on s'embrassa. Mon 
cœur fondait comme ttn rayon de miel au feu de 
cette grosse cordialité, peut-être inélégante, mais 
assurément très sincère. J'avais oublié les réserves, 
les soucis et les pronostics de Basset, et je m'aban- 
donnais tout entier à l'espérance et à la joie. Sans 
oser prendre ou demander la parole, je débordais 
en approbations bruyantes, j'ajoutais de petits bouts 
de phrase aux périodes des orateurs, je faisais ma 
partie dans le chœur des enthousiastes. M. Bonafigue 
m'enleva par ses imprécations méridionales contre 
le roi déchu, et je maudis avec lui ce pauvre Louis- 
Philippe, qui ne m'avait fait ni bien ni mal. 

Personne ne tenait plus en place; on allait, on 
venait, on se groupait autour de l'orateur, pour 
l'entendre d'abprd, et ensuite pour le féliciter. Je 
devins familier jusqu'à dire au père de Barbe, en 
lui serrant les mains : 

« Quel beau jour, citoyen Bonafigue 1 

— Eh I citoyen toi-même 1 répondit-il en me bour- 
rant. 

— Pardonnez-moi, mais vous parliez si bien que 
j'ai cru... qu'il m'a semblé... 

— Té I j'applaudis à la chute de l'usurpateur ; 
mais diantre soit de ta République si elle ne nous 
ramène pas le vrai roi I 



240 LE ROilAN d'un BRAVE HOlflfE 

— Le roi... ou l'empereur, » ^mmelarlépère 
Michaud, tambour de ville. 

Encore un qui ne comprenait pas la Révolution 
comme Basset. 

Quelques jours après cette fête , je reçus une 
longue lettre d'Auguste Foulard : 



€ Mon vieux copUn^ me disait-il, lorsque je songe 
à toi, et j'y songe aussi souvent que l'importance et 
la variété de mes occupations le permettent, lorsque 
je te vois enfoui, avec tant de qualités éminentes, 
dans l'abominable fabrique de Courcy, j'éprouve la 
même impression que si je rencontrais à la foire de 
Romainville ou de Montmartre un œil d'aigle peint 
au fond d'un pot. Si la comparaison te parait sau- 
grenue ou même incongrue, pardonne-moi : je n'en 
trouve pas d'autre pour exprimer la disproportion 
qui existe entre tes facultés innées ou acquises et le 
triste métier de ton choix. Est-il encore temps de 
t'arracher à cette obscurité cherchée? Peut-on te 
relever de cette déchéance volontaire? J'aurai du 
moins l'honneur de l'avoir entrepris. 

« Qui nous eût dit, Dumont, lorsque tu étais le 
coq de la classe, toujours premier, et que je te sui- 
vais, non p(t86ihu8 œquis^ à la queue, tantôt dernier 
et tantôt pénultième, que le plus tôt arrivé de nous 
deux serait ce cancre de Foulard ? Quand le père 
Franquin ou M. Lutzelmann prédisait à quelqu'un 
de nbus les plus brillantes destinées, le pronostic ne 
parlait pas de moi. Et pourtant celui qui t'adresse, à 
bonne intention et de franche amitié, cette modeste 
épitre, est devenu en quelques jours un des hommes 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 2|4 

l6S plus populaires, les plus considérables et les 
plus puissants de Paris. 

» « Chaque fois que tu lis dans les journaux : « Le 
« citoyen Foulard s'est rendu à l'Hôtel de Ville à 
« la tête de deux mille hommes, » ou : « Le citoyen 
« Foulard monte à la tribune du club', » ou bien : 
« La motion du citoyen Foulard, proposant que 
-« les locataires soient libérés di| .terme d'avril prê- 
te chain, s'ils veulent bien offrir un drapeau à leurs 
a propriétaires, est adoptée à l'unanimité des loca- 
a taires présents, » tu supposes peut-être que le 
Foulard en question est l'ancien député de Courcy, 
revenu à des idées plus saines et converti à la Révo- 
lution? Non! Cher ami, papa n'a abjuré aucune de 
ses erreurs. D'ailleurs, une conversion si tardive ne 
l'eût conduit à rien. Son passé est trop connu ; un 
ancien satisfait ne peut pas se donner pour républi- 
cain de la veille. Et il ne faut que des républicains 
de la veille. 

« Le chemin de Damas étant fermé momentané- 
ment, mon père a pris celui de Londres, comme 
Guizot et les autres séides du tyran. Et grâce au 
destin, qui sans doute avait déjà ses vues sur moi, 
je n'ai pas été du voyage : on m'a laissé dans mon 
four à bachot, chez l'implacable Gouron-Lasset. En 
voilà un qui n'aime pas la politique, ou du moins la 
politique républicaine 1 Four un seul numéro du 
National et quelques gourmades dédiées au préfet 
des études qui voulait me l'ôter des mains, huit jours 
de prison ! Je t'épargnerai le récit des tortures que 
j'ai endurées sous ces plombs pendant qu'on se bat- 
tait dans le quartier. Enfin le 24 février, à quatre 



242 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

heures du soir, je vois la caserne voisine, évacuée 
par les gardes municipaux, se peupler de citoyens 
en armes:. Je les acclame, ils me répondent. Je les 
adjure de venir au secours d'un détenu politique. 

« — Qui? 

€ — Moi I 

« — Pourquoi vous a-t-on mis en prison ? 

« — Pour avoir lu le National ! 

€ — C'est un peu fort 1 Attendez- nous. » 

« Cinq grands gaillards, dont l'un se croyait déjà le 
caporal des quatre autres, envahissent la pension, 
font comparaître Gouron-Lasset, lui arrachent l'aveu 
de son crime, réclament ma mise en liberté, ouvrent 
eux-mêmes, devant lui, les portes de ma prison, et 
me reçoivent dans leurs bras. Je jure de ne plus les 
quitter, ils répondent que je serai le bienvenu à leur 
caserne. Le vieux marchand de soupe essaye en vain 
de protester ; il me tient de mon père, dit-il, et ne 
doit me remettre qu'à lui. Mais on parle de l'em- 
mener entre quatre chandelles, et, pris de peur, 
perdant la tête, il me livre la clef des champs. 

« Me voilà dans la rue avec mes libérateurs. Je 
paye à boire, et nous faisons plus ample connais- 
sance chez le marchand de vin. Ce sont des ouvriers 
d'un certain âge, républicains convaincus, hommes 
sérieux, un peu tristes. Ils veulent absolument me 
rendre ma politesse, et j'accepte pour ne les point 
désobliger; mais quand j'offre une nouvelle tournée, 
refus formel. Nous visitons ensemble la caserne : là, 
le monde est un peu plus mêlé ; on devine au miheu 
des vi-ais combattants un certain nombre de fantai- 
sistes, comme on remarque aux râteliers des ai^meis 



% 
LE ROMAN D*UN BRAVE HOMME 243 

• 

qui n*ont pas servi. J'en achète une pour vingt francs 
à un insurgé amateur ; c'est une arquebuse à rouet, 
canon damasquiné, bois incrusté, une pièce admi- 
rable, digne d'entrer au musée d'artillerie ou d'y 
rentrer, car plus je l'examine, plus je me persuade 
qu*elle en vient. 

« Tu penses bien, mon vieux, que je n'étais pas 
sorti de pension pour élire domicile à la caserne! 
Une heure ou deux après mon évasion, j'arrivais, 
l'arquebuse sur l'épaule, à l'Hôtel de la Marine 
ex-royale, où papa logeait d'habitude pendant la 
durée des sessions. J'y ai dîné souvent avec lui le 
dimanche^ on m'y connaît : crédit illimité. 

€ Parti de là, c'est-àrdire de rien, je me suis 
poussé dans le mouvement, j'ai fait de belles con- 
naissances et j'ai uni par occuper une situation plus 
qu'officielle, car elle domine le gouvernement ou du 
moins elle le menace. Ton vieux camarade, mon 
cher, est tout simplement secrétaire du club des 
conspirateurs, rien que ça! Tous les soirs en cra-^ 
vat^ rouge, ceinture rouge et gilet à la Robespierre^ 
je siège au bureau. Nous avons pour président le 
grand homme par excellence, le génie sombre, froid, 
incisif, qui, du fond des cachots où il a passé le meil- 
leur de sa vie, faisait trembler les rois sur leurs 
trônes. Il est poli comme une lame de poignard, 
doux avec les siens, excellent pour moi : non seule- 
ment il daigne me donner la parole lorsque je la 
demande, mais il m'envoie lui-même à la tribune, 
entre deux grands discours, pour amuser le tapis. 
C'est moi qui remplis les entr'actes. Je ne prépare 
rien, faute de temps, et neuf fois sur dix je com- 



244 LE ROMAN D*UN BRAVE HOMME 

• 

mence sans savoir ce que je vais dira, mais Tins- 
piration vient toujours à point nom'fné, bonne ou 
mauvaise. On rit, on rugit, on palpite, on siffle, 
on applaudit le plus souvent : peu m'en chaut. 
L'aplomb m'est venu vite, un véritable aplomb d'en- 
trepreneur. Regarde-moi si tu veux voir un front 
d'airain. Je cingle aux réactionnaires des coups de 
fouet qui les font hurler ; j'égaye et je réchauffe les 
bons gars (le révérend père Duchêne aurait un mot 
plus énergique, mais je sais que tu ne garderas pas 
cette lettre pour toi seul, et il ne faut point effarer 
les indigènes de Courcy). Bref, j'ai le public dans 
ma main, la presse révolutionnaire à mes pieds. Si 
j'étais un ambitieux vulgaire, il ne tiendrait* qu'à 
moi d'être bientôt, je ne dis pas ministre, car nous 
supprimons les portefeuilles; ni préfet, car nous 
comptons bien en finir avec les préfectures ; ni rece- 
veur général, car nous abolissons les impôts, qui 
seront remplacés par une chose à trouver ; ni am- 
bassadeur, car il est temps de balayer cette vieille 
diplomatie; mais tribun, proconsul, agitateur en 
titre, épurateur, accusateur; en un mot, titulaire 
d'un emploi lucratif et dominant , dans le nouvel 
ordre de choses. 

« Car, afin que tu n'en ignores, la République 
fondée le 24 février n'est pas la bonne. Les bour- 
geois qui l'ont confisquée à leur profit trompent le 
peuple une fois de plus. Nous nous préparons donc, 
et très activement, à la détruire et à la remplacer par 
un nouveau régime cent fois meilleur, qui est à 
l'étude. A.h I pourquoi n'as-tu pas suivi tes premières 
inspirations? Tu avais une carrière si bien tracée 



LE ROMAN D*UN BRAVE HOMME ^46 

jusqu'à rÉcôl0 polytechnique I Et comme élève de 
l'École, couronné de cette auréole qui brille autour 
du tricorne populaire, tu poun'ais énormément pour 
nous. Jean Bonafigue est à Saint-Cyr, mais tous ces 
petits soldats nous ennuient ; ils ne connaissent que 
la consigne ; je rirai bien quand ils viendront cher- 
cher leurs épaulettes. On leur dira : Mes chers amis, 
il n'y a plus d'armée I 

« Mais assez bavardé pour un jour. Rappelle-moi 
au souvenir de nos maîtres et de nos camarades les 
moins empotés. Présente mes hommages à ta mère, 
et communique cette page d'histoire contemporaine 
à qui tu voudras, sauf Mme et Mlle Foulard, les 
gardiennes de mon foyer. A quoi bon faire dresser 
les cheveux sur ces deux chères et charmantes têtes? 

« Salut et égalité ! 

« Auguste Foulard, 
« Homme avant Vâge. » 

Pauvre garçon 1 II aurait mieux fait de signer : 
Enfant après Vâge, Car, tandis qu'il s'amusait à la 
démagogie comme on joue au ballon, sa mère et sa 
sœur partaient pour l'Angleterre en fugitives, et la 
banque de Courcy suspendait ses paiements. Notre 
malheureux député , médiocrement assidu à la 
Chambre, s'était jeté dans le plaisir et dans la spé- 
culation. Il avait pris ses habitudes à l'Opéra, il était 
de moitié dans une écurie de courses, il jouait la 
grosse partie au cercle du boulevard Montmartre, 
jetant l'argent sans compter et perdant partout; 
mais la Bourse, où il fut d'abord insolemment heu- 
reux, réparait les brèches de sa fortune. Il croyait à 



246 LE ROMAN D*UN BRAVE HOMME . 

Ja dynastie, au ministère Guizot, à la paix intérieure 
et extérieure ; en un mot, il était optimiste jusque 
dans ses moelles, et il avait pris à la hausse une po- 
sition formidable. La Révolution lui coûta tout ce 
qu'il possédait, et peut-être un million de plus. On 
sut bientôt qu'il abandonnait son actif aux créan- 
ciers, et ses ennemis eux-mêmes reconnui'ent qu'il 
n'avait rien gardé pour lui ; mais sa femme , qui 
l'avait épousé sous le régime dotal, conserva une 
petite fortune, cent mille écus, pour elle et ses deux 
enfants. 

Il suffit d'une douche pour calmer un fou. La 
ruine du gros banquier éteignit toute l'effervescence 
d'Auguste ; j'eus le plaisir de voir que mon ancien 
camarade était devenu en un jour plus sage que son 
père et plus délicat que le reste de sa famille. Il re- 
fusa tout net de partager les épaves du naufrage et 
déclara que désormais il se suffirait à lui-même. La 
profession de clubiste rouge étant assez ingrate et 
médiocrement alimentaire, il s'engagea dans la garde 
mobile pour vivre et sans doute aussi pour défendre, 
le fer à la main, les « opinions de toute sa vie ». 
Ses camarades le firent heutenant, sur sa bonne 
mine, et, quand les journées de juin le mirent en pré- 
sence des anciens amis du club, il fit son devoir 
comme un autre, il fut intrépide dans l'action, juste 
et clément après la victoire. Basset, qui Pavait vu à 
l'œuvre, m'écrivit : 

« Ton copain est en train de réhabiliter l'abomi- 
nable dvnastie des Foulard. » 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 247 

Basset avait été élu représentant du peuple par 
62 000 voix; son nom fut le troisième sur la liste du 
département. Je crois bien qu'il serait arrivé premier 
s'il s'était laissé porter comme candidat ouvrier; mais 
il repoussa obstinément cette supercherie àla mode. 

« Oui, dit-il, j'ai été ouvrier, et je n'en rougis pas; 
mais je ne le suis plus. Je suis patron, je ne travaille 
de mes mains que si cela me fait plaisir; je dispose 
d'un capital, je ne vis pas au jour le jour; je suis 
donc un bourgeois, et la preuve, c'est que mes com- • 
pagnons et mes apprentis ne m'appellent que « le 
bourgeois ». Si les électeurs me choisissent comme 
bourgeois, ils me feront honneur; autrement, servi- 
teur à la compagnie : ,il faut qu'un homme ait le 
courage de sa situation. > * 

Je lui avais porté mes compliments et ceux de ma ^ 
mère, après le dépouillement du scrutin. Cette dé- 
marche l'autorisait à nous rendre visite; il vint donc 
à la ville haute, la veille de son départ, et, comme 
nous allions nous mettre à table, il accepta notre 
dîner sans façons. Les honneurs, après la fortune, 
l'avaient changé sensiblement; il n'était plus ni 
guindé ni timide, et chez nous, comme à la fabrique, 
il avait l'air d'être chez lui. Sa familiarité courtoise 
et de bon ton nous mit à l'aise plus que je ne 
l'aurais espéré; ma mère en éprouva la même im- 
pression que moi, et elle se détendit à vue d'œil. 
Nous fûmes bons amis comme autrefois, à la maison 
du canal, du vivant de mon père. 

Basset, tout le premier, se souvint de cet heureux 
temps. Il était fier d'une victoire remportée sur les 
gros bonnets du pays, l'ingénieur en chef, l'ex-pro- 



248 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

cureur du roi, le conservateur des eaux et forêts, le 
comte de Taillemont, qui, sur la liste réactionnaire 
s'intitulait modestement : Taillemont, agriculteur. 

« Agriculteur I Tu sais, Pierrot, comment le père 
Hanot le jugeait l'autre jour à la fabrique. Et le 
père Hanot se connaît eh mauvaise culture! Il y 
excelle, ce doux partageux I » 

Mais l'orgueil du nouveau député était moins 
personnel que professionnel. 

« Si mon regretté maître était là, disait-il, c'est 
lui qui s'en irait à l'Assemblée constituante. Et 
comme il y parlerait bien 1 Et qu'en peu de temps ce 
grand cœur attirerait à lui tous les autres I On en 
ferait un conseiller d'État,» un ministre des tra- 
vaux publics, un ambassadeur! tout! Lui seul était 
capable de désarmer les puissances et d'enseigner à 
ces affreux chafouins de la diplomatie l'amour de 
l'humanité. Il avait une idée, M. Dumont : il rêvait 
de fonder les États-Unis de l'Europe, sur le modèle 
de l'Amérique; et il était homme à mener cette en- 
treprise à bonne fin. 

« Moi, que puis-je faire à Paris? Écouter les dis- 
cours des autres, ouvrir les deux oreilles et fermer 
hermétiquement mon gros bec; voter la Constitu- 
tion, et peut-être à l'occasion donner un avis dans 
les bureaux sur les traverses des chemins de fer 
et la construction économique des gares. Je gagne- 
rai ainsi vingt-cinq francs par jour, c'est bien trop, et 
j'en perdrai deux cents, puisqu'il faut laisser la 
charpente. 

« C'est égal I Quand je pense que je retourne en 
législateur et même en constituant dans cette capi- 



LE AOMAN d'un BRAVE HOMME 248 

taie où j'occupais le quart d'une chambre et la 
moitié d'un lit, au cinquième, rue du Petit-Carreau ; 
quand je me dis : Tu vas siéger dans ce même palais 
Bourbon dont tu as réparé la toiture, et tu seras 
gardé respectueusement par les soldats avec qui 
tu échangeais des pruneaux de seize à la livre aux 
barricades de Saint-Merri ! j'éprouve un superbe 
dédain pour ces carrières libérales que tes maîtrea, 
mon garçon, prisaient si haut. Les coups de mainy 
les coups de tête, les violences et les folies ne noua 
rapportent rien de bon; j'en parle par expérience. 
Le travail seul et la conduite mènent un homme à 
bien. Mais en quoi le travail manuel est-il inférieur à 
ce qu'on nomme le travail de l'esprit? D'abord il 
ne réussirait pas sans une certaine dose de savoir 
et d'intelligence. Ensuite, la charpente, puisque 
charpente il y a, veut autant d'ordre, autant d'éco- 
nomie, autant de conscience que le professorat, la 
médecine, le barreau ou le bureau; le public, 
notre juge à tous, est un grand connaisseur en 
hommes; lorsqu'il a besoin de quelqu'un, il a bien- 
tôt trouvé, et il vous cueille n'importe où. Est-ce 
que le suffrage universel, cet enfant qui vient de 
naître, n'est pas allé me chercher sur les toits? On 
t'a dit sottement que tu dérogeais, que tu abdiquais, 
que tu renonçais à tout avenir quand tu t'es mis à 
fabriquer des assiettes. Ne les écoute pas; fais des 
assiettes, fais des couteaux, fais des bonnets de coton, 
fais des bottes! Si tu t'acquittes de ton métier en 
homme capable et droit, tes concitoyens iront te 
prendre au magasin, à la fabrique, à l'établi pour te 
confier leurs affaires. 



250 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

— J'espère qu'ils n'en feront rien. 

— C'est la grâce que je te souhaite, car, si l'on 
venait te chercher, tu n'aurais pas le droit de dire 
non. Le citoyen se doit à son pays, coûte que coûte. 
Crois-tu que j'aille là-bas pour mon plaisir? On se 
jette dans une révolution comme dans un incendie, 
sans savoir si Ton en sortira mort ou vif. Les nou- 
velles qui m'arrivent de Paris ne sont pas aussi ras- 
surantes que les articles des journaux. Je prévois 
que l'Assemblée aura maille à partir avec la misère, 
avec la paresse, avec la folie, avec le dépit des 
fruits secs, et enfin avec l'inévitable cabale de ceux 
qui ne sont jamais contents. Les Vieux partis font les 
morts, ils nous laissent aux prises avec nous-mêmes. 
Mais si nous faisons la^ sottise de nous quereller, 
vous les verrez sortir de terre, et gare à nous! 
Puisque nous sommes sur ce chapitre, écoutez, 
madame Dumont I un dernier mot, le tout dernier, 
sur un projet qui n'a pas eu votre approbation. Vous 
avez bien fait de dire non quand je vous suppliais de 
répondre oui. L'apprentissage que je vais faire sera 
dur pour les hommes de conscience et de devoir. 
J'irai jusqu'au bout de ma tâche, dussé-je y trouver 
là prison, l'exil ou la mort. Vous n'êtes pas faite 
pour la lutte; vos habitudes, vos affections, votre 
bonheur est ici : restez-y ! y> 

Sa voix s^était un peu troublée à la fin de ce petit 
discours. Je me moquai de ses pressentiments, pour 
lui remonter le moral : 

« C'est la première fois, dis-je en riant, qu'un dé- 
puté prend son mandat au tragique. » 

Il répondit en hochant la tête : 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 251 

« Je sais ce que je dis, parce que je sais ce que je 
ferais à roccasion. » 

Ma mère vint à mon aide, en affectant une gaieté 
qui n'était pas dans son cœur : 

« Ah I bah ! s'écria-t-elle, il en sera de vos dangers 
comme des nôtres. Vous souvient-il des jours où 
vous juriez de vous venger de nous? 

— Mais je me suis vengé plus que vous ne croyez, 
chère madame. Vous saurez cela quelque joui*. 
Êtes-vous satisfaite de votre sort? 

— Enchantée. Pierre m'aime, il est sage, il tra- 
vaille; il s'est créé» une situation à part dans la 
fabrique; M. Simonnot a voulu qu'il ne fût pas 
seulement employé, mais intéressé. C'est environ 
3500 francs qu'il gagnera ^désormais, ses frais de 
voyage payés, car il doit partir en voyage aussitôt 
que le commerce sera un peu rassis. Quant à moi, 
j'ai 2400 francs de revenu assuré par cette chari- 
table faïence qui a pris mon petit capital à six pour 
cent : c'est plus qu'il ne me faut pour Catherine et 
pour moi; nous faisons des économies! 

— Eh bien ! chère madame, et toi. Pierrot, conti- 
nuez ainsi. C'est le commencement de ma revanche. 
La suite au prochain numéro, comme dit l'immortel 
auteur du Comte de Monte-Christo : c'est dans le 
feuilleton des Débats que j'ai appris la haine et la 
vengeance. Je pars demain matin, mes chers amis : 
embrassons-nous I » 

Quinze jours après ces adieux, il assommait de sa 
propre main un des envahisseurs de la Chambre, et 
le mois suivant, comme il allait porter des paroles 
de paix aux égarés, il essuya, de compte à demi 



252 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

avec Alexandre Bixio, une eflTroyable décharge de 
mousqueterie. Plus heureux que son héroïque col- 
lègue, il en fut quitte pour une redingote mise en 
lambeaux et un chapeau criblé de balles. Mais ses 
aventures ne devaient pas finir là. 

Lès miennes commencèrent le l^r août, après un 
retard obligé. Le pays s'était calmé, les affaires 
avaient repris. On pouvait vendre les yeux fermés, il 
ne restait plus que les bonnes maisons, toutes les 
autres ayant fait faillite. Mon patron m'ouvrit la 
barrière avec un sourire vainqueur. 

« Allez, me dit-il, et prenez autant de commis- 
sions qu'on vous en donnerai Nous jouons sur le 
velours. » 

Six heures du matin sonnaient à l'horloge de la 
fabrique. Mes adieux étaient faits depuis deux jours; 
tout le monde me croyait partie sauf ma mère, qui 
m'avait gardé pour elle seule, la pauvre femme! 
et qui venait de consacrer sa nuit à la suprême 
révision de mon bagage. Elle me fit déjeuner, 
m'embrassa, me recommanda de soigner ce qu'elle 
avait de plus cher au monde, et s'assura que toutes 
mes poches étaient bourrées à craquer. Ainsi 
lesté, ma petite valise dans la main droite et 
ma couverture jetée sur le bras gauche, je courus 
d'un pied léger à la remise où le cabriolet, Cocotte 
et M. Simonnot m'attendaient. Une dernière poignée 
de main au patron ; nous y sommés ! En route pour 
cinq mois, jusqu'aux étrennes de 1849. Inutile de 
pousser la bête; elle a mangé son avoine, qui la 
fouette intérieurement. J'ai mon itinéraire en poche, 
et je sais que là- bas, tout le long du chemin, oh 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 253 

m'attend. Une circulaire imprimée a fait assavoir 
aux clients que le vieux voyageur invalide est rem- 
placé par notre sieur Pierre Dumont. Notre sieur I 
ne Test pas qui veut. C'est un titre exclusivement 
acquis aux associés, et par faveur aux intéressés. 
Hue, Cocotte I Tu traînes plus et mieux qu'un voya- 
geur ordinaire. As-tu seulement conscience de ta 
gloire, ô naïye percheronne que tu es? 

Nous n'avons pas encore franchi la nouvelle en- 
ceinte de la fabrique, et la jument s'arrête court. 
A qui donc en a-t-elle? J'y suis I Voici le petit nez 
retroussé de Mlle Bonafigue. Barbe et Cocotte ont 
conspiré ensemble contre moi. 

« Adieu, Pierre. As-tu bien tout ce qu'il faut pour 
voyager? • 

— Oui, sois tranquille. ' 

— NonI Je parie que tu n'as pas seulement em- 
porté des pantoufles. 

— A quoi bon? 

m 

— Mais à ne pas marcher nu-pieds sur le carreau 
des chambres d'hôtel! Vas-tu donc te chausser au 
saut du lit? Feras-tu ta toilette avec des bottes? Là ! 
tu vois qu'une mère elle-même ne pense pas à tout. 
Prends ce petit paquet; j'ai mis de mes cheveux dans 
la broderie pour qu'il y ait toujours un peu de ma 
tête à vos pieds, cher seigneur. 

— Grand merci, damoiselle Barbérine. Je suis 
confus de vos munificences. 

— Le temps va nous durer, sais-tu? 

— Bah 1 cinq mois sont bientôt passés. 

— Tais-toi J nous finirions par réciter la fable des 
deux pigeons. 



254 LE ROMAN D*UN BHAV£ HOMM£ 

— Moins Tamour tendre. Mais l'amitié vaut mieux ; 
elle est meilleur teint et fait plus d'usage. 

— Je ne te demande pas de m'écrire : tu me le 
promettrais et tu n'en ferais^rien. Mais voici vingt- 
deux enveloppes à mon adresse, une pour chaque 
dimanche. Tu n'es pas forcé de les remplir, même 
avec une carte de visite; jette -les seulement à 
la poste, pour que nous sachions où tu es. Veux- 
tu, dis? 

— C'est chose entendue. 

— Tu me le jures? 

— Foi de Dumont. '• 

— C'est plus sûr qu'un serment par le Styx. Alors, 
viens m'embrasser. Cocotte sera sage, elle me Ta 
promis. » - 

Je sautai à bas de la voiture , et je mis deux 
baisers sur ses joues. Elle m'en rendit quatre et me 
dit à l'oreille : 

« Dis donc, pas trop de carnaval ; la saison en est 
passée. 

— Quand on a l'honneur de représenter la maison 
Simonnot père et fils, on se tient. 

— Bravo 1 Merci 1 et bon voyage I » 

Singulière petite fille 1 A quinze ans et demi, elle 
avait tous les sentiments d'une femme et toutes les 
apparences d'une enfant. Sa personne ne se faisait 
pas, elle ne se développait ni en long ni en large; 
mais une âme étonnante volait à tire -d'aile là- 
dessus. Au physique, un trognon de crapaud noir, 
dont on ne remarquait que les yeux ; au moral, une 
sensitive qui avait de l'esprit, et du meilleur, jus- 
qu'au bout de ses folioles. J'étais bien sûr de ne pas 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 255 

Taimer, et pourtant, si je n'avais pas été sur mes 
gardes, elle eût peut-être touché mon cœur par ses 
grimaces de singe attendri. 

En montant la côte de Launay, je songeai à déve- 
lopper le journal qui enveloppait ses pantoufles. 
L'ouvrage était vraiment joli; un cuir souple de 
couleur havane, brodé de guirlandes de chêne. Les 
clairs se modelaient en fil d'or, et les cheveux, 
d'admirables cheveux noirs, formaient les ombres. 
J'aurais craint de commettre une profanation si 
j'avais mis mes pieds dans ce petit chef-d'œuvre en 
deux volumes, et je me promis d'acheter une vraie 
paire de savates chez un bon cordonnier, à la ville 
prochaine ; ce qui fut fait. 

Mon cœur battait la générale lorsque je vis les 
toits du cher village où mon père était né. Il me 
semblait que tous les indigènes de Launay devaient 
se mettre à leurs fenêtres pour applaudir mes débuts 
dans le monde. Mais ils étaient aux champs pour la 
plupart, depuis quatre heures du matin, et je passai 
inaperçu comme le conducteur d'un char de blé. 
Devant la maison paternelle et archipaternelle, je 
hélai un enfant, qui balançait ses livres de classe au 
bout d'une courroie : 

« Ehl moutard ! veux- tu gagner deux sous? Tiens 
ma jument par la bride, tandis que je vais embrasser 
maman La France. y> 

Le gamin me reconnut au premier coup d'œil : 
c'était Isidore Laurent, du moulin, frère cadet de 
celui que nous appelions l'homme à l'écrevisse. 

« Comment! s'écria- t-il, c'est vous, monsieur Du- 
mont, qui roulez voitm'e sur la route I 



'256 .LE ROHAN d'un BRAVE HOMME 

— Tu- l'as dit. Seulement, la voiture est à mon 
patron, et je roule carrosse à peu près comme les 
postillons de la diligence. 

— C'est déjà bien joli, et je voudrais en faire autant 
h votre âge. » 

Ma grand'mère apparut devant sa porte, in fiocchi^ 
avec la guimpe et le bonnet des jours solennete^t.. 
D'un seul bond je tombai dans ses bras. * 

« Bonjour, chère maman ! C'est donc fête que lu 
es si belle ? 

— Ne t'en prends qu'à toi seul; je t'attendais. On 
m'avait dit le jour de ton départ, et j'étais sûre que 
tu ne t'en irais pas sans m'embrasser, mon fils. Les 
devoirs, les tendresses et les plaisirs de la famille 
sont le seul luxe des pauvres gens comme nous. 
Entre 1 Que t'oflfrirai-je? > 

Je connaissais la question pour l'avoir entendue 
cent fois. Ah I ce n'est pas à maman La France qu'on 
aurait pu donner des leçons d'hospitalité. 

AL II y a du lait sur le feu, me dit-elle, et de l'eau 
bouillante dans la chaudière. Voici dans cette boite 
de fer battu du thé, qui vient encore de ton pauvre 
père; voilà du café grillé ce matin et moulu chaud; 
regarde ces deux tablettes de chocolat de Bayonne, 
et choisis I 

— Mais , grand'maman , je n'ai plus faim , j'ai 
déjeuné à la maison; je ne voulais que te serrer sur 
mon cœur avant de prendre ma course. 

— Tu ne me feras pas cette injure. Lorsque ton 
père est parti pour son tour de France, comme toi, 
je lui ai servi une marmite de soupe aux choux, et 
le cher enfant n'en a pas laissé une cuillerée. 



LE ROMAN p'UN BRAVB 'iHOMME , 257 

— Eh bien ! je prencfrai une tasse de café, pour te 
prouver que l'espèce humaine- n'a pas dégénéré tant 
que tu crois. » .^ 

En un clin d'œil, la chère vieillie jeta la poudre 
du café dans un pot noir, elle y versa l'eau bouillante 
et laissa tomber un charbon rouge au milieu de 
^. l'infusion, à la vieille mode di> pays. 

Il était excellent, son carfé ; un peu trouble, malgré 
le charbon, mais d'un goût parfait. Elle me contrai- 
\ gpit ensuite de boire une larme d'eau-de-vie, le fond 
de la dernière bouteille. 

C'était ma mère qui l'avait envoyée de Courcy, et 
grand-papa La France l'avait vidée en trois mois, 
sauf le peu qui restait. Enfin, il me fallut soutenir 
un siège en règle, où je fus littéralement bom- 
bardé de provisions inutiles : pots de miel, pots de 
résiné, pots de confitures, gelée de coings, ppyr 
arrêter les petites indispositions", et toute la série 
des fruits secs, noix et noisettes, poires tapées, 
figues, cerises et pruneaux. 

« Mais, grand-maman, disais-je, je n'ai besoin de 
rien. Songe donc que je vais déjeuner et dîner tous 
les jours dans des hôtels modestes, mais conforta* 
blés, aux frais de M. Simonnot ! 

— Très bien ! répondait-elle, en fourrant ses pe- 
tits paquets sous le tablier de la voiture. Mais tu 
peux avoir faipi sur la route ; tu peux être forcé de 
t'arrêter la nuit dans un village de montagne où 
l'on ne trouve que du lait et du pain noir. Et puis, 
sont-ils si confortables, ces hôtels à grand tralala où 
le voyageur doit trois francs avant d'ouvrir la porte 
de sa chambre? Je me suis laissé dire qu'on y mou- 



258 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME) 

rait de faim à table d'hôte, avec un grand laquais 
galonné derrière soi. Prends donc ! prends I ne me 
refuse pas le seul plaisir qui me reste I Je ne bois 
rien, je ne mange plus, je dors à peine; mais 
quand je peux donner la moindre chose à mes en- 
fants, je me sens régalée pour un mois. » 

L'oncle Joseph, sa femme et ses enfants étaient ve- 
nus, comme par hasard, sans se presser, les uns après 
les autres, et ils assistaient, d'un front stoïque, à ce 
déménagement de comestibles. Leurs yeux, ceux 
des enfants surtout, s'ouvraient tout ronds au spec- 
tacle des bonnes choses qui allaient sortir de Launay. 
Il y eut un moment solennel, presque terrible : 
c'est lorsque ma grand'mère m'apporta quatre sau- 
cissons fumés, aussi gros que mon bras. Pour le 
coup, l'aîné des garçons, mon cousin Charles, prouva 
qu'il était homme en étouffant ses sanglots. Au fond, 
les pauvres gens avaient raison de s'étonner qu'on 
donnât tant à celui qui ne manquait de rien, lors- 
qu'ils manquaient de presque tout. Je sentais qu'ils 
m'auraient allégé de grand cœur et de grand appétit, 
mais je ne pouvais pas leur offrir même une noix 
sans offenser maman La France. Pour réparer un 
peu l'injustice du sort, je tirai les petits à l'écart, et 
je leur distribuai des pièces neuves de la Républi- 
que. Quant à Charles, qui était un garçon de mon 
âge, je lui demandai s'il aimerait à entrer avec moi 
chez M. Simonnot? 

« Tout de même, répondit-il. 

— Tu sais bien travailler le bois? 
-- Comme ça. 

— Et planter les clous ? 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 259 

— Comme ça. 

— Et tu n'as pas peur de l'ouvrage ? 

— Pas plus que ça. 

— Eh bien, dès mon retour, je te présenterai au 
directeur de l'emballage, et je suis presque sûr qu'il 
t'acceptera de ma main. Je connais mes devoirs; je 
n'ai pas oublié le testament de notre grand-père, et, 
si jamais je prends une certaine autorité dans la fa- 
brique, il y aura du pain, à Courcy, pour tout Dû- 
ment qui voudra faire œuvre de ses dix doigts. » 

Électrisée par ces promesses, la famille Joseph me 
pardonna les confitures, les fruits secs et même les 
saucissons. Ma grand'mère me bénit discrètement, 
à sa manière, en glissant sa petite main sous mes 
cheveux et en appuyant deux doigts sur ma tête; et, 
dûment embrassé par tous les miens, je partis. 

C'était encore le bon temps, et j'imagine que, depuis 
lors, les choses et les gens n'ont pas changé à leur 
avantage. Les aubergistes ne ressemblaient ni à des 
banquieré ni à des notaires ; on n'était pas servi par , 
des espèces d'attachés d'ambassade en habit noir, 
cravate blanche et mains sales, qui parlent toutes les 
langues de l'Europe, excepté le français. Les nappes 
et les serviettes n'étaient pas damassées, on ne lisait 
pas le nom de l'hôtel imprimé sur les assiettes, 
gravé sipr les couverts et tissé dans le linge ; nous 
n'avions pas devant nous quatre verres de dimeh- 
siohs inégales, et une demi-carafe de vin tourné ; on 
ne nous prenait pas nos fourchettes à chaque plat, . 
pour nous en donner d'autres également désargen- 
tées et aussi mal lavées. Les surtouts de fausse orfè- 
vrerie étaient inconnus, comme les imitations de 



260 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

vieille tapisserie peinte à la colle, et les plafonds de 
style, barbouillés à tant la toise par quelque Maze- 
|X)lle forain. L'hôte était un bonhomme tout rond, 
expansif et curieux, qui vous interrogeait sur vos 
affaires et vous contait tout aussi volontiers les 
siennes. L'hôtesse, une femme avenante, souvent 
jolie, quelquefois distinguée, mais sans prétentions. 

Le service intérieur était fait généralement par 
des filles jeunes et accortes , qui, pour un oui ou 
pour un non, riaient à belles dents. Les garçons 
d'écurie étaient des paysans à peine dégrossis, mais 
d'autant plus respectueux dans leurs rapports avec 
monsieur le voyageur, et sensibles au moindre pour- 
boire. 

JNos chambres à deux francs par jour, prix maxi- 
mum, ne brillaient ni par les tapis, ni par les ri- 
deaux, ni par les papiers de tenture. Mais on y 
trouvait de bons lits, moelleux et chauds, d^nt les 
draps un peu gros sentaient une honnête lessive. La 
seule chose à laquelle je n'ai jamais pu m'accli- 
mater, c'est la dimension des pots à eau et des cu- 
vettes : je frémis encore à l'idée que mes conci- 
toyens en route se lavent dans ces coquilles de 
noix. 

Mais le triomphe de l'hospitalité française, au 
bon viei^x temps dont je vous parle, était la table, 
une table qui n'en finissait pas et que le maître du 
logis se faisait un devoir de servir et de présider en 
^ personne. Les hôtels raflaient tout sur le marché 
deS' villes, grandes ou petites : le meilleur gibier, la 
plus belle volaille, le poisson le plus fin, leur reve- 
naient de plein droit. Dix, douze, quinze plats, sans 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 261 

compter les hors-d'œuvre, défilaient, deux heures 
durant, sous l'œil du voyageur, assis et recueilli. 
Un seul vin, presque toujours bon, remplissait sçij 
unique verre ; il en usait à discrétion, jusqu'à plùi 
soify comme on disait. Dans, les départements où 
la vigne n'est connue que de réputation, éomme 
l'Aisne, le Nord et le Pas-de-Calais, la bière coulait 
à pleins bords. La Normandie parcimonieuse ne 
nous ménageait pas son cidre ; en Bretagne, par 
une heureuse anomalie, on nageait dans les vins de 
Bordeaux. Et tout cela pour rien, pour moins que 
rien. Dans le Finistère, à Landerneau, à Châteaulin, 
à Garhaix, à Plében, à Grozon, j'ai vu des tables 
d'hôte où les pensionnaires, petits employés, bri- 
gadiers des douanes, sous -officiers en retraite, 
payaient trente francs par mois deux repas folle- 
ment plantureux, vin compris. Il nous en coûtait 
un peu plus, à nous autres oiseaux de passage^ 
mais "je vous prie de croire que j'en prenais pour 
mon argent et au delà. Dans ce pays de cocagne, 
chaque matin, sur le coup de onze heures, j'absor- 
bais un demi-cént d'huîtres, six sardines fraîches, 
autant de côtelettes empruntées aux jolis petits mou- 
tons du cru; après quoi, je commençais à déjeuner. 
Et peut-être supposera-t-on que les hôteliers éprou- 
vés par les ravages d'un tel appétit vouaient le con- 
sommateur aux furies. Tout au contraire I Ils le re- 
connaissaient l'année "suivante avec un vrai plaisir 
et le saluaient amicalement par son nom. 

Nous vivions à peu près de même sorte, je veijit * 
dire également bien, au Nord, au Sud, au Centre, h 
l'Est, à l'Ouest, que la maison fût grande ou çetitA^ 



262 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

qu'elle s'intitulât hôtçl de France, hôtel d'Europe, 
hôtel du Commerce,, hôtel du Soleil d'or, des Deux 
Clefe, de rAJgle:îiOîr, du Cheval-Blanc. Rien de plus 
large, de plus généreux, de plus cordial que cette 
hospitalité mal payée, si ce n'est celle de nos clients, 
qui faisaient aux patrons d'auberge une concurrence 
gratuite. 

« Monsieur, votre serviteur de tout mon cœur. 
Quoi! c'est vous qui avez remplacé ce bon monsieur 
Vinot I Nous étions informés du changement et, nous 
vous attendions de pied ferme. Vous êtes encore 
bieç jeune pour représenter une maison aussi vieille 
et aussi respectable que celle de Simonnot père et 
fils. Mais la jeunesse est un défaut dont on se cor- 
rige tous les jours, comme dit Fautre. J'ai passé par 
là, et j'y repasserais bien encore, si la nature le per- 
mettait. — Bonne amie I que je te présente M. Pierre 
Dumont , le nouveau voyageur de la fabrique de 
Gourcy. Il nous fera certainement l'honneur et le 
plaisir de diner avec nous; pas vrai, jeune homme? 
Nous ne pouvons pas vous servir, comme à l'hôtel, 
les sept merveilles du monde en salmis; mais on 
aime à retrouver de temps en temps le vieux pot au 
feu du ménage. Va, bobonne I Une simple truite, un 
cuissot de chevreuil, des grives, du goujon, des 
écrevisses, un canard, une poularde, des champi- 
gnons, un seul plat de grosse viande! pas deux! I) 
s'agit, tu m'entends, de reposer l'estomac de notre 
hôte. Tandis que tu trotteras par la ville, j'irai cher- 
cher derrière les fagots quelques-unes de ces 
vieilles fioles que M. Vinot, homme d'âge et connais- 
seur expérimenté, prisait à leur valeur. Mais^ les af- 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMMET 263 

foires sont les affaires, mon jeune monsieur; causons 
faïence en attendant I o 

Voilà comment, neuf fois sur dis;| J'étais reçu par 
les clients de la fabrique, marchands en gros ou en 
demi-gros qui tenaient non seulement la faïence, 
mais la porcelaine et la verrerie, quand ils ne ven- 
daient pas un peu de tout, selon les us de la pro* 
vince. 

Je déballais mes échantillons officiels, et je notais 
les observations de l'acheteur. Nos produits se ven- 
daient toujours bien; la clientèle nous savait^'gré de 
nos efforts pour améliorer le biscuit et l'émail sans 
augmenter les prix. On goûtait nos nouvelles as- 
siettes de terre duref c'était l'article demandé; mais 
on s'étonnait quelque peu de nous voir slationnaires 
au milieu du mouvement général. Pourquoi ne pas 
abandonner la forme en calotte? Pourquoi repousser 
systématiquement le décor, qui flatte l'œil et qui 
coûte si peu depuis qu'on y emploie la gravure? 
Lorsque j'avais bien confessé le client, je tirais du 
fond de ma boîte les deUx échantillons sur lesquels 
je fondais de si brillantes espérances. Les escargots 
étaient goûtés, mais l'écrevisse avec sa belle cou- 
leur rouge éclipsait inévitablement le mollusque. 
Voilà ce qu'il faut au public, me disait-on. Si vous 
nous faites des prix raisonnables, l'écrevisse aura 
plus de succès que le coq du siècle demier... Force 
m'était alors d'avouer que l'écrevisse et son com- 
père l'escargot attendaient un passeport de mon pa- 
tron pour faire leur chemin dans le monde. J'étais 
à peu près sûr de les livrer au prix de dix francs la 
douzaine; mais, malgré tout le zèle et tout le dévoue- 



264 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME ' 

ment de mon collaborateur M. Doussot, je n'avais 
encore gravé que six planches sur vingt-quatre; 
mes échantillons étaient entièrement exécutés à la 
main. 

Tous les clients sans exceqption m'engagaient à 
persévérer. Les plus instruits et les plus avisés di- 
saient que la faïence anglaise, si manifestement su- 
périeure à la nôtre, ne serait peut-être pas toujours 
prohibée, et que, dans l'hypothèse où la protection 
de l'État viendrait à nous manquer, il faudrait être 
prêts à soutenir le choc de « la perfide Albion ». Je 
ne demiaqdais pas mieux; mais, pour entraîner M. Si- 
monnot dans ma voie, il fallait lui montrer un cer- 
tain chiffre de commandes, au moins condition- 
nelles. Les bons marchands^ me comprenaient au 
premier mot, et ils s'empressaient de commettre l'un 
dix douzaines d'escargots, l'autre vingt douzaines 
d'écrevisses pour le jouir où mes deux services se- 
raient jetés dans le commerce. Je plaçai de la sorte 
en cinq mois six mille douzaines d'un article qui 
n'existait qu'à l'état de projet. M. Doussot, stimulé 
par mes lettres et enhardi par les premiers résultats 
de ma tournée , accélérait la gravure des plan- 
ches. 

« Je pousse le clou, m'écrivait-il, comme un jeune 
homme de vingt ans. » 

Le clou, dans l'argot des graveurs, c'est le burin. 

Après m'avoir nourri, abreuvé et encouragé, ces 
aimables négociants me promenaient. Ils me pré- 
sentaient à leur cercle, quand il y en avait un dans 
la ville, ils me conduisaient au théâtre, et je serais 
fort en peine de vous dire combien de foisj'ai^ap- 



. LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 265 

plau4i en leur compagnie laDatne blanche et le Do- 
mi/io noir. Les fabriques, que j'avais le soin d'étudier 
le près, suivant le précepte et l'usa^ de mon père, 
les édifices publics, les musées, où je m'initiais sans 
mot dire à une vie supérieure, les bibliothèques, gar- 
dées par un savant inconnu, mélancolique, isolé, qui 
sauterait volontiers au cou du visiteur, cet oiseau 
rare; les promenades plantées de beaux vieux ar- 
bres; les places que n'embellit pas la statue géné- 
ralement affreuse d'un grand homme oublié* depuis 
longtei|[|)s; enfin les sites renommés du voisinage, 
je passais tout en revue avec une curiosité^ (f enfant, 
j'entassais tout dans les petits casiers de mon cer- 
veau avec une avarice de vieillard. Les heures que 
j'ai données à ces paiise-temps ont été non seule- 
ment les plus charmantes, mais aussi les plus fé- 
condes de ma vie. La première fois que j'ai vu des 
tableaux de maître, c'est Ipd. musée de Lyon : j'en 
sortis transporté, presque fou. J'avais pour guide un 
jeune commerçant , futur successeur de son père. 

« C'est singulier, me dit-il en sortant; l'huile pro- 
duit sur vous le même effet que l'absinthe sur les 
Suisses; vous ne marchez pas droit. » 

J'avais emporté de Gourcy quelques préventions 
contre mes futurs camarades, les voyageurs du 
commerce; elles ne tinrent pas longtemps. Le Gau-* 
dissart de Balzac peut avoir été pris sur nature, mais 
le modèle était une exception. Gomme type, il n'est 
pas plus ressemblant que l'épicier de Paul de Kock. 
En quatre ans de voyage, j'ai rencontré sur les che- 
mins des milliers de jeunes gens et d'hommes faits 
qui exerçaient la même profession que moi. J'ai 



266 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

rompu le pain avec eux ; j'ai partagé leurs plaisirs, 
reçu leurs confidences^ monté .les côtes à pied, de 
bon matin, av^ des compagnons rencontrés par 
hasard et qui n'étaient pas loin de me tutoyer quand 
nous remontions en voiture. Eh bien I je ne crois pas 
qu'il existe une classe de citoyens aussi particulière, 
aussi intéressante et aussi sympathique. Je ne sais 
ce qu'il en reste aujourd'hui que les affaires se trai- 
tent surtout par la poste et le télégraphe; il est 
possible aussi que les chemins de fer aient changé 
les habitudes, sinon l'esprit du voyageur.^ Mais à 
l'époque do mes débuts, en 1848, la corporation 
était nombreuse, florissante, homogène et unie: As- 
surément, on y pouvait rencontrer, par aventure, 
un hâbleur ou un fat; on rfy eût pas trouvé un 
homme indélicat; nous nous jugions fort bien les 
uns les autres, et nous faisions notre pohce nous- 
mêmes. Tous ces coureurs de grands chemins 
avaient le caractère droit, l'esprit ouvert, le cœur 
chaud, la main généreuse. Ils étaient toujours prêts 
à secourir un camarade dans l'embarras, prompts à 
se cotiser pour une œuvre de bienfaisance. Avec 
cela, libéraux jusqu'à l'excès et patriotes jusqu'à la 
folie. Bonne et saine population, éprise du juste et 
du vrai, passionnée pour les nobles causes, facile à 
enflammas -comme une traînée de poudre. Je garde 
une sincère reconnaissance à tous ces jeunes gens, 
dont le frottement cordial a achevé en moi Tœuvre 
excellente du collège, et, si j'avais une vérité nou- 
velle à répandre dans ce pays, la propagande que 
je choisirais entre toutes est celle de mes anciens 
camarades, les loyaux voyageurs. 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 267 

. Ma.première tournée, qui embrassait une moitié 
de la carte de France,- s'acheva sans le moindrerac- 
cident. La vie au grand air m'avait si bien bronzé 
que ni la' neige, ni la gel^e, ni la bise de décembre 
ne mordirent sur ma santé. J'avais correspondu ré- 
gulièrement avec ma mère, avec mon patron et avec 
la petite Bonafigue. Ses réponses, qui me suivaient 
partout, comme à la piste, étaient pleines d'esprit 
et de gentillesse; elles me firent honte quand je les 
comparai à mes premiers billets, beaucoup trop la- 
coniques, et je me piquai au jeu jusqu'à écrire des 
sept et huit pages, un vrai journal. Tout le monde, 
au retour, admira ma bonne mine et trouva que 
j'avais forci. Par compensation, l'ami Basset avait 
perdu de son poids et de sa couleur. L'air de Paris 
lui réussissait mal; admirateur fanatique du général 
Gavaignac, il n'avait pas encore digéré l'élection du 
10 décembre. * 

Mon patron s'en était consolé tout de suite : la 
présidence de Louis Bonaparte, plus encore que la 
vue de mon carnet de commissions, le convertit au 
progrès et décida l'exécution des deux services en 
couleur. Je demeurai six mois à la fabrique pour di- 
riger un travail inconnu des trois quarts de nos ou- 
vriers. Il fallut même emprunter quelques femmes 
à la manufacture de Gien. Nos affaires marchaient à 
merveille, la ville était tranquille et gaie, lé collège 
regorgeait d'élèves; les cours du soir, à la mairie, 
faisaient fureur; on n'avait pas perdu l'habitude de 
danser une fois par semaine dans le salon de 
Mme Lutzelmann ; on donna plusieurs bals par 
souscription ; le club de Badouillarts chassa jusq^u'k 



268 LB ROMAN d'CN BRAVE HOlOlE 

la fenneture; je ne manquai donc pas de distrac- 
tions. 

Cependant j'attendais avec impatience le jour fixé 
pour mon second voyage. Cette fois, mon itinéraire 
était tracé à tiavers les départements du Midi. J'al- 
lais voir ces villes féeriques qui s'appellent Bor- 
deaux, Pau, Toulouse, Marseille, Arvignon! C'était 
comme une seconde France à parcourir, la France 
du soleil, le pays des vins d'or, des olives, des 
oranges, où les lucioles en feu voltigent dans la 
nuit, où le jour on entend chanter les cigales. Je 
m^étais arrangé un Midi de fantaisie que je n'aurais 
pas donné pour l'Espagne, la Grèce et l'Italie. 

Il fallut déchanter un peu, mais pas trop. La 
poussière, les mouches, les puces et la cuisine à 
l'ail ne me rendirent ni trop malheureux ni trop 
malade, et le spectacle, s'il ne répondit pas exac- 
tement à mon idéal, dépassa souvent mon attente. 
Je fis même, ou du moins je crus faire des décou- 
vertes. La cité de Carcassonne, par exemple, m'in- 
spira presque autant d'orgueil que d'admiration : 
j'étais convaincu que personne ne l'avait vue avant 
moi! 

Tandis que je battais la campagne, au propre et 
au figuré, M. Simonnot achevait de transformer la 
fabrique sur les plans que nous avions arrêtés avec 
Basset. On faisait table rase des hangars et des ma- 
sures; ma modeste cantine elle-même était rem- 
placée par un bel économat, où le personnel de 
Tusine achetait au plus juste prix les aliments, le 
combustible, le vêtement, la chaussure, la literie, le 
mobiher, tout enfin, jusqu'à des montres-dVgent 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 369 

pour les hommes et des jouets d'un sou pour les 
enfants. 

Les nouveaux bâtiments^ construits en brique et 
en fer, no brillaient point par l'architecture. Partout 
la ligne droite régnait en maîtresse absolue. Quatre 
étages d'ateliers superposés formaient l'enceinte; ils 
étaient reliés par des bâtisses parallèles, uniformes, 
d'^ale hauteur. Une machine de vingt chevaux, 
destinée à aider et à suppléer au besoin la force hy- 
draulique, remplissait dans la cour du sud un kiosque 
attenant à nos fours. Nous n'avions fait qu'un sacri- 
fice à l'art décoratif : le pavillon central, dit pavillon 
de la cloche, parce qu'on y sonnait le commencement 
et la fin des travaux, était couvert de tuiles ver- 
nissées, multicolores, brillantes, comme celles de 
l'église Saint-Étienne dans la capitale de l'Autriche. 
Son dômç se voyait de loin, et, lorsqu'il n'était pas 
noirciipar la fumée, il appelait des quatre points 
cardinaux les amateurs de céramique. 

Et nous avions enfin de quoi contenter les plus 
exigeants, de quoi plaire aux plus délicats, sans éloi- 
gner notre vieille et modeste clientèle. A côté de 
l'assiette commune, à vil prix, qui était toujours de- 
mandée et qui l'est même encore aujourd'hui, car 
j'en vends des centaines de mille à deux sous pièce, 
nous fabriquions des services complets, d'un bis- 
cuit et d'un émail irréprochables, d'une forme élé- 
gante et d'un décor généralement heureux. Après 
mes escargots enfantins et mes naives écrevisses, 
on lança coup sur coup un service de fleurs des 
champs, un service d'oiseaux, un autre de fi'uits et 
d'insec^. M. Doussot, mon cher professeur, était 



370 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

en pied dans la maison; il dirigeait deux ateliers et 
fiaisait marcher de front le dessin et la gravure. Aux 
jeunes collaborateurs qu'il avait fait venir de Paris 
se joignirent bientôt quelques enfants de la vill^ 
élèves du collège ou fillettes de la fabrique, pro- 
mues au rang d'artistes peintres, grâce à nos cours 
professionnels. 

Le vieux maître et son petit monde préparaient de 
concert un grand coup pour Texposition universelle 
de Londres. Il ne s'agissait de rien moins que de 
battre Wedgwood et Minton sur leurpçppre terrain 
et d'étaler aux. yeux de l'Angleterre tout un service 
japonais. Et non pas une traduction libre, une adap- 
tation dans le style des chinoiseries de Rouen : tout 
était japonais dans notre affaire, depuis la forme des 
saucières et des raviers jusqu'au dessin calqué sur 
des albums originaux. .; 

On y passa près de deux ans sans que le se(»ret de 
cette entreprise capitale transpirât dans la ville. Il 
est vrai que M. Doùssot, autoritaire comme un ja- 
cobin qu'il était, fit consigner impitoyablement toute 
personne étrangère à la fabrique. Il divisa la besogne 
en si petites fractions que les exécutants eux-mêmes 
ne savaient pas ce qu'ils faisaient. Le patron seul 
et moi nous étions dans la confidence, et Ton m'avait 
autorisé à dire sur ma route, aux clients de distinc- 
tion : 

ce M. Simonnot vous ménage une surprise pour 
l'été de 4854. » 

Il arriva enfin, le grand jour qui devait élever la 
faïencerie de Gourcy au niveau dés premières mai- 
sons de l'Europe. J'étais un robuste garçon de vingt- 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 271 

irçis ans bientôt ; j'avais fait en quatre voyages deux 
tours de France bien complets. La seule ville de 
mon pays qui me fût à peu près inconnue était Paris, 
oji nous avions un dépôt et un vendeur au Caïubourg 
"Poissonnière. Tous les secrets de la fabrication 
m'étaient connus, toutes les ruses du commerce 
m'étaienf familières. Je parlais l'allemand avec fa- 
cilftë, grâce à la famille Lutzelmann ; j'avais appris 
uù peu d'Italien: je lisais et j'écrivais bien l'anglais, 
je l'entendais difficilement, faute d'habitude, et je le 
baragouinais de manière à n'être compris de per- 
sonne ; mais, comme j'étais dans l'âge où l'on croit 
tout facile, il me semblait qu'un mois ou deux de 
séjour à Londres formeraient mon oreille et ma 
prononciation. J'étais d'ailleurs un des principaux 
employés et le seul intéressé de la maison : j'avais 
donc, selon moi, dix titres de plus qu'il n'en fallait 
pour représenter Simonnot père et (ils au palais de 
Cristal. 

Le patron fut d'un autre avis. Lorsque M. Doussot 
se présenta chez lui pour poser ma candidature, il 
répondit sèchement que j'étais trop jeune et que je 
ne savais pas assez d'anglais : 

« Notre agent de Paris est un homme de quarante- 
cinq ans, marié à une Anglaise. Je l'enverrai à 
Hyde Park avec sa femme, et Dumont fera l'intérim, 
rue d'Enghien. » 

L'argument était sans réplique, et je me résignais, 
sans toutefois me consoler, quand une lettre de 
Basset vint changer la face des choses > 

« Le séjour de Paris en ce moment, m'écrivait-il, 
ne vaut rien pour un gan;oa de ton âge et de toa 



272 LE ROBIÂN d'un BRAVE HOBfME 

caractère. C'est bon pour moi, qui patauge, comme 
dit le poète, à travers les toiles d'araignée fusion- 
nistes et bonapartistes. Reste à Gourcy, ou va-t-en à 
Londres; pas de milieu. Je fais part de mes ii&pres- 
sions au père Simonnot, et, s'il ne m'entend pas, 
c'est qu'il sera plus sourd que sa marchandise. Bon- 
soir! » • 

Mon patron me fit appeler le lendemain et me 
dit: " 

« 11 paraît que Loridi'es vous attire. Pourquoi me 
l'avez-vous caché? 

— Mais, monsieur, je croyais... 

— Quand vous désirerez quelque chose (j'entends 
une chose juste et raisonnable), ouvrez-vous-en dir 
rectement à moi, sans intermédiaire. Vous nous 
avez rendu de grands services, des services plus 
importants que vous ne le croyez vous-même, quoi- 
que rhumiiité ne soit pas le défaut qu'on vous 
reproche : vous avez donc le droit de prétendre aux 
postes d'honneur. Allez à Londres; notre vitrine est 
prête, on me l'assure ; les marchandises vous atten- 
dent à la doqane. Je compte sur vous pour les mettre 
en lumière et les faire valoir. Les prix marqués 
sont ceux de la vente à Gourcy; emballage et port à 
Ib charge de l'acheteur. Tâchez de faire des affaires, 
mais ce n'est pas le principal. Il s'agit, avant tout, 
de faire connaître la maison et d'obtenir la plus 
haute récompense possible; en second lieu, vous 
avez jt étudier nos concurrents de tous pays, afin 
de leur emprunter ce qu'ils ont de meilleur que 
nous. Ne regardez pas. à l'argent; je vous ouvre un 
crédit de 500 livres sterling chez Baring. » 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 273 

J'étais si fier et si content de ma « mission extra- 
ordinaire » que je partis comme une fusée, sans 
prendre congé des amis les plus intimes. De peur 
que le patron changeât d'avis une seconde fois, 
j'embrassai tout juste ma mère et je n'attendis pas 
au lendemain. De Gourcy à Paris, de Paris à Calais, 
de Calais à Douvres, de Douvres à Londres, je fis la 
route en quatre enjambées. C'est seulement à Old 
Bond Street, l'hôtel éè famille où M. Simonnot 
m'avait adressé, que je pensai aux Bonafigue, aux 
Lutzelmann, au père Doussot, et à ce bon Basset, 
qu'il eût été si naturel de saluer en traversant Paris. 
J'ai été cruellement puni de cet acte d'ingratitude, 
le premier de ma vie, car au nombre des bonnes 
gens que je quittais ainsi, à la légère, il en était 
plusieurs que je ne devais jamais revoir. 

L'Exposition s'ouvrit mal, conmie toutes les expo- 
sitions universelles : personne n'était prêt, pas un 
industriel sur dix n'avait encore déballé. Dans toute 
la section française, il n'y avait qu^un faïencier pré- 
sentable, et c'était moi. Ma précipitation maudite 
eut donc, au moins, cela de bon qu'elle servit les 
intérêts de la fabrique. Mon étalage fut remarqué, 
le service japonais fit fureur, on en parla dans les 
journaux; le prince Albert, qui avait daigné itfe 
questionner en français avec infiniment de bonne 
grâce, nous fit adresser une forte commande pour le 
château de Balmoral. En peu de temps, grâce au 
patronage d'un connaisseur si haut placé, la noblesse, 
la gentry, les grands clubs, la haute bourgeoisie 
affinèrent autour de mon exposition; je ne savais 
auquel entendre, ejt j'avais à peine le temps d'in- 



%. 



274 LE HOMAN D'CN BRAVK HOMME 

w 

scrire Tes commandes. Le commis, xm jeune homme 
de Guèrnéseyi ' qui me servait d'interprète, était 
comme moi^sur les dents. Nos produits èe recom- 
mandaient non seulement par le^ bon goût et la 
bonne fabricBàtion, mais par le bon marché, un 
mérite qu'on neMédaigne pas dans les plus riches 
pays du mondJ* et dans les' plus nobles classes dp la 
société. Je donnais pour 20 livres (50Û -francs) le 
service japonais, 18 couverts, dessert et café compris, 
tel qu'on le voit emcore, avec son prix laarqué, au 
musée de Kensingt6n. La faïence anglaise, aussi 
bonne assurément, mais moins belle et surtout moins 
originale, coûtait plus cher. Je l'appris en causant 
avec les richissimes faïenciers de Stoke sur Trent, 
qui nous firent l'honneur d'acheter nos produits 
pour les examiner de près et s'en inspirer au besoin. 
Les Anglais, il faut l'avouer, sont plus prompts que 
nous à reconnaître le mérite de leurs concurrents. 

En résumé, le jury international nous décerna la 
plus haute récompense; M. Simonnot, qui était dé- 
coré depuis longtemps, reçut en France la croix 
d'ofQcier, et j'eus la satisfaction de lui envoyer des 
commandes pour un million. 

Après une campagne si glorieuse, il me semblait 
tout naturel de triompher un peu sur les promenades 
de Courcy. La saison s'avançait, l'Exposition n'était 
pas close, mais elle était usée, le ciel de Londres 
tournait au noir. Chaque matin, en m'habillant, je 
lançais à mes malles un coup d'œil d'intelligence 
qui voulait dire : A bientôt l 

Aussi, quel désappointement le jour où mon patron 
m'intima l'ordre de partir, non pour Courcy, mais 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 275 

pour Copenhague, Stockholm, Péteçsbôurg, Odessa, 
Moscou, Constantinople 1 Le progratftme s'arrêtait 
là; il n*était question ni de l'Asie. Mineure ni de 
l'Egypte, et l'on semblait me faire grâce des Indes 
orientales;' mais je crus lire entra Jes 'lignes que 
mon retour pourrait Ibrt bien être un second voyage 
à U'avers l'Italie, l'Autriche, l'Allemagne du Nord, 
la HoUaniJte 6t la Belgique. 

€ Battons le fer pendant qu'il est chaud ! disait le 
maître de mes destinées. Il s'agit d'exploiter partout 
notre succès avant que les Anglais aient eu le temps 
de nous rejoindre ou de nous dépasser. Ils con- 
naissent le Japon mieux que nous, ils ont des ar- 
tistes habiles, et ils sont outillés comme nous ne le 
serons jamais. » 

A ces arguments péremptoires, ma mère et mes 
amis en ajoutaient de toute sorte, comme si l'on 
s'était donné le mot pour m'envoyer promener. 

« Tu dois t* estimer bien heureux, écrivait ma 
pauvre maman, de visiter les plus belles villes 
d'Europe sans bouree délier. Sais-tu qu'en me chauf- 
fant les pieds à mon joli petit feu de sarments je 
pensais tout à l'heure que les fils de nos plus riches 
familles sont moips favorisés que toi? Il n'y a guère 
que les princes héritiers pour voyager ainsi. Mais 
rassure-toi, cher enfant, je ne suis pas jalouse. Ja- 
mais je ne me suis mieux portée, jamais je n'ai été 
si tranquille, si confiante dans l'avenir : ce sont des 
dispositions admirables pour te suivre de loin dans 
tes brillants ébats. » 

Cette petite futée de Bonafigue me disait par le 
même courrier : 



276 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

« Mon grand Pierrot,Hu as eu là, vraiment, une 
fameuse Idée. Onfaîtî)ientie courir le monde quand 
on est garçon, car, une fois en ménage, n, t, ni, c'est 
fini. Tu es du bois dont oh fidt les vénérables bûches 
du foyer. Avant cinq ans d'ici, lorsqu'il te prendra 
fantaisie de pousser une pointe jusqu'à Launay, ta 
femme et tes marmots se suspendront en grappes à 
tes basques, et, si tu ne lâches pas la redingote, c'est 
en veste que tu arriveras au seuil de la maison. Il 
n'est bruit que de toi dans Courcy, de toi et de mon 
frère, le vrai; tu seras toujours un faux frère. Jean 
s'est couvert de gloire en Algérie, dans un village 
de montagnes dont je n'écrirai pas le nom. Il écorche 
la bouche en passant par le gosier; à plus forte 
raison écorcherait-il le papier en passant par la 
plume. C'est tout là-bas, chez les Kabyles. Le sous- 
lieutenant Bonafigue en a tant aplati, de ces noi- 
rauds, qu'on l'a proposé pour la croix. Mais c'est son 
colonel qui a été nommé général. Voilà tout ce qu'il 
a gagné, notre Jean, avec une blessure sans gravité. 
Il nous mande cette iliade en style gai, sans accuser 
personne et sans se plaindre. « Le temps des officiers 
a de fortune est passé, nous dit-il; moi, je suis un 
« officier d'infortune. » Toi, mon Pierrot, tu m'as bien 
l'air de porter dans tes poches un kilomètre de corde 
de pendu. Profite, cher ami, profite! Tu n'échap- 
peras pas à mes lettres, chemin faisant. Si le bureau 
de poste se déclare incapable de te porter la prose 
si loin, je m'adresserai au Bureau des longitudes. 
Signé : Barbara^ la barbare, qui n'a peur de per- 
sonne et qui ne doute de rien, pas même de toi. » 

Le principal me prédisait qu'après un tel voyage 



LE ROMAN d'un BltAVE HOMME 277 

je parlerais rallemand mieux que Gœtha Bf Schiller 
réunis. Et M. Doussot m'iRdicF&ait les bcms coups de 
collectionneur qu'on pouvait faire en routé : 

« Chercher à Stokholm les vieux livres et les 
belles reliures 4'origine française; à Pétersbourg, 
trouver des armes circassiennes et des émaux bysan- 
tins, parmi les guenilles du Gastinoï-Dvor. Au. Bé- 
sestin de Constantinople, faire rafle des faïences 
persanes, qui se vendront un jour au poids de l'or 
et qui, en attendant, nous fourniront d'admirables 
motifs à copier. Ne pas trop dédaigner les plats de 
Rhodes, fabriqués par des prisonniers musulmans 
au service des chevaliers. Avoir l'œil aux vieilles 
étoffes, aux broderies d'or et d'argent, aux tapis de 
couleurs éteintes, souvent râpés jusqu'à la corde, 
mais bien plus beaux et plus précieux que les neufs; 
ils se donnent pour presque rien. » 

Enfin, Basset m'écrivait de Paris : 

« Tu veux donc enfoncer les sept sages de la 
Grèce? C'est un trait de génie, le sais-tu? que de 
courir l'Europe en ce moment. Cette France, que 
nous aimons jusque dans ses verrues, me ftût peine 
et pitié. Qu'y voit-on? Dans le Parlement, les intri- 
gues de quelques vieux roués qui se envient plus 
maUns que nous et qui, à force de conspirer contre 
la République, se prendront un jour, avec nous, 
dans leurs pièges. Hors du Parlement, des orgies de 
prétoriens en délire, ou des génuflexions de bour- 
geois ahuris devant un grand sabre qui passe. Il y a 
pourtant quelque part une nation saine, sensée, 
honnête, libre, virile, qui fut et qui sera longtemps 
encore la première du monde. Oui^mai^wx^^^-^â^'^ 



278 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

fourrée? Je la cherche et je ne la trouve plus. Va- 
t'en, Pierre 1 va-t'en! Je partirais de grand cœur avec 
toi si je n'avais pas un mandat sur le dos. Où la 
chèvre est attachée... tu sais le proverbe. A chacun 
son métier, dans ce bas monde. Le mien est de res- 
ter, le tien est de partir, et je t'en félicite. A propos ! 
si tu rencontres sur la route un peuple aussi déso- 
rienté, éperdu, affolé que le nôtre, il faut me l'écrire, 
mon cher : cela me consolera un moment. » 

Il n'avait jamais eu que des intentions droites, 
notre bon député, et généralement il visait juste; 
mais cette fois il dépassa le but. Sans en savoir aussi 
long que lui sur les intrigues et les manœuvres du 
moment, je sentais la patrie en danger, et quelque 
chose s'éveillait en moi. Le séjour que j'avais fait 
en Angleterre, les jugements sévères et quelquefois 
iniques contre lesquels il m'avait fallu protester, la 
lecture des journaux étrangers qui, soir et matin, 
disséquaient la France comme un cadavre d'hôpital, 
tout irritait mon patriotisme, tout me poussait vers 
la politique, vers cette politique que Basset, dans 
son dégoût des tripotages ambiants, appelait un sale 
métierl J'étais électeur depuis l'automne 1849, je 
n'avpjljlfe encore eu l'occasion de voter; il me tar- 
dait ^^f^^^^ ^^^^ d® citoyen et de contribuer, pour 
ï^élj^tie part, à l'organisation de la République, à 
l'ordre dans la Ij^rté, au bien-être de ce cher pays. 

J'exposai mes sentiments au patron dans une 
lettre pathétique, et je le suppliai de me rappeler 
à Courcy. La réponse se fît attendre cinq jours; 
elle était officielle et portait la signature Simonnot 
père et fils. 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 279 

« Monsieur, me disait-elle, en réponse à votre 
honorée du 16 courant, nous nous empressons de 
vous informer que votre compte créditeur à ce jour 
s'élève à 82 376 francs 11 centimes, y compris la 
commission extraordinaire que nous vous avons 
spontanément allouée sur les affaires de l'exposition 
universelle. Cette somme sera mise immédiatement 
à votre disposition si vous jugez à propos de rompre, 
par un refus formel d'obéissance, le lien qui vous 
attache à nous. Recevez nos salutations. » 

A cette mise en demeure, je ne pouvais répondre 
que oui ou non; c'était à prendre ou à laisser. Je 
donnai vingt-quatre heures à la réflexion, et après 
avoir reconnu que j'avais passé l'âge où l'on entre 
dans les écoles du gouvernement, qu'il était tard 
aussi pour entreprendre un nouvel apprentissage, 
que ma mère ne voulait pas quitter Courcy, et 
qu'enfin la fabrique, où j'avais déjà placé deux cou- 
sins, pouvait seule assurer mon avenir et celui de 
ma famille, je m'inclinai devant la volonté du maître, 
et je partis. 

Mon exil dura plus d'un an. Je parcourus les trois 
quarts de l'Europe avec l'album des Simonnot et 
ma caisse d'échantillons, sans revoir une fois ceux 
que j'aimais et, la plupart du temps, sans avoir de 
leurs nouvelles. 

C'est par les journaux que j'apprâ à Moscou l'at- 
tentat du 2 décembre 1851. Les étrangers en gé- 
néral l'applaudissaient, parce qu'il avait réussi. 
J'entendais dire un peu partout autour de moi que 
les insurgés, c'est-à-dire les défenseurs delà Consti- 
tution, n'avaient eu que ce qu'ils méritaient. Si \e 



I . 



280 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

prenais sur moi d'exprimer un avis diffërent, il se 
trouvait toujours un bon négociant russe ou un hon- 
nête |6nctionnaire allemand pour me répondre : 

« Oh! vous autres, vous n'êtes jamais contents de 
rieni » 

Je n'étais pas seulement triste, mais anxieux et 
fort impatient de savoir ce que mes amis avaient pu 
devenir. Mes lettres restaient sans réponse ou n'ob- 
tenaient que des réponses évasives. Le patron sem- 
blait enchanté ; il me disait : 

« Nous travaillons à force. Continuez à prendre 
des commandes; tout le monde sera servi, et nous 
ferons un inventaire d'or. » 

Ma mère et Barbe semblaient être sous l'impres- 
sion d*un malaise; elles parlaient pour ne rien 
dire, en style diShs et contraint. Un avis anonyme, 
daté de Courcy, mais mis à la poste en Belgique, 
m'avertit que le secret des correspondances était 
mal respecté depuis quelque temps et que, si je ne 
voulais pas compromettre mes amis, je m'abstien- 
drais de leur écrire un seul mot sur la politique. Je 
me le tins pour dit, et je devins très circonspect. 
Mais j'eus beau adresser à M. Lutzelqiann et au père 
Doussot des chefs-d'œuvre d'insignifiance, ni l'un 
ni l'autre ne répondit. Je leur avais pourtant ex- 
pédié, chemin faisant, quelques petits souvenirs qui 
méritaient au moins un merci, 

A Gonstantinople, en février, je fus assez heureux 
pour rencontrer un proscrit qui me donna des nou- 
velles de Basset. On Tavait arrêté dans son lit, en- 
fermé à Mazas, puis transporté à la frontière belge. 
Banni par mesure de sûreté générale avec plus de 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 281 

soixante autres représentants du peuple, il avait 
passé de Belgique en Angleterre et de là très pro- 
bablement en Amérique, où il parlait de s'établir 
sans esprit de retour. 

Je le savais parfaitement capable d'un tel acte de 
désespoir; mais- comment ne m'avait-il informé de 
rien, lui qui connaissait pas à pas mon itinéraire? 
Sa première lettre me surprit, en juin 1852, à la 
poste restante de Vienne; elle portait le timbre de 
San Francisco, ce qui expliquait le retard. Mon vieil 
ami était plus qu'indigné, plus que découragé :'îl 
blasphémait le nom sacré de la Fcance sur un ton 
qui eût mis grand-papa Dumont hors de lui I 

« Je te l'avais bien dit, que le suffrage universel 
venait trop tôt. Ces esclaves étaient à peine éman- 
cipés qu'ils ont eu peur de leur ombre et qu'ils ont 
aplati la souveraineté nationale aux pieds d'un 
maître. Troupeau de pleutres! Rebut du genre hu- 
main ! Je n'en suis plus, oh I non. J'aurai bientôt six 
mois de domicile en. Amérique, et je redeviendrai 
citoyen d'un pays libre. Rien que cette espérance' 
me dilate les poumons; assez soupiré ; je respire! On 
travaille rudement ici et de bon cœur, car on bûche 
pour soi, on n'appartient qu'à soi, on n'a personne 
au-dessus de soi. J'ai déjà retroussé mes manches 
jusqu'aux épaules. Je construis, comme entrepre- 
neur, et souvent même comme ouvrier, un quartier 
de 400 maisons qui ne ressemblera pas au faubourg 
Saint-Germain, mais qui ne s'en portera pas plus 
mal. En attendant que la forêt où je taille mes ma- 
tériaux en plein drap soit abattue et débitée, je suis 
logé très confortablement dans un cottage fttvlxfet'èi- 



282 LE ROMAN d'un BRAVE HOBfME 

ment composé de caisses à biscuit et de vieilles 
bottes à sardines. C'est léger, c'est brillant; cela 
rappelle, en beaucoup mieux, la littérature et les 
arts de ton joli farceur de pays. Ah! si tu n'étais 
pas un empoté comme tous les Français de ton 
temps I Quel chemin tu ferais ici, avec moi*, sous la 
direction du vieux Basset! Mais le sol natal, la 
maman, les camarades, les habitudes, le café au lait 
du matin! Je sais, je sais; vous êtes trente-sept mil- 
lions comme ça. Tenez-vous-y, mes enfants, restez 
ce que vous êtes. Toi, Pierrot, tu auras vingt-quatre 
ans aux mirabelles. C'est l'âge de grande raison, 
mon ami. Marie -toi , épouse une bonne petite 
femme; tu ne courras pas loin pour la trouver. 
Tâche d'avoir beaucoup d'enfants, élève-les dans la 
craitita du sous-préfet, du percepteur et dii gen- 
dai*me, et, pour doter tes filles, pour établir tes fils, 
fais des assiettes, fais des plats, des compotiers et 
des soupières. Fais-en beaucoup, fais-en trop, tu 
n'en feras jamais autant que j'en voudrais casser sur 
la tête de mes anciens concitoyens, ces ineptes 6t 
ces déchus! » 

Après cette explosion de violence et de folie, 
l'exilé, dans un post-scriptum, se montrait doux, 
bon et prévoyant, tel que je l'avais connu jadis. Il 
me recommandait d'écrire régulièrement à ma mère, 
de lui épargner les tracas et les inquiétudes quand 
je reviendrais à Courcy, de tenir à égale distance 
les agents du pouvoir et certains orateurs de café 
dont l'audace provocatrice et impunie lui était sus- 
pecte. Il me chargeait enfin de veiller sur le père 
Doussot et la famille Lutzelmann, <r les meilleurs de 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 283 

la ville », et, s'il leur arrivait de souffrir pour la 
bonne cause^ de leur donner jusqu'à mon dernier 
sou : je seFais remboursé par le caissier de la fa- 
brique. 

Hélas! le 20 novembre 1852, lorsque je réintégrai 
le domicile maternel, M. Doussot et M. Lutzelmann 
n'avaient plus besoin de rien , et le bonhomme 
Courtois, mon ancien chef de bureau, ne tenait plus 
les clefs de la caisse. 

J'eus un pressentiment sinistre en apercevant à 
la gare un monsieur galonné d'argent, moustache"^ 
en croc, képi sur l'oreille. A part le képi, la mous- 
tache et le galon, le personnage ressemblait trait 
pour traita ce petit pointu de Martin -Sec, l'enfant 
du perruquier et l'expéditionnaire de la fabrique. 
Mais comment supposer? A coup sûr, je rêvais. Un 
salut ironique et un mauvais coup d'œil de ce mon- 
sieur me prouvèrent presque aussitôt que je ne 
m'étais pas trompé. C'était Martin, notre Martin, 
transformé par miracle en commissaire de police. 

' Ma mère ne me laissa pas le temps de la ques- 
tionner. Elle me saisit par le bras et m'entraîna vi- 
vement dans la direction du logis, sans s'occuper de 
mes bagages. 

« Sortons d'abord d'ici, me dit-elle, tu sauras • 
tout. » 

Je la suivis docilement, un peu surpris de voir 
qu'elle était seule à m'attendre dans un pays où 
j'avais laissé tant d'amis. Elle me raconta, tout en 
marchant, avec une hâte fébrile, les lamentables 
aventures que l'on avait eu soin de me cacher. 
Notre honnête petite ville, si douce, si çais\b\fc^\£sa.- 



28i LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

niable entre toutes, telle enfin qu'un enfant de 
quatre ans aurait pu la mener, n'avait pas échappé 
à rinfâme travail des commissions mixtes. M. Dous- 
spt, arrêté au milieu de la nuit, jeté dans une voi- 
ture cellulaire, avait été conduit à Brest. Comment 
un homme de soixante-dix-neuf ans était-il sorti 
vivant de cette cage roulante après un supplice de 
huit jours? Il ne mourut pourtant que la semaine 
suivante, à l'hôpital, au moment où le mari de sa 
petite nièce obtenait que ce corps meurtri ne fût 
►pas embarqué pour Cayenne. M. Lutzelmann, dé- 
noncé comme socialiste, fut interné à Lambessa. 
Toute sa famille l'y suivit après avoir réalisé en 
quelques jours ce qu'elle avait économisé en sept 
ans. Le climat de l'AMque fut cruel à ces malheu- 
reux : mon ancien principal se suicida dans un 
accès de fièvre chaude à la suite d'une insolation ; 
sa femme le suivit de près : deux garçons, les aînés, 
moururent de la typhoïde ou de la nostalgie, on ne 
sait trop. Il restait en tout Marguerite, mon amie 
Grédel, et un enfant de treize ans. Aux dernières 
nouvelles, la digne fille venait d'épouser un officier 
d'administration. Alsacien comme elle. La dot ré- 
glementaire était payée, et il restait de quoi ter- 
miner l'éducation du petit Irère. « Nous avons trop, 
écrivait Grédel à ma mère, maintenant que nous ne 
sommes plus assez. » 

La police avait fait des perquisitions chez tous 
les employés supérieurs de la fabrique ; on n'avait 
respecté que M. Simonnot. Ma mère avait vu sa 
maison fouillée de la cave au grenier, sans s'effrayer 
ni perdre contenance, toutes mes lettres étant ser- 



LE ROMAN d'un BRAVJgf HOBIME ' - 285 

rées en lieu sûr. Les Bonaflgue s'étaient montrés 
plus calmes que leur tempérament méridional ne 
le faisait espérer ; mais le pauvre vieux caissiey, ' 
M. Courtois, avait reçu une telle secousse qu'il en . 
restait paralysé du côté droit. 

Lorsque ma mère eut fini son martyrologe, ehe 
me dit : 

« Remarques-tu que tous les coups ont porté 
auteur de toi ? Devines-tu que le délateur ne pou- 
vait être qu'un envieux, un ennemi aigri par tes 
succès, un homme intéressé à ta perte ? Si cet af- 
freux Martin, cassé aux gages par M. Simonnot, est^ 
commissaire de police, crois-tu que ce soit simple- 
ment pour avoir crié : Vive l'Empereur ! sur le quai 
de la gare, pendant que le train du prince-président 
renouvelait sa provision d'eau ? Ne sens-tu pas qu'il 
s'était recommandé au nouveau sous-préfet, cet an- 
cien clerc de notaire taré, par des services inavoua- 
bles? Ai-je besoin de te désigner les complices de 
son infamie ? Pense aux cabaretiers de la vieille 
ville, que tu as sevrés en un jour de tous leurs gains 
malhonnêtes ; souviens-toi de Luneau, ce gros bœuf 
que tu as étendu dans le ruisseau I Et maintenant, 
cher fils, comprends-tu pourquoi ton patron, tes 
amis et ta mère ont travaillé d'un commun accord à 
t'éloigner de Courcy ? Basset m'avait prédit en gros 
tout ce qui est arrivé depuis un an. Il ne te voulait 
pas au dépôt de Paris, parce qu'il voyait venir le 
coup d'État ; s'il t'a fait mettre le marché à la main 
quand tu refusais de quitter la France, c'est qu'il 
craignait pour toi le sort de nos amis Lutzelmann 
et Doussot. Qu'aurais-tu ÉBÛt ici contre une réaction 



286 LB ROMAK d'un brave HOMUiE 

sans scrupule et sans frein ? Tant que la résistance 
a duré dans les rues de Paris, nous avons constaté 
quelques symptômes d'opposition, discrets et ti- 
mide^. Le jour où l'on a su que force demeurait à 
la force, tout le monde a courbé la tête. A peine 
s'est-il trouvé cinquante hommes de cœur pour 
voter non. Et au scrutin secret, encore î A présent, 
tout va mieux. La période de terreur a fait place à 
une èaee de défiance. On sort le moins possible, on 
s'obsetve, on évite de parler politique, même entre 
amis. Ck>urcy te paraîtra bien mort. Les cours de la 
.■f mairie sont interdits depuis longtemps; le collège 
est rentré dans l'ordre : il a sa porte de prison, ses 
internes parqués, son dortoir gardé à vue par deux 
maîtres d'étude, ses promenades sans but, ses 
classes sans intérêt, son réfectoire nauséabond 
arrosé à* abondance ; bref, on n'a mis qu'un jour à 
défaire tout le bien que nos pauvres amis avaient 
fait en plusieurs années. Gomme on retombe aisé- 
ment dans l'ornière I Et il est si difficile d'en sortir I 
Je n'ai pas besoin de te dire que le nombre des in- 
ternes était réduit des trois quarts à la rentrée. 

— Et le conseil municipal n'a rien dit? 

— Le conseil ? Il y a beau temps que M. le préfet 
l'a dissous et remplacé par une commission munici- 
pale. On a voulu remettre M. Morand à la mairie 
après l'exil et la proscription de Basset; mais il a 
refusé, le cher homme! Alors M. le comte de Tail- 
lemont, ce noble ruiné, a ramassé Técharpe qui 
traînait. Croirais-tu que sa première pensée a été de 
faire scier le seul arbre de la hberté qui fût encore 
debout, le peuplier de la fabrique? 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 287 

^— Mais la fabfiqlie est une propriété privée ! 

— C'est cela qui leur est égal, le droit d'^utrui 1 
Monsieur le maire avait monté sa partie de plaisir 
avec le sous-préfet et Martin- Sec ; la brigade de 
gendarmerie était sur pied ; on avait requis Géli- 
bert, le menuisier, avec sa scie des dimanches. Toa 
patron n'était pas content : ç'il aime peu la Répu- 
blique, il a le sentiment de son honneur, ce pauvre 
homme ; il voyait dans la violation de son domicile 
non seulement l'illégalité, mais l'affront. D^ander 
protection à la magistrature, c'était trop enfantin : 
le piésident du tribunal, M. Delesvaux, est plu» 
effronté à lui seul qu'une demi-douzaine de préfets. 
Heureusement ta petite amie Barbe (tu la verras 
ce soir chez ses parents) a trouvé dans sa cervelle 
d'oiseau la vraie solution du problème. Sans con- 
sulter M. Simonnot, sans même l'avertir, elle s'est 
concertée avec cinq ou six jeunes gens de la fabri- 
que, amoureux d'elle comme ils le sont tous depuis 
qu'elle a tant embelli, et nuitamment l'arbre a dis- 
paru par magie. Ils l'ont transplanté avec soin dans 
la pépinière, au bout du jardin du patron, où il s'est 
perdu dans la foule. Le lendemain, au petit jour, 
quand les scieurs sont arrivés dans la cour dite du 
Peuplier, ils l'ont trouvée aussi nue que les autres 
et sablée uniformément de débris de coliflchets, 
comme toutes les cours de l'usine. On n'a jamais 
rien vu de plus comique que leur colère, si ce n'est 
fétonnement de M. Simonnot. Il parait que tous 
ces gens-là se frottaient les yeux, sondaient la terre, 
battaient les murs, frappaient aux portes et aux fe- 
nêtres des ateliers encore déserts à cette heure et 



288 LE ROUAN d'un BRAVE HOMME ,, 

qui, par conséquent,, ne surent Içur répondre, l'el 
fat le dernier épisode de la révolution de février 
dans ta ville natale.' Ils n'en reste plus rien, pas 
même le pauvre petit arbre que tu avais si gaiement 
planté avec tes amis. Si c'est pour cela que les Pfurî- 
siens ont fait des barricades, ce n'était vraiment 
pa» la peine de déranger tant de pavés. » 



r-4 



XII 



TRÏSTÏA 



Nous étions arrivés chez nous, et déjà Catherine 
ouvrait ses bons gros bras pour m'étreiadré. Je fus 
heureux de la revoir, heureux aussi de reconnaître 
un à un cent autres serviteurs moins animés et moins 
bruyants, mais qui étaient comme elle mes vieux 
amis et qui gardaient dans tous leurs coins quelque 
chose de mon enfance. Il faut avoir vécu hors de 
chez soi, couru les grands chemins, dormi sur 
l'oreiller banal des auberges, pour goûter la douceur 
des meubles de famille et vénérer leur sainteté. 
J'allais et je venais ù travers la maison comme une 
somnambule qui n'a pas conscience de ses mouve- 
ments, et les souvenirs de toute sorte qui volti- 
geaient autour de moi me faisaient pour ainsi dire 
recommencer la vie. Certes, je n'avais rien oublié 
de cet intérieur, et pourtant j'y découvrais avec 
surprise mille objets bien connus et bien chers. 
C'était le grand fauteuil où mon père se reposait 



290 LE ROMAN D'UN BRAVE HOMME 

après nos courses à travers champs; son chef-d'oëu- 
vre de charpentier, sous verre; la bergère aux 
coussins de cretonne où ma mère tricotait mes bas ; 
la table où nous avions dîrié tous ensemble pour la 
dernière fois ; la bibliothèque où mes prix occu- 
|}§||nt le rayon d'honneur, au-dessous de la col- 
léôtion des manuels Roret; un herbier; des ciair- 
tons de tir, une collection de pierres ramassées le 
long des routes ; mes premiers dessins encadrés ; 
des faïences que j'avais peintes ; les portraits de 
M. Sinionnot et de sa fille ; mon fusil, mes cannes 
à pêche, un gant et un bouquet, souvenirs très 
fanés d'une soirée offerte aux Badouillarts par les 
élèves de Mme Mousse. Et tout à coup, sans transi- 
tion, rien qu'en ouvrant la porte du cabinet voisin, 
je me retrouvais face à face avec le vieux berceau 
d'osier où j'ai dormi mon premier somme ! Ma mère 
l'a toujours gardé pieusement, pour l'aîné de ses 
petits-fils. 

Tout cela est soigné, correct, entretenu avec la 
propreté méticuleuse qui est le luxe de nos pro- 
vinces. Je voudrais en vain retrouver quelques 
grains de poussière dans les plis du manteau pa- 
ternel, de ce manteau que j'ai jeté en revenant de 
l'incendie. Il est si bien brossé que vous le croiriez 

neuf. 
Quelquefois, au milieu de ce voyage en chambre, 

je m'arrête, surpris par une douleur lancinante, 

comme si une épine oubliée au bout d'un doigt me 

rappelait tout à coup que l'homme est de chair. 

C'est l'horreur du présent qui se réveille en moi 

devant les aimables reliques du passé. Qu'«st-ce 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 291 

qu'on m*a conté tout à l'heure de ce malheureux 
principal? Est-il vraiment possible que M. Doussot, 
mon vieux maître, ait échangé sa jolie maison, éclai- 
rée par des vitraux suisses et émaillée de faïences 
italiennes, contre une bière de sapin dans un cime- 
tière d'hôpital? « Maman! viens ici, je t'en prie! 
Asseyons-nous comme autrefois, toi dans ta grande 
chaise, moi sur le tabouret, à tes pieds, et recom- 
mence l'abominable histoire que tu m'as contée en 
chemin! » 

La chère femme ne se le fait pas dire deux fois ; 
elle accourt, Catherine la suit de près, et les voilà 
qui me racontent en duo, avec des détails inédits, 
les trahisons, les violences et tous les petits crimes 
qui ont été la monnaie du grand. A tout propos, le 
nom de Barbe Bonafigue revient dans Je récit , 
comme si la gamine Provençale, fille d'un embal- 
leur légitimiste et sœur d'un de ces prétoriens que 
Basset excommuniait en bloc , .avait personnifié 
chez nous le génie de la résistance. Je lui savais 
infiniment d'esprit, pas mal de cœur et même un 
certain caractère ; cependant, elle a dépassé mon 
attente, et de beaucoup. Mais ce qui m'étonne sur- 
tout, c'est d'apprendre qu'elle fait des passions : 
non, certes, que j'y trouve aucun mal, loin de là! 
je lui ai toujours souhaité un mari, et je voudrais 
la savoir heureuse. C'est égal, pour qu'on l'aime 
d'amour, il faut qu'elle se soit métamorphosée des 
pieds à la tête. A ce soir : qui vivra verra ! 

Je ne voulais plus y penser, et mon esprit reve- 
nait sans cesse à cette idée, comme on s'acharne 
h trouver le mot d'une charade, ou comme . ofi 



292 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

cherche obstinément à compléter un quatrain dont 
on n'a retenu que trois vers. Non seulement je 
n'étais pas amoureux de cette fillette, mais j'aimais 
ailleurs. Un jeune homme vraiment jeune, et je 
Vétms terriblement, ne saurait faire deux tours de 
France sans s'éprendre et se déprendre bien des 
fois. Les filles de notre pays sont si belles, si natu^ 
relies, si honnêtement enjouées ! Il y a tant de* 
bonhomie et d'ouyerture de cœur dans cette grosse 
bourgeoisie marchande où j'étais accueilli, traité, 
fêté presque partout comme un enfant de la famille ! 
Je ne dînais pour ainsi dire jamais en ville sans 
tomber amoureux ; c'était ma manière de me griser. 
Mon vieux prédécesseur, M. Vinot, en avait, paraît* 
il, une autre : l'homme n'est pas parfait, que vou*- 
lez-vous? 

Heureusement pour mon repos , le vent qui 
souffle sur la grand'route est prompt à dissiper les 
fumées de l'amour. Lorsqu'une petite demoiselle 
de dix-huit ans, assise à la droite de son père, 
m'avait dit : « Monsieur Dumont, reprenez une 
tranche de ce baba, c'est moi qui l'ai fait, » je sor- 
tais de chez mon client la tête en feu, le cœur à 
l'envers. « Enfin ! disais-je, la destinée a mis sur mon 
chemin celle qui sem la mère de mes enfants. Je 
l'aime, elle ne paraît pas me haïr ; ses parents, qui 
m'ont témoigné tant d'estime et de sympathie, ne 
me refuseront pas sa main ; ils n'ont pas l'air dé- 
naturé du tout. Allons, je suis fixé, y épouserai 
Amélie... ou Francine... ou Zoé ; sinon, je mourrai 
vieux garçon. » Je me couchais par là-dessus, je 
rêvais de Zoé, de Francine ou d'Amélie ; j'y repen- 



LE ROMAN DUN BRAVE HOMME 293 

sais le lendemain et quelquefois le jour suivant ; 
mais bientôt une autre mignonne aussi belle, plus 
belle, cent fois plus belle (car elle avait le mérite 
incomparable d*être là), m'offrait un pot de crème 
au chocolat ou un morceau de nougat qu'elle avait 
fait elle-même, et je partais sur une nouvelle piste 
en courant comme un fou. 

La folie ne calcule pas. Caprices si Ton veut, mes 
caprices ne furent jamais ni éperonnés ni bridés 
par l'intérêt. Je ne m'informais pas si la dame de 
mes pensées serait dotée ou non, si elle était fille 
unique ou sœur d'une douzaine de cohéritiers. Être 
enrichi par une femme ne me semblait ni hono- 
rable ni moral, et je me sentais assez fort pour 
nourrir une famille à moi seul. ' 

Les impressions de mes premiers voyages s'étaient 
classées petit à petit, pendant que je courais l'Eu- 
rope. Le plus grand nombre, comme on peut croire, 
s'était évaporé sans laisser même un souvenir. Il 
me restait pour tout potage une vraie passion , 
un attachement, et un goût assez vif. L'objet de 
ma passion était la magnifique Berthe , fille aînée 
de, M. Castenède, fossés de l'Intendance, Bordeaux. 
Je correspondais de temps en temps avec son père ; 
elle tenait la plume pour lui, et mon cœur battait 
fort, on peut le croire, chaque fois que je lisais en 
post-scriptum : « L'écrivain se rappelle au bon sou- 
venir de M.T)umont. » La gracieuse Angèle Souque, 
de Marseille, rue Saint-Ferréol, occupait la seconde 
place. C'était la seule blonde, d'un blond franc, 
que j'eusse découverte aux environs de la Canne- 
bière. Nous avions applaudi ensemble Guillavwme. 



294 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

Tellj au Grand Théâtre, dans la loge de ses pa- 
rents ; et, comme je soulignais d'un coup d'œil le 
vere classique de M. de Jouy : 

Ma présence eu ces lieux est peul-èlrc un uulruge, 

elle avait appuyé d'une légère pression de main la 
réponse du soprano : 

Oii purdouue aiséuieut un tort que lou parla^ço 

J'avais passé plus de vingt fois le lendemain de- 
vant le brillant étalage de son père, et nous avions 
échangé des œillades qui valaient presque un eil^ 
gagement formel. Enfln, j'appréciais beaucoup uiîe 
belle Flamande de Roubaix, Gertrude Debruckardt, 
ronde comme une pomme, rouge comme une fraise 
et savoureuse à l'œil comme une nymphe de Ru- 
bens. Elle m'avait donné une gifle, en jouant aux 
petits jeux dans le salon blanc et or de madame sa 
mère, et ce geste à la fois puissant et familier avait 
pénétré jusqu'aux ressorts de l'âme. Fermement 
résolu à me laisser gouverner par ma femme, et 
persuadé que le bonheur sur terre est à ce prix, 
je me disais souvent in petto que la main de Ger- 
trude avait pris possession de mon être et qu'il 
serait inutile de chercher mieux. Toutefois, comme 
j'avais dû partir pour Lille dans la nuit et comme 
la superbe enfant ne m'avait pas donné de ses nou- 
velles, je ne me croyais pas irrévocablement lié. 

Barbe était dans la confidence de ces amoui's et 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 295 

de bien d'autres. L'amitié toute fraternelle que je 
lui avais vouée dès l'enfance me faisait presque 
une loi de lui conter mes petits secrets. Elle s'en 
amusait beaucoup, et quand je lui parlais d'une 
nouvelle idole en disant : « L'épouser ou mourir I » 
elle me répondait : « Va toujours! ce n'est pas 
encore celle-là qui raccommodera tes gilets de fla- 
nelle. » 

J'étais donc bien à Taise avec cette petite Bona- 
figue ; sûr de ne pas l'aimer, si ce n'est de la bonne 
sorte, capable de lui donner un sage conseil et de 
lui désigner entre ses prétendants le plus capable 
et le plus digne. Et pourtant l'idée de la voir em- 
bellie, entourée, courtisée, sans m'inspirer aucune 
jalousie, dérangeait singulièrement les habitudes 
de mon esprit. Je m'étais arrêté devant ses fameuses 
pantoufles, dont j'avais fait des porte-allumettes 
dans ma chambre, à droite et à gauche de l'étroite 
cheminée; et je me demandais par quelle combi- 
naison la nature avait pu transformer le sol natal 
de ces cheveux-là; et je me fatiguais à parcourir 
dans tous les sens le vaste champ des hypothèses, 
lorsque ma mère, venue à pas de loup, mit ses 
deux mains sur mes épaules, me plia jusqu'à elle 
et dit en m'embrassant : « Tu la verras ce soir; le 
dîner est servi : allons nous mettre à table I » Ces 
mères ont de si bons yeux qu'elles voient môme ce 
qui n'est pas. 

Catherine, comme on peut le croire, n'avait pas 
manqué de servir tous les petits plats que j'aimais. 
Le veau gras, trop volumineux pour un couvert de 
deux personnes, était remplacé par une paire da 



"^96 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

pigeonneaux ea compote. Si on l'avait livrée à ses 
inspirations, elle était fille à mettre en broche le 
perroquet du pharmacien. Et le bon pharmacien 
de la ville haute, M. Pistorius, aimait tant à faire 
plaisir qu'il eût peut-être immolé son enseigne vi- 
vante au grand enfant gâté de Courcy. 

En dépit des elforts et des talents de l'excellente 
fille, nous fîmes peu d'honneur à la cuisine. Ma 
mère était trop heureuse de mon retour et moi 
trop afQigé de son récit. A sept heures, on leva la 
séance et Ton se dirigea vers laf fabrique. Je remar- 
quai alors qu'en mon absence la ville s'était éclai- 
rée au gaz. Mais elle n'en paraissait pas plus bril- 
lante, et l'on voyait bien peu de monde dans les 
rues. 

Chemin faisant, ma mère m'avertit de ne pas 
demander des nouvelles de Jean si la famille ne 
m'en parlait pas. Le brave et malheureux garçon, 
obligé de voter à livre ouvert pour ou contre le 
plébiscite, avait voté non. Ses parents étaient fiers 
de son courage, mais désolés du résultat. Jean ne 
KO faisait pas d'illusion ; il se savait disgracié pour 
la vie, sans autres chances d'avancement que l'an- 
cienneté : un grade tous les dix ans et la retraite 
de capitaine. Mais ce n'est pas une raison, ajoutait- 
il, pour ne pas faire ce qu'on doit. 

Quaïid nous fûmes arrivés devant la porte des 
Bonafigue, qui logeaient au second étage dans un 
bâtiment neuf, je vis qu'ils étaient encore à table, 
car il n'y avait de lumières que dans la salle à 
manger. Ce petit contre-temps me suggéra l'idée 
d'aller voir mon patron d'aboi'd. Je lui devais ma 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 297 

première visite, et j'avais à lui rendre compte de 
presque tout mon voyage en Belgique. Ma mère 
monta donc sans moi, pour annoncer ma visite à 
nos amis, et je me rendis chez M. Simonnot. 

Il était seul, à son ordinaire, et se promenait de 
long en large dans ce grand cabinet que je connais- 
sais trop. L'homme froid m'accueillit comme si nous 
nous étions * quittés la veille et demanda à brûle- 
pourpoint si les frères Wuyss, d'Amsterdam, avaient 
fourni de bonnes références en me donnant une 
commission de 30 600 florins et plus. Il ne compre- 
nait pas qu'une maison sérieuse préférât nos pro- 
duits à ceux de Delft, infiniment supérieurs, qu'elle 
avait sous la main. Je répondis sur le même ton que 
Delft se copiait un peu lui-même et qu'il y avait en 
Hollande un public riche, éclairé, épris de l'art mo- 
derne et grand appréciateur de nos produits. Quant 
à la maison Wuyss, elle était assise sur des millions 
de capital et des siècles de probité commerciale , 
comme presque toutes celles que j'avais vues dans 
cet honnête pays. Là-dessus, il passa sans transition 
aux procédés des diverses faïenceries que j'avais 
sans nul doute étudiées dans le nord de l'Europe 
et m'invita à lui communiquer immédiatement le 
résultat de mes observations. Je lui dis, sans me 
déferrer, que , vivant en wagon depuis tantôt un 
mois, je n'avais pas pu apporter dans mes poches 
un travail» d'ensemble équivalant à un volume de 
cinq cents pages, mais que j'en possédais les élé- 
ments et que je les mettrais au net en peu de temps 
s'il me retenait à Gourcy . . . 

« C'est bien mon intention, reprit-il. M. Courtois 



2d8 L^ ROMAN D UN BRAVë UOMMË 

est absolument invalide; M. Vinot, qui le remplace, 
a contracté dans ses voyages certaines habitudes 
qui le rendent impropre au travail de la caisse. 
Vous êtes bon comptable, à ce qu'on dit ; vous en- 
trerez en fonctions demain matin. 

— A huit heures, n'est-ce pas?^» 

Sans deviner ce qu'il pouvait y avoir d'ironie 
dans la question, il me répondit du toii de voix le 
plus naturel : 

« Sans doute, à huit heures. » 

Je pris congé de lui en demandant s'il n'avait pas 
d'autres ordres à me donner. Non ; après une se- 
paration d'un an et plus, cet invraisemblable patron 
ne trouva rien de plus à me dire. Gomme je regar- 
dais du coin . de l'œil, au passage , une sébile de 
veiTe remplie de pépites d'or, il me dit : 

« Ne faites pas attention à cela. Ce sont des échan- 
tillons qu'un de nos associés... je veux dire un de 
nos corrrespondants, m'adresse de... de très loin, 
pour des essais à faire. L'emploi de l'or battu, sous 
couverte, est un moyen de décoration que presque 
tous les céramistes d'art ont cherché, mais sans 
succès. Nous en reparlerons un autre jour. » 

Par une association d'idées que je ne me charge 
pas d'expliquer, cet or me rappela le pauvre Bas- 
set, qui construisait un quartier de ville en Cali- 
fornie . 

Je trouvai, chez les Bonafigue, une de ces réu- 
nions qu'on peut quaUfier de choisies, parce qu'elles 
ne sont ni nombreuses ni brillantes : dix ou douze 
personnes, y compris les maîtres du logis. La fête, 
morne et silencieuse, était éclairée par deux lampes. 



LE HOMAN d'un BHAVÈ HOMME 299 

Un petit vieux, coiffé d'une huppe de cheveux 
gris, accourut au devant de moi en sautillant et 
me serra la main sans chaleur. 

« Té î dit-il, Pierre Dumont, comment se pointe ta 
République? 

— Aussi bien que votre royauté, cher monsieur 
Bonafigue. » 

Je saluai ensuite la maîtresse de la maison, qui 
ne me fit guère plus d'accueil, et je m'aiTôtai in- 
décis devant une inconnue que j€ voyais assise à 
côté de ma mère. Elle éclata de rire et se leva en 
disant : 

« C'est donc ainsi que tu m'embrasses? » 

Les trois quarts et demi des assistants témoignè- 
rent, par des grimaces variées, qu'une plaisanterie 
si familière n'avait pas leur approbation. Ma mère 
seule épanouit sincèrement son cher et doux visage. 
Je compris que je ne nageais pas en pleine sympa- 
thie, et, au lieu de tendre les bras à mon amie d'en- 
fance, je lui baisai la main. Elle rit de plus belle 
et me demanda si j'avais fréquenté les cours étran- 
gères ? 

Il eût été fort ridicule de lui dire vous quand elle 
me tutoyait, et d'un autre côté je sentais que le tu 
m'écorchait la bouche, tant l'héritière des Bonafigue 
ressemblait peu au bon gamin en jupons que j'avais 
laissé à Gourcy. Je pris donc un moyen terme, et, 
sans employer ni le tu ni le vous, je lui dis : 

« Il ne faut pas m'en vouloir si je n'ai pas reconnu 
au premier coup d'œil une transfigurée. On a grandi 
en dix-huit mois. 

— .Vai mangé de la soupe. • 



1 



300 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

— Ce joli petit nez était plus court l'année der- 
nière. 

— J'aurai mis une rallonge. 

— Cette bouche semblait moins.petite. 

— J'ai fait un point de chaque côté. 

— Et je crois bien que nous n'avions pas ce teint 
de crème. 

— C'est l'âge qui m'aura passé un badigeon. Sans 
compliments, si tu me trouves changée en mieux ; 
j'en suis fort aise. 

— On ne juge pas quand on admire. 

— Dis donc I sais-tu que les voyages ne t'ont pas 
rendu amusant? Ces messieurs que je vais avoir 
l'honneur de te présenter sont bien plus aimables • 
que toi. 

— Ils sont moins dépaysés ; c'est un avantage. 

— Peut-être bien. Voici M. Thomassin, ancien 
élève de l'École centrale et chimiste de la fabrique. » 

J'échangeai un salut assez froid avec M. Tho- 
massin. C'était un grand jeune homme brun, légè- 
rement voûté; il portait des lunettes de myope. 
Barbe continua sa nomenclature : 

« Mon valseur préféré , M. Bonnard , neveu de 
l'ancien maire de Villevieille, et employé dans nos 
bureaux. » 

Ce gros garçon, qui appartenait à une riche fa- 
mille de marchands de grains, reprit d'un ton légè- 
ment avantageux : 

a Sous-chef, mademoiselle. J'ai l'honneur de 
venir immédiatement après M. Vinot dans l'ordre 
hiérarchique. 

— Eh bien, monsieur, répliquai-je aussitôt, je 



LE ROMAN d'un BRAVE; HOMME 301 

tâcherai qua vous ne perdiez pas trop au change, 
car demain je succède à M. Vinot. » 

Il se mordit les lèvres et s'empressa de prendre 
un air modeste et gracieux avec moi. 

« Ceux-ci, dit Barbe, sont deux artistes parisiens 
du plus grand mérite : M. Lambert, qu'on appelle 
Lambert des fleurs, pour le distinguer de vingt au- 
tres Lambert qui sont peintres et qui ent du talent, 
et M. Bergeron-, graveur, qui fut l'élève et l'ami de 
notre pauvre M. Doussot. » 

A celui-là, je tendis les deux mains. Mais je senti» 
qu'il me faudrait quelque temps pour m'accoutumer 
à tant de nouveaux visages et aux singuliers privi- 
lèges dont ces messieurs jouissaient dans la maison. 
Le peintre et le graveur étaient fort bien de leur 
personne, mais un peu débraillés et surtout plus 
familiers qu'il ne convient à de simples connais- 
sances. Quant à Mlle Bonafigue, que ses parents 
admiraient bouche béante, elle me plaisait beau- 
coup moins qu'au bon temps où elle était franche- 
ment laide. Elle avait le verbe trop haiit, et, avec 
ses airs délurés, elle me fit un peu l'effet d'une co- 
quette de village. Plus elle piaffait bruyamment, 
plus je me renfonçais en moi-même. Je dus paraître 
fort maussade aux beaux fils, qui ne me connaissaient 
que de réputation. Heureusement j'avais dans la 
fatigue du travail un prétexte à souhait pour leur 
tirer à tous ma révérence, et j'en usai. Ma mère né 
souriait plus. 

Ma mauvaise humeur comprimée éclata dès le 
seuil de la porte. « Gomment! nous n'avions plus 
d'autres intimes que ces gens-là, et, lorsque j'açcou- 



302 î£ ROMAN d'un brave HOMME 

• 

rais à eux après une si longue absencf , je trouvais 
leur intérieur envahi par toute une collection d'in- 
trus I Quel besoin d'exhiber les esclaves que cette 
beauté triomphante avait attelés à son char? Le 
seul homme que j'aurais eu plaisir à voir dans leur 
salon était mon cousin Charles, dégrossi, cultivç, 
poli par tous les frottements de la ville, bon em- 
ployé d'ailleurs, et placé directement sous les or- 
dres du père Bonafigue : ils ne l'ont même pas in- 
vité I Est-ce donc qu'il aurait fait tache au milieu 
d'une réunion si brillante ? » 

Ma pauvre mère, un peu déconcertée, car elle 
avait espéré mieux, ne me trouvait ni juste ni rai- 
sonnable. Elle disait qu'après une très longue ab- 
sence on doit s'attendre à trouver quelque change- 
ment, sinon dans les cœurs, au moins dans les habi- 
tudes de ceux qu'on a laissés. L'absence de mon 
cousin Charles s'expliquait suffisamment par un 
reste de timidité villageoise et par le besoin de 
s'instruire : il suivait le cours des adultes à l'usine 
même et travaillait souvent après dix heures du 
soir. Quant aux jolis messieurs qui semblaient me 
porter ombrage, pouvait-on reprocher aux Bona- 
figue de les recevoir en amis? M. Bonnard était 
rhéritier présomptif d'une belle fortune. M. Lam- 
bert et M. Bergeron travaillaient bien, on les payait 
à la pièce, chacun d'eux gagnait deux fois plus que 
le plus gros employé de la maison. M. Thomassin, 
le chimiste, appartenait à une famille aisée, on lui 
reconnaissait du talent, et personne ne doutait de 
son avenir. Pourquoi repousserait-on de parti pris 
les prétendants honorables lorsqu'on a une fille à 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 308 

établir? Car enfin Barbe était à marier; tout le 
monde le savait, excepté moi, qui m'obstinais à la 
traiter en fillette sans conséquence^ Ses parents 
n'avaient pas de dot à lui donner, ou si peu que 
rien ; mais elle était jolie, elle était instruite et let- 
trée, elle maniait le crayon aussi adroitement que 
la plupart de nos dessinateurs de fabrique, elle 
excellait aux soins du ménage : on devait donc s'at- 
tendre à la voir épousée, et bientôt, par un brave 
garçon de son choix. 

« Eh ! qu'elle se marie si bon lui semble î Elle 
aura mille fois raison, et, loin de la blâmer, je suis 
homme à lui donner Texemple. Je ne m'occupe pas 
de ses affaires; aussi ai-je le droit de trouver sur- 
prenant qu'elle m'y mêle malgré moi en me faidant 
passer la revue de ses amoureux. 

— Mon cher enfant, quelle que soit la femme que 
tu choisiras, je l'aimerai comme ma fille ; tu en es 
sûr. Gela dit, laisse-moi te conter un rêve que j'ai 
fait bien des fois, sans dormir. J'ai rêvé que cette 
petite t'aimait depuis l'enfance ; qu'elle n'avait vécu, 
grandi, embelli que pour toi ; que son amour t'avait 
suivi partout, dans tes voyages, comme un lutin 
familier, veillant sur toi quand tu dormais, écartant 
les dangers, chassant les tentations, bourdonnant 
autour de ton chevet toutes sortes de bonnes pa- 
roles et de sages pensées. J'ai rêvé que, soumise à 
ses par^its comme une digne enfant doit l'être, elle 
souffrait les assiduités des jeunes gens que les Bona- 
fîgue lui ont présantés, mais qu'elle attendait impa- 
tiemment l'arrivée de celui qu'elle préfère à tou^ 
Enfin j'ai rêvé que toi aussi, mon fils, tu l'aimais, 



304 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

sans t'en rendre compte, sans te l'avouer à tai- 
mtoie ; que tu n'avais pu te soustraire au charnae 
pénétrant de cet être à la fois vif et tendre, subtil et 
ben. Tii crois n'avoir pour elle que de l'amitié, tu 
te trompes, et la preuve, c'est que tu es jaloux^ 
Pour la première fois aujourd'hui, tu as vu clair dans 
ton cœur. 

— Moi, maman ! Je te jure que jamais, jamais^ 
jamais je n'aimerai Mlle Bonafigue. Jusqu'à présent, 
elle ne m'avait pas plu, ce soir elle m'a fort déplu : 
telle est en quatre mots l'histoire de nos amoui's. 

— Ce soir, elle a été bien maladroite, j'en con- 
viens, mais cela même fait son éloge. Tu es sorti 
furieiix ; ces messieurs ne sont pas, j'en suis sûre* 
pluis satisfaits que toi. Une coquette aurait trouvé le 
moyen de contenter tout le monde. 

— On peut être coquette et maladroite en même 
temps. Bientôt, chère maman, je te présenterai une 
bru qui ne sera ni l'une ni l'autre. 

— J'apprendrai bien vite à l'aimer, d'où qu'elle 
vienne. Mais, pour cette petite Barbe, c'était tout 
fait. » 

Le lendemain matin, au coup de cloche, le patron 
m'installa lui-même à la tête de ses bureaux : il y en 
avait deux, outre mon cabinet, qui renfermait la 
caisse; et le personnel placé sous mes ordres se 
composait de dix-huit employés. M. Yinot ne me 
remit pas encore le service; on avait ménagé 
Tamour-propre de ce vieux serviteur en disant que 
je travaillerais avec lui jusqu'à ce que je fusse 
au courant ; il passerait ensuite au magasin pour 
présider à la vente. Gomme il avait fait sa philo- 



LE ROMAN D^UN ËRAVE HOMME aktô 

• • • > ^ * 

Sophie à l'école des chansonniers français, le petit 
homme rubicond s'accommoda fort bien d'une dis-' 
grâce honorable, tranquille et passablement dorée. 

Presque tous mes subordonnés étaient des eri- 
fatits de la ville ; ils m'avaient eu pour canjaradé au 
Collège ou pour professeur à la mairie. Ils se soumi- 
rent de bonne grâce à mon autorité modeste et ami- 
cale. L'héritier des Borinard, gros garçon de trente 
ans sonnés, donna l'exemple de la discipline : per- 
sonne ne songea donc à me reprocher mon jeune 
âge. 

D'ailleurs, je n'étais pas « sur leur dos », comme 
on dit dans le style familier de la bureaucratie. 
Notre maître à tous, le patron, se déchargeait sur 
moi d'une bonne moitié de sa tâche. Soit qu'il com- 
mençât à plier sous le fardeau, soit qu'il fût attiré à 
Villèvieille par la tendresse de sa fille et le vacarme 
de ses petits-enfants, soit qu'il persévérât dans l'idée 
de former un associé et de se préparer un succès^ 
séur, il me mettait à toutes sauces ; il ne me laissait 
pas m'engourdir dans la félicité tiède et légèrement 
étuvée des bureaux. Quand M. Simonnot n'était pas 
à Gourcy, et il avait pris l'habitude de s'absenter 
souvent, c'est moi qui faisais Vinlérim; je' recevais 
les visites du dehors et les réclamations du dedans ; 
je' répondais, je décidais, je tranchais les nœuds 
gordiens d'un coup de grattoir, sous ma respon- 
sabilité personnelle. Et lors même qu'il était là, 
mesurant son cabinet au compas de ses longues 
jambes, il entendait et prétendait que son principal 
employé, M. Dumont, fût présent partout, qu'on le 
trouvât, en même temps, à la cave et au grenier, au 



306 LE HOAIAN d'un BHAVE HOMMi:: 

pétrisssoir, au gùchoir, uu tournage, au touniassage, 
aux séchoirs, au dessin, à la gravure, à l'impres- 
sion, à la |)einture, à Tengobage, à l'émail, aux 
foui's, aux magasins, à l'emballage I C'est l'embal- 
lage que je ne hantais pas volontiers. Je n'avais 
revu qu'une fois la famille Bonafigue, et j'en étais 
rassasié pour longtemps. 

Je fus très heureux, au contraire, de reprendre eu 
main notre école lorsque M. Simonnot m'en confia 
la direction. Les cours municipaux du soir avaient 
changé de caractère ; ce n'était plus qu'un ensei- 
gnement privé, distribué dans la fabrique aux en- 
fants et aux adultes de la fabrique par des régents 
du collège ou des maîtres de l'école primaire. Tous 
les bons bourgeois de Gourcy que M. Lutzelmann 
avait faits professeurs malgré eux, mais qui avaient 
bientôt pris goût à ce métier, le plus noble et le 
plus charmant qui soit au monde, étaient condam- 
nés au silence. Le régime nouveau se défiait de la 
parole humaine, comme de récriture et de Fimpri- 
merie. 11 ne croyait pas que Ton pût ouvrir la bou- 
che sans médire de lui, et il prenait ses mesures en 
conséquence. Notre nouveau sous- préfet me fit 
l'honneur de commander une petite enquête de 
pohce sur notre école en général et mes leçons en 
particulier. Plusieurs de nos élèves furent mandés 
secrètement au cabinet de Martin-Sec ; on les inter- 
rogea, on feuilleta leurs cahiers de rédaction, et l'on 
n'y trouva point à mordre. Les deux maîtres-ad- 
joints du père Archoux enseignaient la lecture, 
l'écriture et le calcul; les régents .du collège don- 
naient à nos adultes quelques notions élémentaires 



LE ROMAN D^UN BRAVE HOMME 305 

Sophie à l'école des chansonniers français, le petit 
homme rubicond s'accommoda fort bien d'une dis-' 
grâce honorable, tranquille et passablement dorée. 

Presque tous mes subordonnés étaient des en- 
fants de la ville ; ils m'avaient eu pour canjaradé au 
collège ou pour professeur à la mairie. Ils se soumi- 
rent de bonne grâce à mon autorité modeste et ami- 
cale. L'héritier des Borinard, gros garçon de trente 
ans sonnés, donna l'exemple de la discipline : pèr-' 
sonne ne songea donc à me reprocher mon jeune 
âge. 

D'ailleurs, je n'étais pas « sur leur dos », comme 
on dit dans le style familier de la bureaucratie. 
Notre maître à tous, le patron, se déchargeait sur 
moi d'une bonne moitié de sa tâche. Soit qu'il com- 
mençât à plier sous le fardeau, soit qu'il fût attiré à 
Villèvieille par la tendresse de sa fille et lé vacarme 
de ses petits-enfants, soit qu'il persévérât dans l'idée 
de former un associé et de se préparer un succès^ 
séur, il me mettait à toutes sauces ; il ne me laissait 
pas m'engourdir dans la félicité tiède et légèrement 
étuvée des bureaux. Quand M. Simonnot n'était pas 
à Gourcy, et il avait pris l'habitude de s'absenter 
souvent, c'est moi qui faisais Vinlérim ; je' recevais 
les visites du dehors et les réclamations du dedans ; 
je' répondais, je décidais, je tranchais les nœuds 
gordiens d'un coup de grattoir, sous ma respon- 
sabilité personnelle. Et lors même qu'il était là, 
mesurant son cabinet au compas de ses longues 
jambes, il entendait et prétendait que son principaî' 
employé, M. Dumont, fût présent partout, qu'on le 
trouvât, en même temps, à la cave et au grenier^ «^ 



308 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

vait assidûment mes deux cours. Nous nous retrou- 
vions à la sortie, et parfois il me reconduisait jusque 
^ chez nous, en devisant des affaires de la fabrique ou 
des nouvelles du village. 

Un soir de février 4853, par une belle petite ge- 
lée, il s'arrêta devant moi au pied du raidillon de lèi 
ville haute et me dit d'un ton grave : 

(( On ne te voit plus jamais chez mon patron. 

— Quelqu'un s'en est-il plaint? 

— Non ; c'est moi qui en fais la remarque. 

— Eh bien! je n'ai pas de secret pour toi, ni pour 
personne. Je te dirai donc franchement que le petit 
manège de Barbe au milieu de ses prétendants, 
quoique assez drôle en soi, n'est pas un spectacle à 
mon gré. La famille est fort estimable; Jean, l'offi- 
cier, sera toujours un de mes bons amis. Le papa, 
quoique un peu bavard, la maman, quoique un peu 
criarde, ne sauraient m'ètre indifférents : ils m'ont 
coûté trop cher pour que je m'en défasse à aucun 
prix. Mais j'attendrai pour reprendre mes habitudes 
dans la maison que leur fille ait fini de jouer aux qua- 
tre coins avec MM. Thomassin, Lambert et consorts* 

— Alors, je crois que tu n'attendras pas long- 
temps. 

— Il y a donc du nouveau'? 

— Un peu! Ni plus ni moins qu'une demande ol- 
licielle. 

— De tous les quatre? 

— Non, mais dû plus riche des quatre. L'oncle de 
M. Bonnard est venu ce matin de Yiilevieille avec 
des gants. Il a déjeuné. 

— Tu l'as vu? 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 300 

— Non, je déjeune et je dîne toujours à récono- 
mat ; c'est plus commode, et Ton est quitte. 

— Alors, comment sais-tu...? » 

Je sais exactement ce qui s'est dit et fait. L'ancien 
maire a été très bien ; il ne veut pas un sou de dot, 
il assure à son neveu 300 000 francs, par contrat, 
payables à sa mort, et il s'engage à servir la rente. 
Si toutefois on pouvait décider M. Simonnot à ac- 
cepter le jeune homme pour associé, la somme 
serait versée dans ta caisse. Autrement, on verrait 
à prendre une part dans une autre faïencerie, 
puisque l'apprentissage de M. Bonnard est à peu 
près fini. 

— Mais c'est très bien, cela! J'y souscris des 
deux mains, sous réserve de l'apprentissage, qui est 
à peine commencé. Les Bonafigue ont topé, cela va 
de soi. 

— Les parents, oui. Ma patronne est jiïjièffîe 
tombée les quatre fers en l'air sous le coup d^iine 
émotion un peu trop forte. Le petit père sautait 
dans le salon comme un cabri. Il voulait courir au 
bureau et amener le jeune homme. 

— Pas beaucoup de tenue, cet emballeur en 
chef. 

" — Oui , c'est un emballeur qui s'emballe lui- 
même, comme dit notre Parisien, M. Lambert. 

— Mais tu ne me parles pas de l'heureuse fiancée. 

— Ah I voilà. C'est que Mlle Barbe n'était pas si 
heureuse que ça. Elle n'était pas même décidée. 
EJle ne l'est pas encore : elle a dit qu'il lui fallait du 
temps pour réfléchir , qu'elle estimait beaucoup 
M. Bonnard neveu, que la démarche du gros oncle 



310 xLE ROMAN D'uN BRAVE HOMME 

(il pèse au moins 250) la flattait au delà de toute 
expression; qu'elle ne méritait pas une si haute 
alliance ni une si grosse fortune; qu'une pauvre 
petite fille bien simple, comme elle, avait tout- au 
plus le droit de prétendre à la main d'un modeste 
employé... 

— Après quoi elle a fait un effort héroïque et 
répondu franchement : oui 1 

— Mais je t'assure que non; rien n'est fait, et la 
preuve, c'est qu'on a renvoyé la suite de la coav^er- 
sation au mois de juin. L'oncle est même parti sans 
avoir vu son neveu, car il importe, disait-il, de 
laisser les choses en l'état. ,; , 

— Ah çà, dis donc, comment te trouves-tu .si 
bien renseigné, toi qui n'assistais pas à l'affaire? Je 
suis sûr qu'un Dumont n'écoute pas aux portes; tu 
es également incapable de faire jaser les servantes 
et d'acheter les secrets d'autrui. Alors, quoi? 

— C'est la chose la plus invraisemblable, et ce- 
pendant tu me croiras. La demoiselle du patron, 
qui ne m'a pas parlé dix fois en tout depuis quatre 
ans que je travaille ici, m'a fait chercher à l'atelier. 
Elle m'a reçu au salon, toute seule; son père était 
en bas et sa mère je ne sais où, à se poser des 
compresses d'eau sédative sur la tête, « Monsieur 
Charles, m'a-t-elle dit, vous appartenez à une fa- 
mille que j'estime, que j'aime, à qui je dois la vie. 
Comme il peut arriver dans six mois, dans un an, 
ou plus tard, un événement qui étonnera bien du 
monde dans la ville de Courcy, et que certaines 
gens seront tentés de mal juger, i] faut que vous 
sachiez les choses dès leur commencement , et 



LK ROMAN d'un BRAVE HOMME 341 

je VOUS prie de m'écouter avec attention, pour té- 
moigner un jour, s'il le faut, de ma droiture et de ma 
sincérité. :i> Gela m'embarrassait un peu, moi, tu 
comprends : je n'ai pas l'habitude de recevoir 
les confidences des jeunes filles. Mais elle était si 
décidée et elle paraissait si émue qu'il m'a, fallu 
courber la tête et essuyer l'orage, la pluie et tout. 
Car elle en a pleuré, de ces larmes, et pourquoi, 
je te le demande? L'événement n'est pas si mal- 
heureux. 

— Mon cher garçon, les coquettes pleurent à vo- 
lonté, et c'est une franche coquette qui s'est jouée 
(le toi. Elle n'a pas choisi son confident les yeux 
fermés; tout ce qu'elle t'a dit était à l'adresse d'un 
tien parent qu'elle enrage de voir trop raisonnable 
et qu'elle voudrait affoler. 

— Ah! mais, tout beau, la belle! Ce n'est pas 
nous qu'on fait tourner en bourriques. Moi, je la 
croyais de franc jeu, tellement que j'ai presque 
pleuré avec elle. Es-tu bien sûr qu'elle soit si ma- 
ligne que ça? 

— La malice cousue de fil blanc n'en est pas 
moins de la malice. Ecoute-moi, cousin. Cette fille 
a été laide, elle a souffert. La voilà qui devient jolie, 
elle en abuse : c'est l'histoire de tous les parvenus. 
Après avoir déplu à tout le genre humain, sauf quel- 
ques originaux comme moi qui la trouvaient gen- 
tille, elle veut plaire, éblouir, fasciner, faire émeute 
sur son passage, forcer les aveugles eux-mêmes à 
se retourner dans la rue. Depuis Alexandre et Pyr- 
rhus, on compte une demi-douzaine de conquérants 
qui ont visé l'empire du monde. C'est par millions 



31^ LE ROMAN d'un BRAVE «HOMME 

qu'il fatidrait chiffrer, les petites femmes, hautes 
comme une botte, qui ont rêvé la domination um-r 
verselle par l'accaparement des cœurs. Ambition - 
bizan^e, absurde, inconsciente, pure de tout calcul 
intéressé, mais non pas inoffensive, car elle fait 
souffrir cruellement ceux qui ne badinent pas avec 
l'amour. Barbe, pour le moment, n'a qu'une idée î 
c'est d'enflammer celui de ses amis qui ne veut pas', 
lui faire la cour. Les quatre malheureux qui se sc»it • 
déclarés ne l'intéressent plus, elle les met dans le 
même sac, comme un chasseur jette au fond de son 
carnier la pièce qu'il vient d'abattre et, sans- plus y 
songer, suit une nouvelle piste. Tu peux lui dire de 
ma part... du.plutôt non ; elle croirait m'avoir piqué 
au vif; ne jouons pas la comédie du Dépit amoureux: 
La seule réponse à lui faire, c'est de me marier 
avant elle. J'ai déjà trop tardé, mais en doublant le 
pas... Bonsoir, Charles; il fera jour demain. » 

Mon parti était pris. Je rentrai en chantant, J'em* 
brassai maman dans son lit, je me laissai border par 
Catherine, et, la bougie éteinte, j'évoquai l'ombre un 
peu confuse, mais toujours radieuse, de Berthe Gas- 
tenède, la plus belle enfant de Bordeaux. Par mes 
calculs, elle devait toucher à sa majorité; peut-être 
était-elle devenue un peu forte, car à notre der- 
nière rencontre, il y a deux ans, elle manifestait^ 
quelque tendance à l'embonpoint; mais j'étais sûr 
de l'aimer ainsi. Pendant une heure, à force de ti- 
sonner dans mes souvenirs en soufflant sur la 
braise, je rallumai au fond de mon cœur un, petit 
feu clairet et pétillant. La régularité de mes occupa- 
tions et le calme de la vie provinciale occélérèrent 



I. 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 313 

ce phénomène intérieur que Stendhal a décrit sous 
le nom de cristal Usation. Chaque jour embellisait à 
mes yeux le portrait idéal de Mlle Gastenède, chaque 
heure me la rendait plus chère, chaque minute me 
confirmait dans cette douce illusion que nous étions 
faits l'un pour l'autre. Mais une rêverie discrète et 
renfermée dans les profondeurs de mon âme n'avan- 
çait pas sensiblement les affaires; il eût fallu tout au 
moins que la superbe Bordelaise en fît autant de son 
côté et se mît à cristalliser pour moi comme je cris- 
tallisais pour elle .Or la plus simple bienséance 
m'interdisait de lui écrire directement, ma timidité 
m'empêchait de demander sa main, de but en blanc, , 
à M. Gastenède ; la seule voie permise et commode, 
celle du post-scriphtm sentimental , était déplora- 
blement longue. Je suivis celle-là, faute de mieux, 
et la première fois que je pus envoyer une facture à 
notre client de Bordeaux, je lançai mon trait en- 
flammé : 

« P.'S. — L'écrivain prend la liberté de déposer 
ses plus tendres et ses plus respectueux hommages 
aux pieds de la belle Mlle Gastenède. » 

Et j'attendis. Un mois, un long mois s'écoula 
entre l'attaque et la riposte. Les espérances les plus 
folles et les craintes les plus chimériques boulever- 
sèrent tour à tour ma pauvre tête durant trente 
jours et autant de nuits. Je savais mon post-scriptimi 
par cœur, et, h force de le ressasser dans mon es- 
prit, j'y trouvais tout un monde d'amour, de sou- 
mission, d'audace, une déclaration, une demande 



■■?. 



344 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

en mariage, une offense à la vertu de Berthe, une 
violation des lois de l'hospitalité, car j'avais dîné 
chez son père et j*y avais mangé des cèpes comme 
on n'en mange qu'à Bordeaux. Mes songes étaient 
de vrais chapitres de roman. Tantôt je voyais dé- 
barquer la famille Castenède en toilette de gala, 
Berthe vêtue de blanc, coiffée du voile des fiiariées 
et la fleur d'oranger au corsage. Le papa, ce digne 
homme, poussait sa fille dans mes bras et me disait 
avec un fort accent gascon : 
c Puisque tu l'aimes tant, je te la donne! » 
Tantôt c'était le frère (elle n'en avait pas) qui 
venait me demander raison. Nous allions sur le 
pré, je faisais sauter son épée à vingt pas, et noble- 
ment je lui donnais la vie. Quelquefois c'était elle 
qui m'écrivais une lettre de dix pages, sévère au 
début, douce et presque amoureuse à la fin. Même 
en plein jour, si M. Simônnot me faisait appeler 
lX)ur affaire de service, je rêvais que M. Castenède 
lui avait dénoncé ma conduite et que j'allais avoir à 
répondre des délits les plus graves : abus de signa- 
ture, introduction du sentiment dans les affaires, 
manquement au devoir professionnel. 

Enfin, le 42 avril 1853, en dépouillant notre cour- 
rier, je vis resplendir l'écriture adorée sur une 
lettre au timbre de Bordeaux. On accusait réception 
des marchandises, on promettait de faire honneur à 
la traite de Simônnot père et fils, et l'on comman- 
dait à nouveau six garnitures de toilette. 

• 

« P.-S. — En remerciant M. Dumont de son ai- 
mable souvenir, l'écrivain a le plaisir de lui an- 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 315 

noncer son prochain mariage avec Mi Isidore Char- 
pin, propriétaire du Château Charpin, un des crus 
les plus honorablement classés dans le Médoc » 

Je m'étais déclaré trop tard ! Charpin, l'horrible 
vigneron, avait lâchement abusé de ma discrétion 
pour me supplanter dans le cœur de Berthe. A force 
de relire cette annonce si froide en apparence, j'y 
découvris successivement l'expression d'une pro- 
fonde douleur, un vif dépit, une ironie amère et 
cent autres sentiments que l'innocente fille, aujour- 
d'hui bonne mère de famille, n'y avait certes pas 
mis. Et finalement je compris qu'elle n'avait jamais 
pensé à moi, que j'étais un grand sot de l'aimer, 
que je ne l'aimais pas, que mon imagination seule 
était entrée en danse, que cette grosse fille n'avait ni 
la beauté ni les mérites de toute sorte dont je m'étais 
plu à l'orner, et qu'il fallait profiter de la leçon. 

J'en profitai si bien que trois semaines plus tard 
j'étais follement épris d'Angèle Souque, la blonde 
Mai^eillaise qui m'avait serré la main en musique, 
à Guillaume Tell. 

Sûr de son affection et convaincu qu'elle ne pou- 
vait pas m'avoir oublié, je résolus d'aller droit au 
but, c'est-à-dire au papa Souque. Je lui écrivis Ion-, 
guem^ît avec tout l'abandon qu'autorisaient nos 
relations passagères, mais cordiales, et, sans nom- 
mer sa fille, j'exprimai le désir d'être marié à Mar- 
seille et par lui. Eloge de Marseille et de sa popula- 
tion féminine, qui unit tous les charmes à toutes les 
vertus. Compliments personnels à l'adresse de M. et 
Mme Souque, avec une allusion très délicate à leur 



916 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

fille. Exposé de la situation du requérant : il n'eat 
pas riche, il possède en tout une quarantaine de 
mille francs, et sa mère, très bien portante et jeune 
encore, heureusement, n'en a pas davantage. 

Ses appointements viennent d'être portés à 
6000 fr., et sa part dans les bénéfices de 1852 en a 
produit 3000. Total modeste pour le présent^ mais 
Tavenir ! variations brillantes, véritable morceau de 
bravoure sur ce thème favori des jeunes gens : 
l'avenir est à moi ! Et, pour conclure, on suppliait 
l'excellent M. Souque de trouver une jeune fille 
assez confiante, c'est-à-dire assez intelligente pour 
escompter l'avenir du très respectueux et très affec- 
tionné Pierre Dumont. 

Le. vieux renard était bon entendeur, et beau par- 
leur par-dessus le marché. Il me comprit à demi- 
mot et s'expliqua de même dans un écrit des plus 
aimables et des plus étudiés. Après m'avoir remercié 
d'un témoignage de confiance qui l'honorait infini- 
ment, il me combla d'éloges et enchérit sur mes 
prétentions les plus audacieuses, me promettant 
gloire et fortune et inscrivant mon nom par avance 
au livre d'or de l'industrie. C'est pourquoi il me dis- 
suadait en ami, presque en père, de choisir une 
femme à Marseille. « Nous autres, disait-il, nous 
vivons plus vite que nature, nous sommes un peuple 
de gens pressés. Un père marseillais, quand il marie 
sa fille, prétend la voir heureuse non pas dans dix 
ans ni dans cinq, mais tout de suite. Il n'a pas la 
patience d'attendre le fruit du travail et du temps ; 
il souffrirait trop s'il voyait la pauvre se priver et 
tirer la langue, ne fût-ce que pendant six mois. 



LE ROMAN d'un BRAVE llOAlME 'Ml : 

Tous mes compatriotes, lorsqu'ils sont assez riches 
pour choisir, veulent des gens arrivés, du bien né- 
et acquis, une fortune faite, rien de précaire et rien- 
d'aléatoire. Je blâme leur travers, et cependant je 
le partage. Que Voulez-vous? On est de Marseille 
ou l'on n'en est pas. C'est dans notre cité, notre 
vieille cité phocéenne, qu'un négociant refusa sa 
fille au lieutenant Napoléon Bonaparte. L'autre avait 
foi dans son étoile ; il disait : « Vous ne savez pas ce 
« que vous perdez. » Le sage père de famille répondit 
à cet offlcier de fortune : « Ce n'est pas avec des 
(( étoiles qu'on fait la bouillabaisse; c'est avec treize 
(( espèces de poisson, dont je te fournirai la liste, si 
« tu veux. y> Tel est l'esprit de Marseille, mon bien 
bon. Vous feriez donc admirablement de vous choisir 
une compagne dans ce charmant pays de Touraine, 
qui est le vôtre. Les filles y sont aussi jolies et plus 
fraîches que chez nous, et les parents moins posi- 
tifs. » La lettre se terminait par un éloge enthou- 
siaste de notre province et de ses habitants. M. Sou- 
que avait mis une certaine coquetterie à me rendre 
la monnaie de ma pièce. 

Cette dissertation éteignit le grand feu que j'avais 
allumé dans mon cœur pour la blonde de la rue 
Saint-Ferréol, et je me retournai tout d'une pièce 
vers la plantureuse Gertrude, de Roubaix, Mlle Dc- 
bruckhardt, surnommée l'ange à la gifle. Je me 
remis à l'aimer comme si je n'avais pensé à aucune 
autre, et cela ne me coûta pas grand effort, puisque 
j'avais à peine vingt-cinq ans. Mais, éclairé par une" 
double expérience, je n'écrivis ni à la forte enfant 
ni à sa mère. Il me parut plus sage de faire tâter le 



318 LE ROMAN D*UN BRAVE HOMME 

terrain par un jeune homme de leur ville, mon ca-^' 
marade Germain de Soncet, que j'avais connu sur 
les routes. Cette fois, la réponse ne se fit pas attendre •■ 
un mois. L'ancien voyageur, élevé au rang d'cus- 
socié dans la teinturerie paternelle, m'annonça en 
style folâtre que personne ne pourrait me disputer 
le cœur de Gertrude. L'enfant ne relevait que d'elle-^ 
même, maman Debruckhardt avait abdiqué tous ses 
droits. Seulement mon infante avait quitté la ville' 
sans dire où elle allait, et par timidité apparemment, 
n'osant voyager seule, elle avait enlevé un capitaine 
de chasseurs à pied. 

Et de trois î Tous mes projets étaient à vau l'eau ; 
je n'avais plus ni préférence ni espérance, et pour-» 
tant, à mes yeux comme aux yeux de ma mère, de 
mon patron, de nos amis, ma vie de garçon était 
finie, je ne m'appartenais plus, je roulais sur la 
pente.. Lorsqu'un homme a pris son élan pour faire 
le grand saut du mariage, il n'y a pas d'obstacles 
qui l'arrêtent : il franchira le fossé. Tout le monde 
le sent et le dit, cela devient un bruit public, les 
jeunes filles sans dot vous lorgnent en dessous, les 
mamans font votre éloge tout haut, les marieuses 
vous invitent à leurs soirées d'échaudés et de thé 
suisse, les notaires ont toujours quelque chose à 
vous dire en particulier. 

Les jolies filles bien élevées ne manquaient pas 
dans la bourgeoisie de Gourcy. Il y en avait même 
trop, car l'égoïsme des jeunes gens, l'ambition de» 
familles, la chasse aux grosses dots, condamnaient 
souvent les plus belles et les meilleures à coiffer 
sainte Catherine. Moi qui n'avais nul souci de l'ar- 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 31^ 

gent, et qui depuis longtemps me croyait assez riche 
pour deux , je pouvais choisir dans l'élite. Après ^ 
quelques hésitations, je choisis, sans enthousiasme, 
mais sans regret ni arrière-pensée, Caroline Baron, 
fille aînée et bientôt majeure d'un fort honnête mar- 
chand de bois. Elle était blonde, j'avais résolu de 
n'aimer qu'une blonde ; elle était grande, elle avait 
la taille longue, les mains effilées, les yeux d'un 
bleu de ciel; enfin, je trouvais en elle, sauf quel-, 
ques détails, le type que j'avais rêvé. Nous nous 
connaissions de vieille date, nous avions joué, jar- 
diné, dansé ensemble. Mon père avait été Tami da 
sien ; sa mère et la mienne échangeaient, bon an 
mal an, une demi-douzaine de visites. 

Elle et moi, nous n'avions encore échangé que des 
propos vaguement sympathiques malgré le zèle dea 
intermédiaires et les provocations parfois gênantes 
des bonnes dames de son quartier. Mais, te l**" octo- 
bre 1853, le destin se mit de la partie. Je venais de 
donner ma leçon d'histoire de . France à quarante 
gamins des deux sexes ; une fillette de la fabrique, 
que j'avais dû relever quatre ou cinq fois du péché 
de paresse, tomba sur elle-même comme un chiffon 
à la porte de la salle. 

Je la ramassai vivement ; elle avait mal au cou, 
disait-elle, et elle se sentait toute chose. Il me fallut 
donc la porter jusque chez elle, et ses parents 
étaient les voisins mitoyens du chantier Baron. La 
pauvrette entourait mon col de ses bras maigre- 
lets, et, tout en se serrant contre moi comme un 
oiseau frileux, elle me disait d'une voix un peu 
rauque :. . 



390 LE HOMAN d'un ËRAVË H03iM£ 

<c Monsieur Pierre, vos enfants seront bien hèu- 
i^eux, vous êtes si bon ! 

— Je vais te dire. C'est que, moi, je n'ai pas le 
droit d'être méchant. Tout le monde à Courcy m'a 
soigné quand j'étais petit. Tu ne sais donc pas qu'on 
m'appelle l'enfant de la ville ? 

— Oui, mais on pourrait aussi bien vous appeler 
son père. A la fabrique, nous avons peur de M. Si- 
monnot; mois vous, monsieur Pierre, un chacun 
vous aime tout plein. 

— Gela ne prouve qu'une chose : c'est que vous 
êtes de braves gens. 

— Dites donc, monsieur Pierre , vous ne noua 
abandonnerez pas quand vous aurez des enfants à 
vous? 

-^ Pas de danger, ni'amie. D'abord sais-tu si j'en 
aurai, des enfants? 

— - Oui, puisque vous allez vous marier. 

— Qui te l'a dit ? 

— Tout le monde. 

^- Et avec qui me marie-t-on ? 

— Je ne sais pas. Avec qui vous voudrez, pourvu 
que votre femme soit douce au pauvre monde comme 
vous. » 

Nous étions dans sa rué, presque à sa porte. Eu 
passant devant le chantier, elle me montra les fenê- 
tres de la famille Baron, vaguement éclairées par 
une lampe Garcel, et me dit : 

« Làj je sais une bonne demoiselle; 

— Je la connais aussi ; elle s'appelle Caroline. 

— Justement. Quand mon père avait la petite vé- 
role... 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 881 

— Elle est venue le soigner? r. 

— Pour ça, non ! C'est trop dangereux. Mais elle 
ne nous a laissés manquer de rien. Monsieur Pierre, 
il faut vous marier avec Mlle Caroline. 

— J'y songerai, ma belle. Embrasse-moi, doi's 
bien. » . • 

Ses parents l'attendaient, je la remis entre leurs 
mains et je m'enfuis pour éviter les remercienients 
inutiles. Le lendemain, en allant au bureau, j'appris 
que ma petite élève était morte dans la nuit. 

On l'enterra deux jours après, et au sortir du cime- 
tière je contai au père Baron ce que la pauvre enfant 
m'avait dit. Il m'écouta avec une visible émotion, 
et j'osai lui demander s'il ne croyait pas comme 
moi que les volontés des mourants sont sacrées. 

« Oui, oui, répondit-il, elles le sont quand elles 
arrangent tout le monde, et c'est le cas. Ma femme 
et moi nous sommes très flattés, Caroline sera con- 
tente. Il n'y a pas deux garçons comme vous dans 
Courcy ; votre position est déjà bonne, et elle ne peut 
que s'améliorer. Entrez chez nous j nous tremperons 
un biscuit dans un verre de vin d'Espagne, et, si les 
femmes y sont encore, on pourra se taper dans les, 
mains. » 

Lu maison, pai* malheur, était vide ; j'y revins le 
soir avec ma mère, qui sans enthousiasme et presque 
sans conviction, mais non sans grâce, exposa ma 
demande et la fit agréer d'emblée. 

Il n'y a pas de secret dans les petites villes; on 
sut donc aussitôt que j'étais fiancé à la fille aînée 
du marchand de bois, et l'on apprit à vingt^quatre 
heures d'intervalle qu'il y avait promesse de mariage 



322 LE ROMAN d'un BRAV£ HOMME 

entre Baypbe Bonafigue, sans profession, et Jules 
Bonnard, sous-chef à la fabrique. Les compliments 
ne me manquèrent pas. Mon patron me félicita non 
seulement d'épouser la fille d'un homme riche à 
400 000 francs, mais encore et surtout d'avoir sauvé 
ma peau des griffes de la famille Bonafigue. C'était 
un vrai coup de fortune, au dire de M. Simonnot, 
que d'échapper à ces sans le sou. « Braves gens aii 
fond, mais bohémiens incorrigibles. Le peu d'argent 
économisé par la mère et la fille s'évaporait au jour 
le jour entre les mains du père, qui devait avoir un 
vice secret. Peut-être jouait-il à la Bourse? En tottt 
cas, il lui arrivait trop souvent de solliciter dés 
avances, et on ne lui connaissait pas un centime 
d'argent placé. Ce qui pouvait leur arriver de mieux^ 
c'était de marier leur fille à un artiste. » Le patron 
feisait peu de cas des peintres et des graveurs et 
regrettait tout haut le bon vieux temps où la fabrique 
se passait de leurs services. Il laissait rarement 
passer l'occasion de mordre sur ces viveu7*s qui 
gagnent cent francs en un tour de main et les dépen- 
sent de même. Si je lui faisais observer que j'avais 
décoré avec M. Doussot les premiers services de la 
maison Simonnot, et qu'à ce titre je pouvais faire 
cause commune avec nos artistes industriels, il pro- 
testait éloquemment. Je ne vendais pas mes dessin^^ 
au poids de l'or; je les donnais gratis à la maison, 
comme c'est le devoir d'un fidèle employé. J'acvais 
de l'ordre, de la conduite: je plaçais mes économies 
dans la fabrique, et, par tous ces mérites transcen- 
dants, je méritais d'êti^e l'heureux époux de Caroline 
Baron. Ainsi soit-il ! 



LE ROMAN D*UN BRAVE HOMME 323 

Ma mère m'avait accordé son consentement sans 
joie, mais sans blâme. La vieille maman hB. France 
tvit un peu moins réservée. 

çc Tu es libre de tes actions, me dit-elle, et tu 
aurais même le droit de faire une folie. C'est un 
mariage déraison que tu choisis; Topinion publique 
sera pour toi, et tu n'entendras qu'un concert de 
louanges. Cependant je ne dois pas te dissimuler 
que mon pauvre vieux avait d'autres projets sur ta 
personne. Le père Dumont était un esprit faux, je le 
lui ai répété tous les jours de sa vie, mais un cœur 
juste. Il ne se trompait pas en matière de sentiment, 
et lorsqu'il me disait : Nous marierons ce grand 
gargon à cette petite, m'est avis qu'il ne radotait 
point. 

— Je sais de qui tu veux parler, grand'mère, et je 
vais mettre ta conscience en repos. La petite en 
question est fiancée à un employé de chez nous, 
M. Bonnard. 

, — S'est-elle fiancée avant ou après toi? 

— En même temps pour ainsi dire, à vingt-quatre 
heures d'intervalle, et il y avait plus d'un an qu'elle 
se laissait faire la cour. D'ailleurs M. Bonnard est un 
meilleur parti que moi, ce qui explique tout. 

— Non, je ne la crois pas intéressée, et Ton ne 
m'ôtera pas de l'esprit qu'elle t'aimait bien. 

— Tu avoueras du moins qu'elle s'est lestement 
consolée. 

— C'est fait; n'en parlons plus. Et maintenant 
qu'est-ce que je t'offrirai? » 

J'étais en règle avec ma famille et d'accord avec* 
mon patron ; il ne me restait donc plus qu'à me laisser 



324 LK HOMAN d'un JîKAVE HO.VJAIK 

\Tivre jusqu'au grand jour, ma seule affaire était 
d*aimer et d'être heureux. Tous les matins, j'envoyais 
à ma jolie future le plus beau bouquet des serrés de 
M. André; tous les soirs, aprèsmon travail, je dînais 
sur le pouce et je courais chez les Baron avec ma 
mère. Le gros marchand de bois était un bonhomtne 
tout rond; il parlait haut, riait aux éclats, contait 
volontiers ses affaires et frappait un peu trop» sdti- 
vent sur son gousset rempli d'or. Sa femme repré- 
sentait le type d'une ménagère accomplie, hal^ïlê . 
aux confitures, très forte sur le prix des denrées^ 
incomparable dans la lessive, excellente maître^ 
de maison et tellement maîtresse à la maison que sa 
fille, la douce enfant, était impatiente d'en sortii*. 
Avec beaucoup de tact et de discrétion, Caroline 
me laissa entendre, dès notre seconde entre*vue^ 
({u'elle voudrait bien être chez elle, avoir une ser- 
vante à ses ordres et régner seule dans son logis, si 
<Hroit et si modeste qu'il fût. Sortir de chez sa mère 
pour entrer chez la mienne eût été, à ses yeux, un 
simple changement de prison. Ma pauvre maman, 
qui avait le génie du sacrifice, comprit la chose à 
'iemi-mot et choisit, sans rien dire, au sommet de la 
\ ille haute, un petit coin où finir ses jours. Elle nous 
«bandonnait sa maison toute meublée du haut en 
bas, et Catherine pour nous servir. Elle se dépouil- 
lait gaiement, avec entrain, comme les autres s'en- 
richissent, incessamment occupée à chercher quéîlè 
privation elle pourrait encore s'imposer à notre 
profit. La première semaine d'octobre s'écoula vite 
au milieu de nos projets, de nos arrangements, des 
préparatifs du trousseau, des devis de la corbeille. 



LE ROMAN d'un BHAVE HOMME 325 

Cependant, je ne trouvais pas dans ces occupations 
charmantes le plein contentement dont je m'étais 
leurré; si la future s'épanouissait à vue d'œil, le 
fiancé était assez terne. J'avais beau me battre les 
flancs, une sorte de malaise pesait sur moi. Le tra- 
vail du bureau m'ennuyait pour la première fois de 
ma vie; je m'expliquais ce dégoût par l'absence de 
ma future et par l'impatience de la revoir; mais le 
soir arrivé, lorsque j'entrais dans le salon si net et 
si correct de Mme Baron, Caroline avait beau venir à 
moi, me tendre les deux mains, offrir son beau front 
à mes lèvres, mon abattement persistait, et je restais 
mélancolique. Du matin au soir, j'avais la tête lourde, 
sans douleurs vives, et le cœur affadi ; le soir, je me 
couchais avec la fièvre. Fièvre d'amour si vous 
voulez, mais fatigante et triste. Mon beau-père, ce 
vaillant rieur, qui buvait deux bouteilles de vin k 
son dîner pour chasser l'humeur noire , me dit un 
jour : 

« Ah çà, j'espère que vous n'avez pas de re- 
grets? » 

Je protestai avec chaleur, mais il insista : 

« Mon garçon, c'est une physionomie d'hôpital 
que vous portez sur vos épaules. Tâchons de changer 
de visage, ou sinon l'employé de l'état civil est ca- 
pable de se tromper et d'inscrire vos noces sur le 
grand livre des décès. Pas de bêtises! » 

Caroline elle-même, après m'avoir demandé par- 
don pour la grosse gaieté de son papa, me coula 
ces deux mots dans l'oreille : Souffrez-vous? Et 
plusieurs ouvriers de la fabrique, bonnes gens, à 
qui j'avais pu rendre quelques petits services^ me 



326 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

demandaient de but en blanc : (c Vous n'êtes pas 
fatigué, monsieur Pierre? » Je répondais que iioh, 
mais sans conviction aucune. Une sorte de con- 
science physique me disait que j'étais touché à fôrid. 
Le 10 octobre, au matin, je venais de m'éveilïer 
avec un léger mal de gorge, une douleur très âa{)- 
portable dans le cou, un peu de surdité et surtôiit 
une forte addition de mélancolie, lorsque ma porte, 
battue à coups de poing, laissa entrer le président 
du club des Badouillarts, M. Robiquet, et son véné- 
rable acolyte le docteur Flan. Ces deux repïrésen- 
tants de la folle jeunesse de Courcy venaient me 
rappeler Tarticle 17 et dernier de nos statuts : 

« 17. Tout transfuge du club, id est tout Badouiilart afekiBz 
nigaud pour se laisser entortiller dans les prétendus do Ux 
liens du mariage, alias conjimgo, devra se racheter en 
offrant à ses anciens collègues un banquet sterling, ou 
pharamineux, à son choix, dans les salons de la Couronne^ 
antique et vénérable auberge de Courcy. » 

Je m'excusai de mon ignorance en passant une 
robe de chambre, et je me mis à la disposition de 
ces messieurs pour le jour qui leur agréerait. L'il- 
lustfe k. Robiquet, qui flairait un bon repas h dix 
lieues à la ronde, voulait qu'on mit la fête au lende- 
main, en vertu de l'axiome : « Aussitôt pris aussitôt 
pendu. » Mais le vieux docteur m'observait sans ittot 
dire et surtout sans m'approcher de trop près. ï\ me 
posa cinq ou six questions sur ma santé, et, sans vou- 
loir précisément me mettre la puce à l'oreille, il 
opina que pour le moment je ferais mieux dé voir 
un médecin qu'un aubergiste. 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 327 

« Mais, répondis-je, je suis tout servi, puisqu'un 
vent favorable vous a poussé chez moi. 

— Peuh! fit-il avec modestie, je suis hors d'âge; 
j'aime à dormir toute ma nuit, et je n'exerce plus 
qu'en consultation, quand mes jeunes confrères font 
appel à mon expérience. Prenez Cazal; c'est un 
gentil garçon; n'a-t-il pas fait ses études avec vous? 

— Oui, il était de mes grands anciens au col- 
lège. 

— Faites-le donc appeler, mon cher ami, si le 
malaise continue. Car vous n'êtes qu'à moitié bien, 
n'est-ce pas? 

— Tout au plus à moitié. 

— Je ne serais pas surpris d'apprendre demain 
matin que vous êtes complètement rétabli; mais le 
luxe de précautions n'a jamais ruiné personne. Voyez 
Gnzal, et renvoyons le banquet à huitaine, afin que 
vous puissiez y faire honneur. » 

L'illustre'M. Robiquet ouvrait timidement la bou- 
che pour protester contre un si long délai : un coup 
d'œil furtif du docteur lui imposa silence et me 
donna beaucoup à penser. Je remarquai que les deux 
visiteurs se retiraient plus vite que de raison et 
qu'ils me secouaient la main moins rudement qu'à 
l'ordinaire. Toutefois je m'abstins d'appeler le doc- 
teur Cazal, de peur d'inquiéter ma mère, et je passai 
devant sa porte sans y sonner, de peur de m'éclairer 
moi-même : tous les malades sont des enfants. 

Cette journée me parut bien longue ; mon inquié- 
tude et ma tristesse étaient aggravées par les dou- 
leurs du cou et de l'oreille, et j'éprouvais comme un 
aplatissement moral. Au sortir du bureau, la frai- 



328 LE ROMAN D-UN BRAVE HOMME 

cheur du soir me donna quelques frissons passa-^ 
gers, suivis d'un peu de fièvre ; j'écrivis quelques 
mots à Caroline pour excuser ma première infidélité^ 
et je me rais au lit. Ma mère, qui commençait à 
craindre, mais qui n'en disait rien, me donna le 
bonsoir et rentra ostensiblement dans sa chambre^ 
Elle en sortit à pas de loup dès qu'elle me supftosa 
endoi*mi, et elle passa toute la nuit dans un fauteuil^ 
écoutant ma respiration , observant mes mouve- 
ments à la lueur de la veilleuse. Mon sommeil 
fut agité par des rêves absurdes et lugubres. Ge 
fut d'abord un grand bal au collège. Tous laés 
amis du bon vieux temps étaient là, M. Doussoti 
les Lutzelmann, les Bonafigue, et l'on dansait le 
cotillon. Tout à coup, Martin Sec sortait de terre 
au milieu du salon en disant : « Je vais vous ajl^ 
prendre une nouvelle figure. » Il tirait un canif de sa 
poche, se dirigeait en sautillant vers le principal et 
sa femme et les piquait l'un après l'autre. Il allait 
ensuite aux enfants, à M. Doussot, à Basset, piquant 
toujours, et tous ceux qu'il avait touchés tombaient 
morts sans répandre une goutte de sang. Personne 
ne semblait indigné ou étonné ; moi seul je m'agi^ 
tais pour arrêter le misérable, mais mon patron 
me tenait par le bras, et j'étais comme cloué sut 
place. Cependant Martin Sec se dirigea vers Barbe 
Bonafigue pour la frapper comme les autres. A 
cette vue, je bondis, je renverse tout, j'enlève ma 
jeune amie, et, passant à travers les murs, je l'env- 
porte hors du collège. Me voici dans la rue de Na-^ 
varre, haletant, effaré, mais soutenu par une idée 
fixe : déposer mon fardeau entre les mains du doc- 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 329 

teur Gazai. Seulement, ce n'est plus Barbe que je 
tiens, c'est ma petite élève de la fabrique ; elle se 
suspend à mon cou avec une vigueur qui m'étrangle, 
en même temps que sa bouche murmure les plus 
tendres remerciements à mon oreille. Nous allons, 
nous courons toujours, sans atteindre la maison du 
médecin, qui semble reculer devant nous. Mais je 
ne sens pas la fatigue ; au contraire, on dirait qu'à 
chaque enjambée mon faix devient moins lourd. 
Étonné, je regarde à la lumière du premier bec de 
gaz, et je vois la petite figure horriblement maigrie. 
Un peu plus loin, elle m'apparaît décharnée, et 
puis je ne porte plus qu'un squelette dont les os 
s'entrechoquent bruyamment comme des noix se- 
couées dans un sac. Enfin, j'arrive au domicile de 
M. Gazai ; le jeune médecin est debout sur le seuil 
de sa porte et me dit : 

(( Je vous attendais. Ge vieil égoïste de Flan 
m'avait annoncé votre visite. Ah! voici la malade; 
elle a mauvaise mine, mais cela ne sera rien. Tant 
que le squelette est complet! Regardez! ça tient 
debout, comme une pièce de musée. En ai-je vu 
de ces personnages macabres chez les naturalistes 
du quartier latin! On les guérit neuf fois sur dix. 
Restons ici; ce n'est pas la peine d'entrer : j'ai 
vingt clients dans mon antichambre. Nous allons 
procéder par la méthode plastique. On assure que 
Phidias commençait par établir la charpente osseuse 
de ses statues et qu'il posait les muscles par-dessus. 
Je n'en crois rien, mais ce qui est absurde dans 
un art peut être sublime dans un autre. » 

Tout en parlant, il prenait ma chair à pleines 



330 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

mainsj l'arrachait sans effort et la jetait par grosses 
poignées sur le crâne, les côtes et les membres du 
squelette. Il l'étalait avec la paume et la modelait à 
coups de pouce, sans se presser, riant d'un air 
malin et me disant de temps à autre : 

« Celle-ci, mon bien bon, sera vraiment la chaûr 
de votre chair. Que vous semble de cette tête? » 

Je la trouvais jolie, mais il l'avait encore changée. 
Ce n'était plus ma petite apprentie, la malade du 
i^^ octobre, c'était Barbe elle-même, et florissante 
de santé. « Attendez! cria le docteur, le cou est 
encore un peu maigre. Je veux lui faire le collier de 
Vénus. Encore un peu de cette bonne argile hu- 
maine ! » Il porta la main à ma gorge et y enfonça 
les cinq doigts avec tant de vigueur que je m'éveillai 
en criant : 

« Monsieur Cazal I Monsieur Cazal ! 

— Présent! » répondit le docteur qui venait d'en- 
trer dans la chambre. 

Ma mère, épouvantée par les agitations de cette 
nuit, avait pris sur elle de l'envoyer chercher. 

Ce jeune savant, héroïque, comme ils le sont 
presque tous, assista d'un œil calme et souriant à 
mon pénible réveil. L'angine m'étouffait, j'avais la 
gorge sèche, la peau brûlante, et je criais la soif. La 
fièvre me clouait si bien sur l'oreiller que je ne 
songeai pas même à sortir du lit. Tout le jour et la 
nuit entière, je vécus de la vie étrange des hallu- 
cinés, débitant mille extravagances à ma mère et 
à Catherine, qui se multipliaient autour de moi 
dans leur zèle effaré. Le lendemain, 12 octobre, je 
saignais du nez sans m'en apercevoir, et mes mains 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 331 

rougies tachaient de leurs gestes inconscients les 
draps du lit, le tablier de Catherine, les manchettes 
du docteur, tout ce qui se trouvait à leur portée. 
La gorge était toujours serrée, mais le délire plus 
calme; je divaguais comme on raisonne en état de 
santé, froidement, d'un air convaincu. , 

Les trois journées suivantes ne furent qu'un long 
accèsP de folie. Enflammé par la fièvre, je voulais 
courir au bureau. J'entendais le patron qui m'ap- 
pelait à la fenêtre pour arrêter les comptes de Gas- 
tenède, de Souque et de la veuve Debruckardt. 
C'était aussi mon cousin Charles qui venait me 
chercher de la part de M. Bonafigue. Un bruit de 
cloches rassemblait toutes les nations du monde 
autour de notre petit arbre de la liberté, et mon 
père leur parlait éloquemment de la paix sans nuage 
et de l'harmonie universelle. Mais tout à coup, sans 
transition, les peuples se ruaient les uns sur les 
autres. J'entendais distinctement le tambour, et je 
voyais papa La France, le sabre en main, dans sou 
vieil uniforme, à la tète d'un bataillon républicain. 

N'est pas bon malade qui veut. J'avais pris eh 
horrewr la pauvre Catherine, je refusais ses soins, 
le timbre de sa voix m'agaçait, je lui reprochais de 
sentir la cuisine, quoique le feu de ses fourneaux 
fût éteint depuis plusieurs jours. Ma mère seule 
avait le don de me calmer un peu lorsqu'elle me 
tenait la main ou qu'elle soufflait sur mon front. 
J'abusai de son dévouement et j'épuisai ses forces 
jusqu'au jour où je m'aperçus qu'elle était acca- 
blée, qu'elle respirait avec peine et que son cou et 
sa mâchoire inférieure, également enflés, ne fe\- 



332 LE ROMAN D*UN BRAVE HOMME 

saient qu'un. Alors je la chassai de ma chambre, 
je voulus qu'elle se mît au lit. Elle ne s'y mit pas 
spontanément, car elle était déjà trop faible, mais 
elle s'y laissa porter par Catherine et le docteur 
Cazal. 

A partir.de ce jour, 48 octobre, jusqu'au 6 du 
mois suivant, je ne reconnus personne et je vécus, 
si c'était vivre, aussi inconscient qu'une plante de 
serre chaude, sans idées, sans volonté, sans désirs, 
étranger aux amis dévoués qui prenaient soin de 
moi et ne songeant pas même à demander ma mère. 
.Te ne me rappelle rien de cette agonie, sinon ce 
qu'on m'en a conté plus tard. Il paraît que pendant 
huit jours on me fit boire goutte à goutte, on me 
lava la bouche et le gosier avec du jus de citron et 
que ces soiris minutieux entretinrent en moi comme 
un reste de vie. Le 26, j'étais si faible que je ne dé- 
lirais presque plus; mais il fallait chercher mon 
misérable pouls, et le peu qui restait de moi était 
plongé dans une somnolence continuelle. Le 29, 
l'agitation me reprit, je toussai, j'expulsai quelques 
fausses membranes, je bus avidement et je dormis 
d'un sommeil si profond que Catherine appela par 
ses cris ma seconde garde-malade, une autre femme 
que je ne connaissais pas, mais qui me soignait bien 
aussi. 
<3C II est mort, mademoiselle ! 11 est mort 1 » 
Enfin, le 6 novembre, je m'éveillai avec la soif et 
la faim, mais la soif et la faim d'une bête. Je reconnus 
le docteur Cazal, je reconnus ma vieille soixante, 
je reconnus la petite Barbe Bonafigue. Sa présence 
ne m'étonna nullement, pas plus que l'absence de 



Lb: ROMAN D*UN BRAVE HOMME 333 

ma mère. L'admirable enfant me baisa sur les yeux 
et me dit : 

« Te souviens-tu qu'à l'enterrement de ton père 
nous t'avons déclaré, Jean et moi, que nous serions 
heureux de t'offrir notre vie? » 

Je répondis comme une brute : 

« Alors, donne-moi du bouillon. » 

Cela lui sembla tout simple ; elle me fit boire et 
manger. J'eus alors quatre jours de fausse conva- 
lescence, pendant lesquels, enivré de ma propre 
faiblesse, je fus tout au plaisir de revivre, et dans 
mon égoïsme idiot j'oubliai tout ce qui n'était pas 
moi. 

Mais le 10 au matin, en mangeant un œuf à la 
coque, je rencontrai une mouillette qui refusa obs- 
tinément de passer. Je voulus prendre un peu d'eau 
rougie et je rejetai la boisson par le nez. Une mor- 
telle angoisse m'avertit que je n'étais pas quitte 
envers la maladie et qu'il fallait me préparer à un 
nouvel assaut. Ce fut d'abord un douloureux four- 
millement dans les jambes et dans le bras droit, 
puis une paralysie presque complète. Je n'avais 
plus à moi que ma tête et mes yeux, et je n'en 
jouis pas longtemps, car au bout de cinq ou six 
jours ma vue se troubla, mes yeux se fermèrent ; 
je me sentis aveugle et paralysé pour la vie. 

A cette idée, le désespoir me prit, la fièvre se 
ralluma, l'agitation et le délire recommencèrent; 
je traversai une de ces crises violentes dent l'homme 
ne peut sortir que mort ou promptement guéri. 

J'en sortis à mon avantage, très faible, mais 
iiffranchi de toutes les infîrir^ités passagères qui 



334 LE HOMAN d'un brave; ttOMME 

s'étaient abattues sur moi. Le 20 novembre, M. Ga- 
zai ditf : « Il est sauvé, mademoiselle, et l'honneur 
vous en revient plutôt qu'à moi. » Trois jours après, 
Catherine m'emportait au salon dans une couver- 
ture ; on aérait ma chambre et l'on faisait mon lit. 
Mollement étendu sur un grand canapé, devant un 
feu flambant, je songeai pour la première fois à 
demander ma mère. Barbe ne savait que répondre, 
Catherine dissimulait de son mieux sa robe noire 
et son bonnet de deuil. Mais le docteur comprenant 
dans sa jeune* sagesse que j'avais l'esprit assez faible 
et la sensibilité assez émoussée pour recevoir un 
grand coup sans mourir, me raconta comment la 
pauvre femme avait succombé à son mat, au mien, 
pour mieux dire, après deux jours de souffrances. 

D avait bien raison de compter 'sur l'abominable 
égoïsme des convalescents, car le premier cri de 
moii cœur fut celui-ci : 

€ ma mère qui m'aimait tant 1 A-t-elle pu mourir 
quand j'étais si malade! :$> 

Je ne me pardonnerais jamais ce mouvement stu- 
pide et féroce, chère femme, douce martyre, si je 
n'avais devant moi toute une vie pour te bénir et 
te pleurer I 



xni 



LA VIE A DEUX 



Elle repose à côté de mon père, dans ce coin de 
terre donnée où elle renouvelait pieusement les ar- 
bustes et les fleurs. C'est Barbe qui lui a rendu les 
derniers devoirs après Tavoir soignée au péril de sa 
vie. Aussi longtemps que je fus seul en cause, ce 
petit être héroïque subit la loi des convenances eu 
se tenant clos et coi. La future de M. Bonnard avait- 
elle le droit de s'asseoir en garde-malade au chevet 
de Pierre Dumont? Jamais ! A peine eût-on permis 
cet acte de généreuse folie à Caroline Baron, ma 
fiancée, qui d'ailleurs ne s'en avisa point. Elle était 
bonne, et elle avait fait ses preuves de générosité, 
mais la prudence la plus bourgeoise réglait tous les 
mouvements de son cœur. « Si M. Pierre était mon 
mari, disait-elle, je sais quels seraient mes devoira. 
Mais il ne m'est encore rien ; nous n'avons pas mie 
en commun les peines et les plaisirs de la vie, 
comme il est écrit dans la loi. » Les parents de la 



336 LE ROMAN D UN BRAVE HOMME 

belle blonde étaient émerveillés de sa philosophie. 
Mme Baron expliquait que l'union projetée entre 
jious était de pure convenance et ne comportait pas 
les coups de tête, comme un mariage de roman. 
L'estimable marchand de bois ajoutait : « Je n'ai 
qu'une parole en affaires. Ma fille est promise à Du- 
mont^ je ne m'en dédis pas y mais à Dumont bien 
portant, solide, capable de gagner très largement sa 
vie. Qu'il guérisse, et je suis lié. En attendant, res- 
tons comme nous sommes. De deux choses Tune : il 
guérira, et il aura ma fille ; ou il mourra, et nous 
saurons nous retourner. Caroline est en âge de s'étar 
blir ; j'ai vendu des valeurs, déposé la dot chez mon 
notaire ; les épouseurs ne manqueront jamais. Je ne 
veux pas avoir sur les bras, pendant deux ou trois 
ans, une veuve d'autant plus triste, plus nerveuse 
et plus embarrassante qu'elle n'aura pas été ma- 
riée. » Ces raisons paraissaient excellentes à la plu- 
part des bourgeois de Gourcy, mais surtout au jeune 
notaire, maître Pichenot, qui avait la dot entre les 
mains et qui l'eût conservée avec plaisir, ne fût-ce 
que pour payer son étude. 

Les affaires en étaient Jà quand mu pauvre mère, 
épuisée par les veilles, les fatigues et les angoisses, 
reçut le coup mortel. Le bruit s'en répandit aussitôt 
dans la petite ville ; le docteur Gazai avoua que ce 
nouveau cas de diphthérie présentait de tels carac- 
tères qu'il n'espérait pas le guérir. Barbe n'hésita 
point : elle ne consulta ni ses parents ni personne ; 
elle mit quelques hardes en paquets, escalada la 
ville haute et fit irruption dans la chambre où ma 
mère râlait déjà. 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 337 

Ni Catherine ni le docteur n'eurent assez de 
force pour Tarracher à ce qu'elle regardait comme 
un devoir sacré. Le docteur, qui s'était chargé 
d'avertir la famille, fut reçu comme un animal ma- 
lade de la peste. Mme Bonafigue, debout devant sa 
maison pour en défendre la porte, avait les deux 
poings sur les hanches, et le vieil emballeur faisait 
vibrer dans l'air mille malédictions ardentes et co- 
lorées. Quant à M. Bonnard, le fiancé, il annonça 
d'abord qu'il viendrait arracher sa future à cette at- 
mosphère de mort ; mais, lorsqu'il sut que ma mère 
avait succombé en quarante-huit heures, il se calma. 
« Un jeune homme dans ma position, disait-il, n'a 
pas le droit de jouer sa vie à pile ou face. Mon 
oncle est sans enfants, je suis son unique héritier : 
je dois me conserver loyalement à sa fortune. » Les 
jeunes ouvriers et la plupart des employés de la fa- 
brique glosèrent amèrement sur cet exposé de prin- 
cipes, mais cinq ou six fils de famille jugèrent que 
Bonnard se défilait en garçon d'esprit. 

Il paraît que ma pauvre mère fut enterrée pres- 
que en fraude, au petit jour, par une vingtaine de 
parents et d'amis. Barbe l'avait mise au cercueil 
avec l'aide de Catherine et de maman La France, 
qui voulut absolument me garder ce matin-là, ré- 
pondant à toutes les remontrances : « Pour le peu de 
vie que j'expose, ce n'est pas la peine d'en parler. » 
Le deuil fut conduit par l'oncle Joseph et par mes 
deux cousins, Charles .et Victor. On remarquia la 
présence de M. Simonnot dans le modeste cortège. 
M. Bonafigue n'y vint pas. Le bonhomme disait : 
« Je me réserve pour enterrer cet animal ! » 



^ 



338 LE ROMAN D^UN BRAVE HOMME 

Je n'ai connu tous ces détails qu'après un an bu 
deux, et la petite Barbe a attendu bien plus long- 
temps pour me conter que la mourante, dans cet 
instant de lucidité qui précède souvent ragoniè, 
lui avait murmuré ces mots : « Aime-le bien, tîia 
fille ! » 

La recommandation était peut-être superflue j je 
crois pourtant qu'elle ne fut pas étrangère à l*ïïé'- 
roïque résolution de mon amie. Barbe estima 
qu'après avoir cmitté la maison paternelle, essuyé 
les malédictions du vieux marseillais et planté là 
M. Bonnard, il ne lui restait plus qu'à persévérer 
dans son œuvre et à soigner le fils comme elle avait 
soigné la mère. L'opinion des petites villes est sou- 
vent injuste et quelquefois cruelle, mais elle n'est 
jamais perverse, et tôt ou tard elle s'incline devant 
les braves et les bons. « Si Pierre meurt, pensait la 
courageuse fille, je ne lui survivrai guère, et alors 
que m'importe le qu'en-dira-t-on ? Si je le sauve, il 
a trop bon cœur pour me sacrifier à cette grande 
égoïste de Caroline : il m'appartient. Si cependgftit, 
sauvé par moi, il s'avisait d'en aimer une autre ? Eh 
bien, tant pis ! J'aurai fait mon devoir, payé la dette 
de ma famille, mérité l'estime des honnêtes getis. 
Le bonheur n'est pas le principal, c'est un acces- 
soire ; les trois quarts du genre humain ne le con- 
naissent que de nom, et ils s'en passent. Fais ce que 
dois, comme disait papa La France dans ses préceptes 
aux Dumont. Je suis une Dumont par le cœur, et je 
reste ici, quoi qu'on die. » 

Quand elle prit ce grand parti, elle était ferme- 
ment résolue à s'envoler chez ses parents aussitôt 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 339 

que je serais hors de danger. Mais ma convalescence 
fut longue, comme toutes les convalescences d'hiver; 
jusqu'aux premiers jours de mars, je menai une vie 
précaire et chancelante; il fallut me soigner comme 
un vieillard ou comme un enfant. 

C'est au milieu de cette période de langueur que, 
par un clair matin de janvier, tandis qu'elle me fai- 
sait la lecture, je me levai sur les coussins qu'elle 
avait entassés autour de moi et je lui dis à brûle- 
pourpoint : 

« Barbe, tu m'aimes donc? 

— Moi ? répondit-elle en riant de son bon rire in- 
génu, je n'ai fait que cela toute ma vie. 

— Oui, mais est-ce que tu m'aimes d'amour? 

— C'est le mot, provisoirement, jusqu'à ce qu'on 
en invente un plus fort. Je faime est un peu froid, 
je f adore est un peu banal. L'Académie va peut-être 
grogner, mais tant pis I Mon cher Pierrot, je t'amoure ! 
Et toi, dis ? 

— Je ne sais comment te répondre, car il n'y a 
pas longtemps que je commence à voir clair en moi- 
même. Mais, quand je fais mon examen de con- 
science, il me semble décidément que depuis une 
dizaine d'années mon cœur est partagé entre ma 
mère et toi. Vous m'avez inspiré ensemble, ou tour 
à tour, mes meilleures pensées et mes résolutions 
les plus droites. Mon père t'a sauvée sans te con- 
naître, ma mère t'a adoptée dès qu'elle t'a connue, 
mes grands-parents te plaçaient à cent piques au- 
dessus des autres filles de Courcy. Mes vieux amis, 
les Lutzelmann, M. Doussot, Basset, chaque fois 
qu'ils faisaient ton éloge, me regardaient d'un air 



340 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

qui voulait dire : « Pierre Du mont, tu n'es qu'un 
sot ! » Oui, j'étais un grand sot, comme tous les vani- 
teux. Je ne te trouvais pas assez jolie, parce que le 
caractère de la beauté n'était pas. à la mode, paPàé 
tu ne ressemblais pas aux poupées du Follet^ de là 
Sylphide et des autres journaux coloriés. La première 
fois que mes yeux t'ont rendu justice, au retour â^ 
mon grand voyage, c'est encore la vanité, sous sel 
forme la plus ingrate et la plus odieuse, qui s^estr 
interposée entre nous. J'ai été jaloux des nigaude^ 
qui te faisaient la cour, et j'ai perdu la tête à l'idée^ 
que tu pouvais les préférer à moi. Et sans compren- 
dre, sans deviner, sans chercher le secret de cette 
coquetterie innocente qui cachait mal un sentimettï 
profond, j'ai couru au mariage comme un désespéi^ 
va se jeter à la rivière. - ' 

— Je sais bien, mon ami. Ces deux yeux que papa 
La France appelait des pruneaux ont toujours été 
clairvoyants. Quand tu faisais tes frasques à Courcy 
avec ces vieux vauriens de BadouilJarts, j'étais va- 
guement ennuyée, mais non pas inquiète. Lorsqu'en 
voyage tu t'amourachais de Gertrude, de Beithe ou" 
d'Angèle, et que tu m'adressais tes confidences par 
la poste, je n'arrosais pas ton papier de mes larmes : 
à quoi bon? j'étais sûre de toi. Ah 1 par exemple, il y 
a eu un rude moment après tes fiançailles. Un ma- 
riage décidé, conclu, affiché devant la mairie, c'était, 
tu Tavoueras, de quoi troubler une cervelle plus forte 
que la mienne. J'ai donc perdu la tête, et mes parents 
ont un peu abusé de mon égarement pour m'arra- 
cher un oiii presque fatal. Mais, crois-moisi tu veux, 
même ce mot lâché, je ne perdis pas l'espérance. 



LE KOMAN d'un BRAVE HOMME 34fl 

— Sur quoi comptais-tu donc? 

— Que sais-je? sur l'imprévu, sur l'impossible, 
sur la fin du monde. Tout me semblait plus vraisem- 
blable qu'un abîme creusé par nous deux entre 
nous. Et je ne me trompais pas, car nous voilà re- 
joints par un détour auquel personne n'avait songé. 
Il n'y a plus d'obstacles entre nous. M. Bonnard 
s'est retiré à Villevieille, très vexé, mais majes- 
tueux, répétant à qui veut l'entendre qu'un jeune 
homme dans sa position n'épouse pas la garde-ma- 
lade de M. Pierre Dumont. Quant à la belle Caro- 
line, elle a profité d'un beau jour où le bruit de ta 
mort courait en viHe pour agréer les assiduités du 
notaire ; elle reçoit son bouquet tous les matins et sa 
visite tous les soirs. 

— Grand bien lui fasse ! Mais tei parents me par- 
donneront-ils ta généreuse équipée? 

— Il faudra bien qu'ils te pardonnent, puisqu'ils 
n'ont pas d'autre gendre à choisir. Papa n'est plus 
jeune, il est fatigué, il a des jours de nostalgie. Le 
soleil de la Touraine est trop tiède à son gré; il rêve 
de se griller l'épiderme au grand feu de Provence. 
Nous possédons là-bas , vers les Martigues, un sim- 
ple cabanon dont il a fait une bastide, puis une cam- 
pagne entourée de vignes, de figuiers et d'oliviers, 
avec la pinède de rigueur. Toutes les économies de 
la famille y ont passé ; mais, par compensation, un 
vieux couple de bonnes gens qai ne sont ni sots ni 
manchots y peut vivre à l'aise. Dès qu'ils nous au- 
ront mariés, ils s'en iront planter leurs choux ou 
leurs pastèques. Je crois bien qu'ils regrettent au 
fond du cœur de ne pas me laisser riche en bien tvé. 



342 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

et acquis, et qu'ils préféraient le capital de M. Bon- 
nard à toutes tes espérances ; mais ils se console- 
ront bientôt en pensant que je suis la plus heureuse 
des femmes. 

— Ainsi soit-il I Et quand m'épouses-tu? 

— Quand je voudrai^ grand enfant bête, mais pas 
aussitôt que tu crois. J'entends et je prétends que 
mon mari me fasse honneur aux yeux de toute la 
ville, et il ne me plairait nullement de te porter à la, 
mairie comme une poupée de chiffon. Tu es guéri ; 
le docteur Cazal m'a juré qu'il n'y aurait pas de r§- 
chutes ; c'est avec une joie quasi maternelle que je 
contemple sur l'oreiller ta bonne tête de chien re- 
connaissant, mais il faudra des mois de bouillo|i, 
d'œufe à la coque et de côtelettes saignantes pour tç 
remplumer. Notre sort est entre tes mains : bois, 
mange, dors, marche quand tu le pourras : répare I 
Tu ne veux pas que l'on m'accuse d'avoir détourné 
un majeur, enlevé un faible et capté un paralytique. 
Redeviens donc le beau, solide et vaillant gars que 
tu étais chez Caroline Baron à ta dernière visite, afin 
que la pécore éclate de dépit dans sa peau neuve de 
notaressel C'est bien entendu? 

— Si tu veux. 

— Eh bien, puisque nous entrons aujourd'hui 
dans une vie nouvelle, puisque tu n'es plus moa 
malade, mon patient, mon grand baby plaintif, maïs 
mon prétendant déclaré, mon futur et mon amou- 
reux, je me sauve. Chut 1 ne crie pas, calme-toi, 
tâche de comprendre que désormais ma place n'est 
plus ici. Je vais tout de ce pas réintégrer le domi- 
cile paternel, dût-on m'y étriller un peu dans l'allé- 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 343 

gresse du premier moment. Tu ne me reverras qu'à 
la fabrique, bâtiment B, deuxième étage, sous les 
regards farouches, mais pas féroces, de mes pa- 
rents. Catherine m'apportera mes paquets. Prête- 
moi ce museau pâle, que je l'embrasse sur les deux 
joues. A ton tour ! c'est assez : le monde a l'œil sur 
nous. A bientôt, mon ^rand bonhomme aimé ; h 
toujours ! » 

Lorsqu'elle m'eut abandonné, je me sentis horri- 
blement seul, et il ne resta plus qu'une idée dans 
mon cerveau à moitié vide : la revoir, me rappro- 
cher d'elle, rentrer, n'importe comment, par la 
porte ou par la fenêtre, dans cette rqphe laborieuse 
où elle m'avait donné rendez-vous. J'écrivis de ma 
main tremblante une lettre à M. Simonnot ; je lui 
dis que j'étais assez rétabli pour reprendre mes oc- 
cupations, mais trop délicat pour aller et venir deux 
fois par jour entre l'usine et la ville haute. Tout 
s'arrangerait aisément s'il voulait bien me prêter ou 
me louer deux chambres, pour Catherine et pour 
moi, à proximité du bureau. D'ailleurs, il me tar- 
dait de quitter la maison où ma mère était morte 
et où personne n'osait venir me voir, tant on crai- 
gnait encore d'y respirer un air fatal. 

Le patron m'envoya chercher le jour même, dans 
sa vieille voiture à deux chevaux, qui fit événement 
dans notre rue escarpée. J'y trouvai une boule 
d'eau chaude et des couvertures à foison ; le cocher 
m'annonça qu'il avait ordre de revenir au bout 
d'une heure avec un fourgon pour enlever les n(ieu- 
bles auxquels j'étais particulièrement attaché. Ma 
vieille servante prit soin de m'empaqueter comme 



S44 LE HOMAN D*UN BRAVE HOMMK 

un enfant qu'on envoie en nourrice, et elle me suivit 
à pied. 

Tout doucement, au petit pas, car on avait enrayé 
la voiture, les grands mecklembourgeois de M, Sn 
inonnot me traînèrent jusqu'à sa porte, sur le pavé 
glissant des rues et les colifiphets gelés dans la coûàr;^ 

L'homme froid, qui avait fait prendre de mes Roti* 
velles deux fois par jour, mais qui n'était jaitiais 
venu me voir, descendit au-devant de moi jusqu'iàu 
bas du perron, et pour la première fois de sa vie îi 
me reçut à bras ouverts. Je Tembrassai sur les deiôs 
joues, et je nje laissai conduire à son cabinet, otiâfl 
avait fait préjArer une légère collation de gâtea;Ux 
secs et de vieux vin de Bordeaux. 

« Mon cher enfant, me dit-il, après m'avoir in>- 
stallé dans son propre fauteuil, cette maison désor- 
mais sera la vôtre. Vous y êtes chez vous, un peu 
par droit de naissance, et beaucoup par droit de 
conquête. Tout le monde vous aime ici, depuis le 
maître jusqu'au plus humble de nos manœuvres et 
au plus jeune de nos apprentis. Toute la population 
de la fabrique serait allée vous saluer à la grille si 
je n'étais intervenu pour vous épargner une émo- 
tion dangereuse. Vous retrouverez tôt ou tard l'ex- 
pression des bons sentiments que vous avez inspirés 
à tout ce monde de pauvres gens; si votre cœur est 
un peu frileux, on le tiendra au chaud, et ce sera 
justice. Quant à votre bien-être matériel, c'est moi 
qui m'en charge. Ma table sera la vôtre, et j'ai fait 
préparer pour vous l'ancien appartement de ma fille. 
La chambre est peut-être un peu blanche pour un gar- 
çon, mais vous l'arrangerez à votre guise, et Gathe- 



LE ROMAN D UN BRAVE HOMME 345 

riiie, qui devient aussi ma locataire, vous aidera. » 

J'étais profondément ému de son accueil, d'autant 
plus que le cher homme ne m'avait pas gâté dans 
ma première jeunesse. J'acceptai donc cordialement 
ce qu'il m'offrait, mais en l'avertissant que je n'abu- 
serais pas de son hospitalité, et que je comptais 
m'émanciper à bref délai par le mariage. 
• Il accueillit cette nouvelle avec beaucoup d'éton- 
nement et un peu d'embarras : peut-être me croyait- 
il toujours féru de la volage Caroline. Je le détrom- 
pai aussitôt, et je lui déclarai gravement que, sans 
méconnaître la valeur de ses conseils et l'autorité 
de ses remontrances, j'avais résolu d'épouser ma 
petite amie. Son front se rembrunit une seconde, 
pour s'éclairer aussitôt. 

a Bah! dit-il, ce n'est pas votre dernier mot ; j'en 
mettrais ma main au feu. 

— Et vous vous brûleriez en pure perte. Je sais 
que Barbe n'est pas ce qu'on appelle un bon parti ; 
vous me l'avez prouvé dans le temps. Son père, 
s'il n'est pas précisément le dépensier, le joueur, le 
bohème que vous avez cru voir en lui, -a fait un pla- 
cement de ses économies qui ne lui permettra jamais 
de doter ses enfants. Mais que suis-je moi-même? 
un capitaliste pour rire et un employé de fabrique, 
révocable à merci. » 

Il reprit solennellement : 

« Voilà, mon bon ami, ce qui vous trompe. Et 
puisque vous m'avez amené sur ce chapitre, ou- 
blions, je vous prie, les amourettes, et parlons de 
nos affaires. Attendez ! » 

En deux pas de ses longues jambes, il atteignit 



346 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

une armoire à porte de fer qui s'enchâssait dans la 
muraille. Il l'ouvrit et la referma soigneusement et 
revint avec un cahier de quinze à vingt pages in- 
folio. 

€ Ceci, mon cher, est l'acte de société de MM. Si- 
monnot et Dumont, propriétaires en commun des 
terrains, des bâtiments, des machines, des mo-. 
dèles, de l'outillage, des marchandises, du fond dç 
roulement et, en un mot, de la faïencerie de Courcy, 
telle qu'elle est et se comporte aujourd'hui, le tout 
évalué à deux millions. Vous avez intégralement 
soldé votre moitié du capital social , tant en argent 
qu'en services de toute sorte; la transformation^ 
l'usine est votre œuvre ; c'est vous qui l'avez arrachée, 
à la routine et à la gêne pour en faire un des établisse- 
ments les plus beaux et les plus florissants du pays. 

— Mais, monsieur, je n'y ai pas mis cent mille 
francs en tout 1 

— Eh ! qu'importe ? c'est grâce à vous que nous 
occupons quatre cents ouvriers. C'est par vous que 
le bénéfice net s'est élevé de 25 000 francs par an à 
250 000. Il est donc juste que nous partagions en 
frères le capital et le revenu. 

— Je rêve, assurément. Quoi ! monsieur, la fa- 
brique à nous deux, sans commandite ? 

— Pas plus de commandite que sur la main. Je 
suis seul maître ici, la maison est à moi, je sais ce 
que je vous dois, et je m'acquitte. 

— Dites plutôt que vous m'écrasez sous uu pré- 
sent royal I 

— Simonnot fils n'est ni un roi ni un prodigue : 
c'est un homme d'affaires, voilà tout. 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 347 

— Mais dans aucun pays du monde on n'a traité 
les affaires ainsi ! Je comprends que vous ayez l'idée 
/ de m'attacher à la maison, puisque, sans fausse mo- 
destie, j'ai rendu et je puis rendre encore des ser- 
vices. Mes appointements, même grossis de l'intérêt 
que vous m'avez accordé, sont modestes; je pourrais 
trouver mieux ailleurs, je le sais, je ne l'ai jamais 
dit. Mais enfin il y a cent façons de me récompenser 
et de m'attacher sans m'offrir de but en blanc la 
moitié de votre fortune. Admettons que vous soyez 
las du métier, qu'il vous tarde d'aller à Ville- 
vieille voir grandir vos petits- enfants : vous pouvez 
m'établir ici comme gérant, fondé de pouvoirs, que 
sais-je'?Je vais plus loin : je suppose que vous Vou- 
lez céder le fonds; les acquéreurs ne manqueraient 
pas, on mettrait l'affaire en actions ; nos clients se 
disputeraient les parts ; j'en prendrais quelques- 
unes, sauf à les libérer par termes, sur mes écono- 
mies. Mais donner en pur don à un simple employé 
ce monstrueux engin de production industrielle qui 
s'écrit en sept chiffres et s'appelle un million, vous 
n'y avez pas réfléchi, mon cher monsieur Simonnot : 
c'est un acte de pure folie ! 

— Assez causé, mon jeune ami. Je ménage le 
convalescent et je considère l'associé. Montez à 
votre chambre; ruminez à loisir notre acte de 
société; corrigez -le si vous trouvez qu'il ne fait 
point votre part assez large; mais si la tnodestie et 
le désintéressement vous incitent à rognçr sur 
vous-même, retenez bien mon dernier mot : je suis 
payé. 

— Quoi I payé d'un million ? 



( t 



»-i 



348 LE ROMAN D*UN BRAVE HOMME 

— Payé, payé, archi-payé ! C'est moi qui fais la 
bonne affaire. 

— Vous voulez dire la bonne action ! 

— Les philanthropes de votre école prétendent 
que c'est tout un, et par exception, mon très chef, 
je me trouve d'accord avec eux... » 

Il me remorqua doucement jusqu'au premier étage 
et me laissa en tête-à-tête avec le projet d'acfe- 
dans une chambrette aussi tiède qu'un nid. Je lus 
et je relus la prose du notaire, et je n'y trouvai rien 
k reprendre, si ce n'est un contraste effroyable entré 
les services rendus et la récompense octroyée. Le 
nom de M. Simonnot était au bout de ce grimoire. 
Il ne fallait donc plus qu'une signature, la mienne,, 
pour métamorphoser en millionnaire le fils de mes 
pauvres parents. Signons! nous verrons bien si le 
grincement de la plume sur le papier nous éveille 
de ce beau rêve I 

Le patron me surprit en contemplation devant 
son grand cahier. 

« Est-ce fait ? 

— Oui, monsieur. Je ne comprends pas, mais je 
prends, fermement résolu d'ailleurs à mériter cette 
fortune. » 

Il s'assit devant moi, tisonna un moment et de- 
manda, sans quitter les pincettes : 

€ Êtes-vous toujours décidé à épouser Mlle Bona- 
figue ? 

— Si je le suis? Ah ! mille fois plus que jamais. 
Encore ce matin, j'avais quelques scrupules; je ne 
savais pas si j'étais assez riche pour élever une 
nombreuse famille. On ne vit plus de rien, comme 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 34i9 

au bon temps du père La France; les besoins vont 
croissant, le prix des moindres choses a doublé. 
D'ailleurs, je puis retomber malade, mourir jeune, 
et alors que deviendrait la pauvre mignonne? 
Gomment élèverait-elle ses enfants? Leur patri- 
moine était si peu de chose ! Maintenant, je ne 
doute plus, j'ai pleine confiance; l'avenir de mon 
petit monde est assuré. Ah! monsieur Simonnot, 
vous êtes un digne homme !» 

Il se remit à tisonner en faisant la grimace et en 
murmurant : 

« Tu I tu ! tu ! Je suis payé. » 

Puis, élevant la voix tout à coup : 

« Ah çà, mon cher associé, vous ne vous êtes 
donc pas avisé d'une chose? » 

J'attendais. Il reprit : 

« Vous ne vous êtes pas avisé qu'un garçon de 
votre âge et de votre intelligence, lorsqu'il est 
outillé d'un million par-dessus le marché, a le droit 
de choisir sa femme entre les plus riches héri- 
tières ? 

— Non; cela ne m'était gas venu à l'esprit. 

— L'article manque un peu sur la place de 
Gourcy ; mais il y a de belles fortunes à Ville vieille, 
à Blois, à Tours, à Orléans, et dame, un million en 
vaut un autre. Or un et un font deux. 

— Deux millions à moi ! Pour quoi faire? 

— Ne fût-ce que pour acheter ma part et pour 
commander seul à la fabrique ! 

— Vous ne me gênez point, cher monsieur, et je 
crains bien de n'avoir pas la vocation du pouvoir 
absolu. 



350 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

— Soit; mais on peut entrer dans une famille an- 
cienne... , 

— n n'y a pas plus ancien que les Dumont. 

— Épouser une jeune personne du monde, qui 
joue du piano, qui porte bien la toilette... 

— J'aime mieux Barbe avec les robes et les cha- 
peaux qu'elle se fait elle-même. Ou plutôt non, je ne 
l'aime pas mieux, car je n'en connais aucune autre; 
je l'aime tout simplement, et c'est mon dernîôi: 
mot. » 

Comme il était homme de sens, il n'insista pas 
davantage et traita désormais « cette petite sans le 
sou » en future associée. Ce n'est pourtant pas lui 
que je chargeai de la demande officielle : il eût été 
capable de dire à ses subordonnés, les Bonafigue^ 
qu'on leur faisait beaucoup d'honneur. Maman La 
France s'acquitta de l'ambassade avec cette délica- 
tesse du cœur qui remplace avantageusement l'usage 
du monde. La paysanne octogénaire ne parla de 
mon prodigieux avancement qu'après avoir obtenu 
le oui un peu grognon, mais positif, de la famille. 
Et, lorsqu'elle eut écrasé mes beaux-parents sous le 
poids du capital, elle eut le bon goût d'ajouter 
qu'elle avait toujours rêvé leur alliance et qu'elle 
s'applaudissait d'avoir assez vécu pour voir cet 
heureux jour. 

Ma visite suivit la sienne à une demi-heure d'in- 
tervalle, car, si j'étais radieux, je n'étais pas encore 
fringant et je ne mettais pas un pied devant l'autre 
sans avoir tâté le terrain. Barbe m'embrassa conmie 
une folle; rien de plus intrépide que l'innocence. 
Maman Bonafîgue fut tout miel, et le vieil emballeur 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 351 

me prodigua les assurances de son respèqué. Après 
quoi l'on parla d'affaires. 

Sans arrêter la date du mariage, qu'il fallait bien 
subordonner à mon rétablissement complet, on con^ 
vint unanimement que je ne pouvais pas m'installer 
avec une femme dans le petit appartement de Mlle St- 
monnot. Le couple provençal offrit de me céder la 
place et d'évacuer peu à peu le mobilier sur les 
Martigues, tandis que les reliques de mes pauvres 
parents descendraient de la ville haute, une à une, 
sans se presser. L'appartement était neuf et assez 
bien décoré; j'avais le temps de l'embellir au gré de* 
Barbe et à ma fantaisie. Mon cousin Charles, qui 
devenait bientôt chef de service, garderait sa cham- 
bre au troisième, en attendant qu'on lui trouvât un 
logis assez vaste pour héberger ma tante et mon 
vieil oncle Joseph. 

Le patron, je veux dire mon associé, approuva 
nos projets par le menu aussitôt qu'il en eut con- 
naissance. Je ne lui cachai pas que je me proposais 
d'attirer peu à peu autour de moi tous les Dumont 
qu'on pourrait employer à la fabrique; il répondit 
avec une bonhomie toute nouvelle : « Faites, mon 
cher. N'êtes-vous pas chez vous? Je suis sûr que 
vous ne sacrifierez jamais nos intérêts communs au 
bien-être de votre famille. Du reste, on est content 
de Victor au magasin, et Charles a fait son chemin à 
travers les tonneaux d'emballage. Si vos autres cou- 
sins sont capables comme ces deux-là, ils seront leâ 
bienvenus parmi nous. Le temps approcne où je 
ne vaudrai plus grand'chose : entourez -vous donc 
d'hommes sûrs et dévoués. » 



352 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

Je repris peu à peu mes occupations, non pas à 
la caisse, où l'on m'avait parfaitement remplacé en 
mon absence, mais dans les ateliers, atitouf des 
fours et partout. Ce travail de surveillance générale 
fut secondé par toute la population de l'usine, artis- 
tes, employés, ouvriers, apprentis. On ne se coii- 
tentait* pas de témoigner à ma pauvre personne 
endolorie cette sympathie banale qui coûte peu : 
c'était à qui travaillerait de son mieux pour ni'épar- 
gner la fatigue et l'ennui des remontrances. Un chef 
d'équipe, en tirant les oreilles d'un apprenti qui 
avait cassé une grosse pièce, lui disait : « Animal 1 tu 
veux donc que M. Dumont se fasse de la bile? » Je 
surpris cette objurgation au vol, et j'en fus profon- 
dément touché. Les bambins des deux sexes qui 
suivaient nos cours du soir m'appelaient entre eux 
le petit père Dumont, malgré ma taille d'un mètre 
quatre-vingts. Les ouvrières ne s'adressaient qu'à 
moi lorsqu'elles avaient besoin d'un secours ou 
d'une avance. L'économat, qui avait résolu en partie 
le problème de la vie à bon marché, était désigné 
sous le nom de boutique à Dumont. Voilà ce qui 
aurait flatté mon pauvre père ! 

Le caractère de M. Simonnot était méconnaissa- 
ble. Non seulement cet homme entier jusqu'à l'ab- 
surde ne semblait pas jaloux de ma popularité, mais 
il prenait un étrange plaisir à me pousser au pre- 
mier plan, à s'effacer derrière moi, à se faire petit 
garçon : vous auriez dit que le pouvoir n'avait plus 
de charfties à ses yeux depuis qu'il était partagé. 
Moi , je ne pouvais pas oublier que cet bomme 
quinteux m'avait tiré de la poussière, et je refusais 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMBΠ353 

obstinément d'usurper la moindre chose sur mon 
bienfaiteur. Peine perdue! Il est peut-être plus 
difficile de retenir un découragé qui aspire à des- 
cendre que d'arrêter l'ambitieux qui veut monter. 

Deux jours avant mon mariage, il me retint après 
déjeuner. J'étais toujours logé dans sa maison, et 
nous faisions table commune. < Mon jeune ami, me 
dit-il, j'ai encore une affaire à vous proposer. > 

Je ^utai sur ma chaise en riant, et je lui deman- 
dai s'il allait m'offrir la deuxième moitié de la fa- 
brique. 

« Tout juste I me répondit-il. Écoutez bien. Plus 
nous allons, plus je me sens dépaysé ici. Sauf mon 
habitation, tout est neuf dans ces bâtiments qui 
m'entourent et dont les plans ne sont pas de moi. 
Ces machines que vous avez inventées ou impor- 
tées ne me connaissent pas plus que je ne les con- 
nais. Tous les procédés de fabrication sont changés; 
la matière première elle-même est un composé 
d'éléments où j'ai du mal à retrouver la bonne 
vieille argile de ma jeunesse : votre laboratoire de 
chimie fait dresser mes derniers cheveux sur ma 
tête ; quant au produit manufacturé, il n'a rien de 
commun, sauf le nom, avec cette faïence que j'ai 
fabriquée de père en fils. En un mot, je ne suis plus 
de la maison que comme propriétaire d'une partie 
du capital. Depuis que vous avez la haute main, je 
ne commande pas, je commandite. La seule diffé- 
rence entre un commanditaire et mpi, c'est qxfH est 
libre d'aller et de venir, de transporter «$P|jk54pmf- 
cile où bon lui semble, de vivre avec les siens, de 
se lever quand il lui plaît, de ne pas écouter la 



354 LE ROMAN d'un BRAVE JIOMME 

cloche, de ne pas assister au défilé bruyant et pou- 
dreux des ouvriers. Eh bien, rendez-moi le service 
de m'alfranchir ; délivrez-moi d'un métier- que j'ai- 
mais autrefois, mais (|ue j'ai pris en grippe. Je vous 
ai mis dans la fabrique ; mettez-moi dehors, et, foi 
de Simonnot, nous serons quittes. » 

Après m'ôtre assuré qu'il parlait sérieusement, je 
répondis que je n'avais rien à lui refuser et cpie je 
ferais valoir ses capitaux avec un zèle infatigable. 

« Non I reprit-il, ce n'est pas encore ce que^ veux. 
J'aime mieux vous vendre ma part, au juste prix, et 
réaliser mon avoir dans un délai raisonnable. En 
dix ans, par exemple ; engagez-vous à me payer dix 
fois 125 000 fr. pour le capital et les intérêts, et 
donnez-moi première hypothèque : je partirai de- 
main. 

— Cher monsieur, l'affaire est trop grave pour 
qu'on la tranche au pied levé. Rien ne presse d'ail- 
leurs, car nous serions désolés et mortifiés. Barbe 
et moi, si vous n'assistiez pas à notre mariage. Je 
consulterai ma nouvelle famille , je m'interrogerai 
moi-même, et le l*'^ septembre prochain (nous étions 
au 20 août) vous aurez une réponse. 

— Soit, mais décidez-vous ! J'ai preneur. » 

Le même jour, il m'arriva de San Francisco une 
lettre signée Basset. Mon excellent ami n'en était 
plus à m'adresser ses condoléances sur la mort de 
ma mère, ni même ses compliments à propos de 
mon mariage. Je lui avais annoncé la bonne et la 
triste nouvelle aux premiers jours de ma convales- 
cence, et il m'avait répondu avec tout son cœur. 
Comme tous ceux qui m'aimaient pour moi, il me 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 355 

destinait de tout temps à épouser « sa chère petite 
Bonafigue » , et il ne m'eût jamais pardonné d'en 
choisir une autre. 

« Elle mérite d'être ta femme, disait-il, rien que 
pour avoir enlevé, à la barbe de ces chenapans, notre 
arbre de la liberté. » 

Maintenant que le grand jour était proche, le bon 
Basset se désolait de n'avoir pas un présent de noces 
à nous oflfrir. Il promettait de boire un fort coup à 
la santé des heureux époux, mais c'était à peu près 
tout ce qu'il avait à notre service. Dans ce pays 
bouleversé, les sauvages n'avaient plus d'industrie, 
et les Européens n'en avaient pas encore. Le seul 
produit un peu intéressant était celui dont j'aÛais 
recevoir un échantillon entre deux gendarmes. Il 
citait à ce propos, en le modifiant un peu, le refrain 
d'une vieille romance : 



Et si je ne suis pas là, 
Mon baril du moins y sera. 



« Je ne sais pas si l'on sert encore des dragées 
aux noces de France. Les miennes vous paraîtront 
peut-être un peu dures, mes chers enfants, mais ce 
n'est pas une raison pour les jeter par la fenêtre ; 
cela se fond. » 

Le petit tonneau mystérieux arriva le lendemain 
matin dans une voiture du chemin de fer sous l'es- 
corte d'un employé et de deux gendarmes. Il pesait 
environ cent kilos, les dragées qu'il contenait étaient 
des pépites d'or pur, absolument semblables à celles 
de M. Simonnot ; il y en avait pour 300 000 francs. 



356 LE ROMAN D*UN BRAVE HOMME 

Mon associé, qui semblait faoûlier avec ce genre 
de monnaie, Taccepta sans difficulté comme à 
compte et réduisit le surplus de ses prétentions à 
800 000 francs, payables en huit ans. Moyennant 
quoi, le greflier de la mairie inscrivit sur le registre 
de Tétat civil : « Barbe-Luce Bonafigue, sans pro- 
fession, et Pierre Dumont, propriétaire de la &îen- 
cerie de Ck)urcy. > 

M. le comte de Taillemont, député, chambellan et 
maire, montra qu'il était gentilhomme en refusant 
de nous marier lui-même. Il délégua son deuxième 
adjoint, un marchand de fourrages, qu*il avait eu 
longtemps pour cocher. Mais les noces n'en furent 
pas moins brillantes ; la vUle et la fabrique avaient 
envahi la mairie et toutes les rues d'alentour. Ri- 
ches et pauvres voulaient nous embrasser ou nous 
serrer les mains ; il n'y manquait que les fonction- 
naires et les mouchards; encore Martin Sec se mon- 
tra-t-il en grand uniforme, à distance respectueuse. 

J'avais mis en réquisition, moyennant finance, 
toutes les voitures de la ville et quelques-unes des 
environs. Elles formaient un cortège bizarre par 
l'âge et la variété des modèles, dont quelques-uns 
dataient du premier Empire. Cinquante-six Dumont 
des deux sexes s'y empilaient tant bien que mal, en 
redingote, en habit noir, en veste, en blouse, les 
femmes en robes de soie, de lainage ou de coton- 
nade, selon la condition de chacun. Maman La 
France était la plus belle de toutes, et la plus triom- 
phante aussi, dans son costume de 1796. L'oncle 
Louis, le riche cordier, était là, avec sa femme, ses 
enfants et ses petits-enfants; la tante Rosalie avait 



LE ROMAN DW BRAVE HOMME 357 

amené son mari, le charron de Grancey, et une 
nombreuse postérité. Item^ l'oncle Joseph et tous 
ceux de Launay; l'oncle Bernard, cordonnier à 
Courcy, sa femme et leurs cinq ûlles, dont deux 
mariées; l'oncle Cadet, le canut de Lyon, veuf avec 
trois enfants ; je leur avais payé le voyage. Ma vieille 
Catherine, ai-je besoin de l'indiquer? faisait corps 
avec la famille. 

Les Bonafigue étaient quatre en tout, conmie le 
jour de l'incendie. Jean avait obtenu, non sans peine, 
une permission de quinze jours pour assister au ma- 
riage de sa sœur. C'était un charmant garçon, pas 
trop grand, mais bien fait, cambré, svelte et ner- 
veux^ à l'œil brillant, à la moustache noire ; un amour 
d'officier français; mais, hélas! l'épaulette à gau- 
che, et pour longtemps; mauvaises notes politi- 
ques I Mes témoins étaient M. Simonnot et le doc- 
teur Cazal ; ceux de Barbe, M. Vinot et le greffier, 
vieil ami de nos deuxfamilles. 

Après avoir signé l'acte solennel et irrévocable 
qui de deux vies n'en fait plus qu'une, je montai 
seul avec ma femme dans la voiture de M. Simonnot, 
et, suivis d'une centaine d'invités, nous reprîmes le 
chemin de la fabrique. Un festin pantagruélique, 
comme on n'en sert plus qu'en province, nous atten- 
dait dans une vaste salle du rez-de-chaussée, tendue 
de toile écrue et décorée de feuillages et de dra- 
peaux. Les fillettes de notre école professionnelle 
offrirent un bouquet à leur nouvelle patronne en 
chantant une cantate absurde et ampoulée qui nous 
fît tous pleurer comme des veaux. Je m'apprêtais à 
recevoir de nos garçons une semblable bordée, mais 



358 , LE ROBiÂN d'un BRAVE HOMME 

ils m'en firent grâce, les vauriens I GesX sui^ la table 
même du banquet qu'on avait pré|i^ré ma surprise. 

Je demeurai saisi en découvrant un magnifique 
service entièrement inédit, le plus beau qui fût ja- 
mais sorti des fabriques de France et d'Angleterre. 
Il était décoré de toute une collection d'orchidées et 
d*oiseaux exotiques, et sur chaque pièce on avait 
remplacé le chiffre du destinataire par un médaillon 
où le profil de Barbe et le mien s'appliquaient l'un 
sur l'autre, comme dans les camées antiques. 

Devant ma place, en guise de menu, se dressait 
sur trois pieds une pancarte de faïence qui simulait 
un papier de Hollande un peu roulé aux coins et 
imperceptiblement fripé. Une main très savante y 
avait peint en lettres gothiques de sept couleurs 
l'adresse que voici : 

ce Monsieur Pierre Dumont! 

« Les artistes, les employés, les ouvriers et ou- 
vrières, les apprentis et apprenties de la fabrique se 
sont unis et cotisés pour vous offrir ce témoignage 
de respect, de reconnaissance et d'amitié. Ils vous 
souhaitent de tout cœur, ainsi qu'à Mme .Dumont, 
des jours heureux et une nombreuse famille. Puis- 
siez-vous être continué par vos enfants comme vous 
continuez votre regretté père, mort ici dans un acte 
de courage et d'humanité. » 



Barbe, qui avait lu avec moi, devina que j'éprou- 
vais le besoin de répondre à ces bonnes paroles, j 
Nous étions tous debout autour de la tablé ; je dis- 
tinguais vaguement les chefs de service et les ar- 



LE ROMAN D*UN BRAVE HOMME . 359 

listes de l'usine à leurs places et un groupe d'ouvriers 
des deux sexes empilés avec leurs enfants aux deux 
portes de la salle, et je me dandinais assez niaise- 
ment, comme font tous les orateurs inexpérimentés. 
La petite femme me tirait par un pan de mon habit ; 
elle se haussait sur la pointe des pieds pour mur- 
murer à mon oreille : « Ne dis rien I ne dis rien I » 
mais trop tard : j'étais déjà parti. 

(c Mes amis I mes bons chère amis I C'est une tra- 
hison. Vous m'avez pris au dépourvu. Je suis profon- 
dément touché, et cependant la parole me manque 
pour vous remercier d'une manifestation si... ma- 
gnifique et si... sympathique. Mais nous sommes 
gens de revue, et... certainement, un jour ou l'autre, 
vous me payerez ça I » 

On applaudit sans trop comprendre, et l'on s'assit. 

« Là ! me dit la petite méchante , je t'avais pré- 
venu ; tu as pataugé. Voilà ce que c'est que de dé- 
sobéir à sa femme. Laisse-toi donc aller, grand bête! 
fais comme moi : pleure ! Deux gouttes d'eau salée 
sur les joues sont mille fois plus éloquentes qu'un 
discoure. » 

Sur ce, le potage apparut. Et, comme les convives 
étaient gens de bel appétit , on mangea et l'on but 
jusqu'à cinq heures de relevée. 

Mes beaux -parents avaient pris leurs mesures 
pour nous quitter sfl^ns cris et sans déchirements, 
par le train de six heures quinze. Tandis que Barbe 
mettait un déshabillé de ville pour les conduire à la 
gare, je tirai M. Bonafigue dans un coin et je lui dis : 

« Cher monsieur, nous n'avons pas encore tout 
réglé. jr 



360 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

. — Té I mon bon, que veux-tu encore ? Faudia-t-il 
que je t'of&re meilleur, plus neuf et plus beau que 
ce que je t'ai donné? Je t'avertis qu'il n'y a pas miche. 

— Je ne réclame rien ; au contraire : je vous re- 
dois* 

— Âh c^, me prendrais-tu pour un oncle de 
Lycti? Monsieur se flatte apparemment de nous 

* payer notre voyage ? 

— Non. Changeons de ton, s'il vous plaît. Ce n'est 
pas le gendre qui parle, c'est le patron. 

— Oh ! alors, mon respèque ! 

— Comme gendre, monsieur, je trouverais mal- 
séant de vous offrir mes petits services, dont vous 
n'avez nul besoin, on le sait. 

— A la bonne heure 1 Si tu voyais le paradis que 
je me suis arrangé là-bas ! si tu connaissais les 
Martîgues ! Plus beau que Marseille , mon cher ! 
moins bâti, mais cent fois plus beau. Et la pêche ! 
Et la chasse ! Des douze hirondelles par jour, sans 
compter les moineaux et semblable gibier à plume. 
C'est simplement l'abonJance qui m'ouvre ses bras. 

— J'en suis fort aise, et d'ailleurs, comme vous ne 
m'avez pas vendu, mais donné votre charmante 
fille, je ne me reconnais pas le droit de vous enri- 
chir. 

— Tu es un bon garçon. C'est en Alger que les 
maris payent des dots à leurs beaux-pères. 

— Mais c'est le patron qui vous parle, tête de bois! 

— J'allais l'oublier. Mon respèque ! 

— La fabrique, monsieur, sans prétendre rivaliser 
avec les administrations publiques, a le droit et le 
devoir de servir des pensions de retraite aux bons 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 361 

employés qui lui ont consacré une partie de leur 
existence. 

— Le devoir î Je ne sais pas trop, car enfin il û*y 
a jamais eu de retenue proportionnelle ; mais le 
droit peut se soutenir. 

— Je m'y renferme. Eh bien, monsieur le chef du 

« 

service des emballages , avez-vous consa(^ tout 
votre temps, toutes vos forces, toutes vos c^^&cités 
au bien de ma maison ? 

— Celui qui soutiendrait le contraire... I 

— Parfait. Je ne vous demande pas si vous vous 
êtes contenté de vos modestes appointements sans 
chercher des profits illicites. 

— Troun de l'air I 

— Ne nous fâchons pas ! Alors, force vous est de 
reconnaître que comme M. Courtois, comme M. Vinot 
et comme plusieurs autres employés de notretnaison, 
vous avez mérité de toucher jusqu'à la fin de vos 
jours les trois. quarts de votre traitement d'activité? 

— Mille écus ! A moi, mille écus de rente viagère ! 
Tu plai..., vous plaisantez, je crois ? 

— Le patron de la fabrique de Courcy ne plai- 
sante jamais. 

— L'autre, non ; ça , c'est vrai. Mais vous I mais 
toi I Sangodémi ! Si je m'étais attendu à celle-là ! 
C'est qu'aVec mille écus de rente on est richissime 
aux Martigues. J'armerai des navires; je ferai la traite 
des anchois ; je t'enverrai de la boutargue ; tu boiras 
de mon vin, noir comme taupe et épais à couper 
au couteau 1 Tu recevras en plein hiver des melons 
quinze fois plus gros qu'une calebasse, bagasse I Al- 
lons trouver ma femme et lui conter la grande nou- 



362 LE ROMAN D^UN BRAVE HO»fME 

velle. Elle partage mes principes. Du gendre, pas 
un sou. Du patron, tout ce qu'il voudra dans sa gé- 
nérosité magnanime ! » 

Cet incident répandit un peu de gaieté sur la sé- 
paration. Barbe se consola du départ de ses parents 
en pensant qu'ils seraient heureux dans leur paradis 
de poussière et qu'ils n'y manqueraient de rien, 
grâce à nous. 

Je terminai, pendant que j'étais en train, tous 
mes arrangements de famille. L'oncle Auguste, ou 
Cadet, reçut à titre de prêt la somme assez modeste 
dont il avait toujours eu besoin pour acquérir deux 
ou trois métiers et s'établir fabricant à son compte. 
Victor, le fils aîné de ma tante Rosalie, était déjà 
chez moi; je pris encore un de ses frères, et ces 
deux bons garçons promirent d'acheter sur leurs 
économies la maison de Grancey que leur père 
tenait à loyer. En attendant, je fis l'avance. L'oncle 
Joseph, avant de prendre ses quartiers de vieillesse 
à la fabrique, voulait établir sa fille aînée : on avait 
le mari sous la main, mais la dot manquait. J'insi- 
nuai à Charles qu'il lui appartenait de doter sa sœur 
et que c'était le devoir d'un bon frère. Il accepta de 
bonne grâce une retenue de cinquante francs par 
mois pendant trois ans, et je versai 2000 francs 
pour faire la somme ronde. Il ne me restait plus 
qu'à retenir maman La France auprès de nous, mais 
j'y perdis mon latin. Ses habitudes étaient prises, 
elle voulait obstinément mourir dans son village. 
On eut beau lui prouver qu'elle s'y ennuierait toute 
seule après le départ de Joseph; elle ne se décida 
jamais à quitter la maison tapissée de lierre où elle 



LE ROMAN D*UN BRAVE HOMME 368 

avait élevé ses enfants et fermé les yeux de son 
mari. Tout ce que je gagnai sur cet entêtement 
respectable, ce fut la permission de meubler un peu 
le logis, de le ravitailler à ma guise et d'y mettre 
une servante choisie, la propre nièce de Catherine, 
qui conduisit tout doucement ma chère vieille jus- 
qu'à Page de quatre-vingt-seize ans. 

Lorsque tout fut réglé au contentement de cha- 
cun, la famille prit congé de nous. Il était dix heures 
du soir, l'heure tranquille, honnête et sage où la 
province se met au lit. 

Barbe, en entrant dans notre chambre, qui avait 
été celle de ses parents, devint très sérieuse; elle 
se mit à penser tout haut : 

« Tu ne les connais pas, me dit-elle, ces deux 
pauvres oiseaux déplumés qui se sont envolés ce 
soir pour nous laisser leur nid tout chaud. Un 
gendre ne voit que les travers de ses beaux-parents. 
Ils sont bons comme le pain; ils m'ont choyée, ils 
m'ont gâtée! Je t'apprendrai à les apprécier et à les 
aimer comme j'aimais ta chère maman. C'est elle 
qui serait heureuse si elle pouvait voir tout le bien 
que tu fais autour de nous. Tu as hérité de ton père, 
aujourd'hui; tu as repris la suite de ses affaires. Je 
ne suis pas superstitieuse, mais il me semble que 
cette pluie de bénédictions sur nos deux têtes nous 
portera bonheur. Cependant je ne me sens pas aussi 
gaie que je devrais l'être. Pourquoi? Peut-être tout 
simplement parce que le mariage est chose grave 
et que la fondation d'une famille est l'acte le plus 
solennel de la vie. Nous allons dormir côte à côte 
dans ce grand lit que tu as commandé exprès pour 



364 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

nous. Je n'ai pas peur de toi; bien au contraire : 
j'aime à penser que nous serons ainsi toujours l'un 
avec l'autre, jusqu'au jour de l'inévitable séparation. 
Pourtant il faudra tôt ou tard qu'un de nous deux y 
reste seul. Pierre, mon bien-aimé, promets-moi 
que je mourrai la première I 

— Égoïste! Regarde-toi donc au miroir, et dis- 
moi si cet être jeune, brillant et fougueux n'a pas 
cent ans à vivre I » 

Les fêtes de notre mariage se prolongèrent, en 
s'éteignant, jusqu'à la fin de la semaine. Jean, mon 
beau-frère, partit le dernier, après tous les Dumont 
de la terre. Il avait si souvent partagé ses billes et 
ses confitures avec moi que je ne craignis point 
d'oflfrir, ni lui d'accepter un léger supplément de 
solde. L'État, je ne sais tl^op pourquoi, condamne 
les officiers français à s'endetter un peu tous les 
ans jusqu'au grade de capitaine. Il suffirait d'ajouter 
une bagatelle à leur nécessaire trop exactement 
calculé pour leur donner le repos et l'indépendance. 
La pension que je servis à Jean se bornait à un 
chiffi^e minime, pour ne pas dire dérisoire; elle fit 
cependant de ce charmant garçon un officier tran- 
quille, aisé, libre de souci, tout à son devoir, ce 
qu'on appelle au régiment un jeune homme bien 
de chez lui. 

Pendant tout le mois de septembre, M. Simonnot 
fit ses paquets. Cet homme inexplicable, qui m'avait 
jeté à la tête une moitié de sa fortune et qui m'avait 
vendu l'autre moitié en chipotant comme à la halle, 
voulait absolument me céder ses vieux meubles, ses 
vieux rideaux, ses vieux tapis, sa vieille batterie de 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 365 

cuisine^ ses vieux chevaux et sa vieille voiture, le 
tout à des prix d'affection, c'est-à-dire au double 
de la valeur réelle. Je fus tenté un moment de me 
faire écorcher par simple nonchalance, pour entrer 
dans une maison toute meublée et ne pas recom- 
mencer mon installation. Mais^ après quelques jours 
de réflexion, je m'en tins au précepte de Musset, 
ce fou plein de cœur : 

Que tout vous soit nouveau quand la femme est nouvelle! 

Et je me donnai à moi-même un an pour cons- 
truire et capitonner le vrai nid. 

La maison était grande et solidement bâtie, mais 
sans aucun caractère et assez mal distribuée. J'en 
refis les façades à grand renfort de majolique poly- 
chrome. Partant de ce principe que l'enseigne d'un 
faïéhcier doit être la faïence, je me logeai derrière 
une collection de carreaux riches, brillants et variés 
comme une carte d'échantillons. On nous en mit 
par-dessus la tête, c'est-à-dire que la poterie ver- 
nissée remplaça agréablement la tuile rouge. 

Le rez-de-cliaussée fut consacré à l'administration, 
le premier étage à la réception, et le deuxième à 
l'habitation proprement dite. Le cabinet de M. Si- 
monnot fut lambrissé de vieux chêne, égayé par 
quelques vitraux et flanqué d'un jardin d'hiver où 
j'entrais de plain-pied lorsqu'il me prenait fantaisie 
de dégourdir mes muscles sans sortir au grand air. 
Je plaçai les archives de la maison dans une salle 
voisine qui devait servir de bureau à mon secrétaire 
particulier. Il y avait ensuite une bibliothèque de 



366 LE ROBfAN d'un BRAVE HOMME 

prêt, pour instruire et pour amuser le personnel de 
la &brique, et Taile droite s'arrêtait là. En traver- 
sant le vestibule, on trouvait deux vastes galeries 
adossées Tune à l'autre. La première renfermait la 
série complète de nos produits et la collection de 
tous nos cuivres gravés pour l'impression de la 
faïence; la seconde était destinée à un petit musée 
où je me promettais de loger des spécimens de 
l'art céramique empruntés à tous les temps et à 
tous les pays. 

La distribution du premier étage fut une erreur 
assez coûteuse, mais qui nous occupa fort agréable- 
ment, ma femme et moi. Après la cuisine, l'office, 
la lingerie et une grande salle à manger décorée de 
quatre panneaux symboliques (la moisson, la ven- » 
dange, la chasse et la pêche), j'eus la malencon- • 
treuse idée de construire, d'orner et de meubler 
trois salons et un boudoir. Ces trois coquins de 
salons étaient de taille à contenir huit cents per- 
sonnes, c'est-à-dire huit fois plus de bourgeois des 
deux sexes qu'une battue en règle n'en eût ramassé 
dans Gourcy. Quant au boudoir, une merveille de 
luxe et de confort, Barbe n'y entra pas quinze fois 
en quinze ans. 

Nos chambres à coucher, en revanche, étaient 
aussi commodes qu'élégantes; je m'étais inspiré des 
Anglais, ces grands maîtres dans l'art du confort. 
Monsieur et madame occupaient une vaste pièce 
au milieu de la maison, sur le devant, avec trois 
fenêtres de façade. Un lit aussi large que long, 
2 mètres 30 dans tous les sens, était debout, la tète 
au mur, entre xieux consoles de marbre blanc pour 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 367 

là lampe et le livre du soir; un mobilier très simple 
et très solide en chêne laqué, blanc et bleu; deux 
grandes glaces appliquées au mur pour la. toilette 
de madame; dans la cheminée,» un grand feu de 
gaz enfermé par une grille de fer forgé. Une pen- 
dule et deux flambeaux de vieux Saxe, un petit 
lustre de verre de Venise; la tenture et les rideaux 
de perse claire, renouvelés et lavés tous les trois 
mois, un tapis gris piqueté de rouge qui couvrait 
tout l'appartement, sauf le cabinet de toilette, qui 
était revêtu de nattes de Chine du haut en bas. 

Ce luxe infiniment plus simple, mais aussi plus 
hygiénique que le capitonnage à la mode, était du 
goût de ma femme et du mien. Et, comme nul que 
nous et Catherine ne montait l'escalier du second 
étage, nous n'avions pas à tenir compte de l'opinion 
d'autrui. Je soupçonne pourtant que notre cabinet 
de toilette aurait pu faire des jaloux avec ces mar- 
bres purs, ses faïences gaies, les torrents d'eau 
chaude ou d'eau froide qu'on y faisait venir à vo- 
lonté, rien qu'en touchant un bouton de cristal, et 
sa grande baignoire de bronze, où je me lavais en 
athlète, de pied en cap, suivant le précepte et 
l'exemple de mon bon père, le charpentier. 

La nursery, construite pour loger un peuple de 
jeunes Dumont, nous bornait à droite et à gauche. 
Barbe avait fait passer de terribles quarts d'heure à 
l'architecte : « Il faut,' vous m'entendez, que j'aie la 
main sur mes petites filles. Cependant vous n'allez 
pas reléguer mes grandes filles à un kilomètre de 
leur mèrel Et mes garçons, monsieur? Je compte 
les nourrir aussi, sans toutefois les garder dans ma 



36S , LE ROliAN d'un BRAVE HOMME 

chambre : le repos du père est sacré. Arrangez-vous 
de telle façon que la nourrice sèche puisse me les 
. apporter sans éveiller personne lorsqu'ils auront 
besoin de moi. » * 

L'architecte fit de son mieux, et son mieux n'était 
pas trop mal, en vérité, pour la province. Mais on 
ne peut pas tout prévoir. Savait-il, le pauvre homme, 
en décorant le boudoir de ma femme, qu'elle ne me 
quitterait jamais d'une semelle, vivrait pour ainsi 
dire dans ma poche, apporterait sa chaise basse et 
ses petits ouvrages d'aiguille dans le cabinet du 
patron, dépouillerait la correspondance, répondrait 
aux clients, et économiserait à la maison Dumont la 
dépense d'un secrétaire? 

Pouvait-il deviner surtout que ces jolies chambrçs 
d'enfants, achevées avec tant de soin, surveillées avec 
tant d'amour au moment de l'Exposition universelle 
de 1855, seraient encore inhabitées en janvier 1860? 

Tout allait pourtant à merveille dans la fabrique 
et dans la maison. Nous avions obtenu la grande 
médaille d'or à Paris pour le service d'orchidées et 
d'oiseaux, sans le camés du milieu, bien entendu. 
La demande nous débordait; notre faïence était 
vendue avant d'être cuite : les étrangers la dispu- 
taient aux nationaux. Mon personnel, toujours crois- 
sant, arrivait à 580; mes bénéfices m'avaient permis 
de solder M. Simonnot avant le terme convenu. 
J'étais non seulement maître chez moi, mais pro- 
priétaire sans hypothèques. Et pas d'enfant I Pas 
même, en près de six années, une vague et fugitive 
espérance I Et Barbe avait si bonne mine I Elle était 
si jolie, si gaie ; elle faisait ses trois repas d'un si 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 369 

brillant appétit ! Nous nous aimions tant ! Je la vois^ 
assise à ma droite dans la vicloria neuve que je lui 
avais fait venir d'Orléans. En entrant dans la grande 
avenue qui coupe en deux le bois du Lézard, elle 
me dit : 

« Tu crois peut-être que je ne pense à rien, parce 
que je ne bavarde pas. Eh bien, tu te trompes, grand 
bête! Je me disais justement : Il est bon et il m'aime, 
ce mari que j'ai là. C'est lui qui m'a donné la voi- 
ture et les chevaux bai-cerise, et le cocher en livrée 
vert-bouteille. Sans lui , je n'aurais rien de tout 
cela; je ne suis pas née pour faire la dame; mais il 
me gâte, il m'aime, il est bon; je ne mérite pas 
d'être à lui I » 

Au cours des deux premières années, nous par- 
lions à toute minute des enfants que nous aurions. 
Puis l'habitude nous en passa ; Barbe ne m'arrêta 
plus dans nos promenades pour me faire admirer un 
morveux barbouillé de raisiné, qu'elle embrassait. 
Ce fut ensuite à qui de nous deux dirait le plus de 
mal de cette abominable marmaille qui casse tout 
dans la maison, s'oppose au travail sérieux, trouble 
l'intimité des parents. Nous nous trouvions très bien 
ainsi, on ne pouvait pas être mieux, l'invasion d'un 
intrus gâterait la parfaite ordonnance de notre vie. 

N'importe ; il y avait des jours où la maison nous 
semblait bien déserte, et d'autant plus déserte qu'à 
nous deux nous ne faisions qu'un. J'aurais donné 
de bon cœur la moitié de ce que je possédais ^ur 
voir rouler une poupée sans bras dans l'escalier ou 
rencontrer un cheval de carton sur trois pattes à la 
porte de mon cabinet. 



XIV 



LA FAMILLE 



M. Cazal, mon médecin, devenu mon ami, m'avait 
dit quelquefois dans les premiers temps de mon 
mariage : « Je ne vous souhaite pas d'être père trop 
tôt. » Peut-être craignait-il que le goût de Targent, 
surexcité par l'esprit de famille, étouffât peu à peu 
mes sentiments d'humanité et me rendît aussi dur 
que M. Simonnot et tant d'autres riches patrons. Le 
tait est que mon stage, infiniment trop long à mon 
gré, ne fut pas perdu pour tout le monde. Un homme 
sain d'esprit épargnera sans doute pour lui-même, 
mais il ne liardera jamais qu'au profit de ses héri- 
tiers directs. 

De 1855 à 1860, n'ayant que des collatéraux à 
pourvoir, je m'occupai pour ainsi dire exclusive- 
ment de ma grande famille ouvrière. J'-organisai 
une société de secours mutuels et je la dotai ; je 
savais que dans le prolétariat c'est le premier ar- 
gent qui coûte. La Caisse d'épargne de Ciourcy 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 371 

n'avait pas grand succès avec ses quatre pour cent 
d'intérêt; elle ne servait guère qu'à receler les 
profits illicites des cuisinières. Je lui fis concur- 
rence en empruntant les économies de nos ouvriers 
à un taux que la loi n'a prévu que pour l'interdire. 
Ces braves gens devinrent tous des usuriers sans le 
savoir, car ils prêtèrent à dix pour cent. Peu m'im- 
portait de payer l'argent cher, puisque mon capital 
produisait au moins dix; d'ailleurs l'essentiel était 
de rendre Fépargne attrayante : une fois le pli pris, 
le petit capital ébauché, on peut laisser le prolé- 
taire à lui-même ; il a le cœur bourgeois. Tous les 
chefs de famille que j'occupais chez moi assurèrent 
leur vie; il m'en coûta une légère subvention, mais 
j'y gagnais encore, puisque les orphelins ne furent 
plus à la charge de la fabrique. Mon personnel lar- 
gement payé, nourri et vêtu à bon compte, ne 
s'aperçut pas du renchérissement général. Ce fléau 
du second Empire, attiré par la dépréciation de l'or 
et de l'argent, par l'achèvement des chemins de fer, 
par les grèves, passa près d'eux sans les toucher. 
Mais j'eus à lutter vaillamment contre le mal de 
l'agiotage, contre les placements aléatoires, contre 
ces abominables loteries à 25 centimes qui ont volé 
de& millions aux pauvres et aux ignorants. 

Pour donner une satisfaction légitime à ce goût 
de Yalea, cet amour de l'éventuel qu'on trouve au 
fond du cœur de tous les hommes, j'instituai les 
gratifications d'inventaire. C'était le partage inégal, 
mais équitable, d'un tantième de mes bénéfices 
entre mes collaborateurs. Les éléments essentiels 
de ce travail étaient la prospérité de l'usine et le 



372 LE ROMAN d'un BRAVE HOBOIE 

mérite des parties prenantes; toutefois on faisait 
entrer en ligne de complo la silualioii personnelle 
du travailleur et particulièrement ses charges de 
famille J'associais ainsi la main-d'œuvre et Je cipital, 
le travail roulant et le travail consolidé; mais je le 
faisais à titre purement gracieux, sans permettre à 
qui que ce fût de s*ingérer dans mes affaires et sans 
reconnaître aucun droit sur le gain à ceux qui 
n'avaient pas risqué la perte. 

Tout cela marchait à merveille^ et Basset^ mon 
grand conseiller, m'applaudissait de loin comme le 
modèle des patrons, lorsque j^eus enfin le bonheur 
d'être père. 

Pierre est né le 12 mai 18G0, à huit heures du 
matin, par une pluie battante. Je me vois encore, 
nu-tète, en pantoufles, courant comme un fou sous 
l'averse, de la maison aux bureaux, des bureaux 
aux magasins, des magasins aux ateliers, des ate- 
liers aux fours, et criant à qui voulait l'entendre : 
a Messieurs! mes amis! mes enfants! j'ai un fils! 
Oncle Joseph, vous avez un petit-neveu ! Charles, 
tu as un petit-cousin ! Victor, j'ai un fils! Venez tous, 
que je vous montre mon fils I » 

Les employés me félicitèrent, la famille m'em- 
brassa, les ouvriers poussèrent des vivats à n'en 
plus finir : « Vive M. Dumont ! vive madame Dumont ! 
vive le petit Dumont I » Un des plus vieux me dit en 
me serrapt la main : « Ma foi ! patron, vous avez assez 
fait pour les autres : il était temps de penser à 
vous. » 

J'allai, je vins, je courus ainsi pendant une heure, 
jetant à tous ces braves gens le trop-plein de ma 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 373 

joie, mais revenant sans cesse à la maison, pour 
m'assurer que Barbe se portait bien et que l'enfant 
était toujours là. Pomponné par les mains de Cathe- 
rine, il dormait sur- mon oreiller tout près de sa 
chère maman, qui ne me parut jamais plus jolie. 
Elle était rose, elle était fraîche, ses yeux brillaient; 
la voix seule semblait un peu languissante lors- 
qu'elle me disait : 

- c Papa , tu n'es pas raisonnable de courir ainsi 
sous la pluie. Tu veux donc enrhumer le père de 
mon enfant ? > 

Catherine me forçait de me changer, le docteur 
me faisait asseoir, mais je ne tenais pas en place. 
J'aurais voulu être partout, et cependant je n'étais 
bien que là, au pied du lit. 

Nous trouvions tous que Pierre était énorme et 
qu'il devait, peser très lourd. M. Cazal hochait la 
tête : c C'est un enfant comme les autres, ni gros ni 
petit, ni fort ni faible, mais bien bâti : on peut s'en 
contenter tel qu'il est. 

— Il ressemble à son père, disait Barbe. 

— Non, répondais-je ; c'est tout ton portrait. 
Voyons, docteur 1 

— Vous n'y entendez rien ni l'un ni l'autre, mes 
amis. Cet illustre héritier ressemble pour le mo- 
ment à tous les jeunes messieurs de son âge ; il est 
sensiblement moins beau qu'un chat ou un chien 
nouveau-né, et il a l'air d'une cerise à l'eau-de-vie. 

— Fi! l'horreur 1 

— les illusions I tant paternelles que mater- 
nelles I » 

Ma chérie, qui pensait à tout, me dit : 



874 LE ROMAN D'tJN BRAVE HOMME 

c Fais atteler le coupé ; il faut que tu ailles à 
Launay embrasser maman La France et nous rame- 
ner si tu peux. Tu passeras par la. mairie pour dé- 
clarer ton ills, et tu annonceras la nouvelle à l'oncle 
Bernard. Entre au télégraphe et envoie une demi- 
douzaine de dépêches à nos autres parents ; je sais 
que tu n'oublieras ni Jean, ni les bons vieux des 
Martigues. Ce soir, tu écriras à Basset et à tous les 
amis. A propos I L'ancien maire, qui t'a adopté au 
nom de la ville, M. Morand, a droit à une visite. 
Le pauvre hqmme est cloué dans son fauteuil depuis 
bien des années : raison de plus pour l'aller voir. » 

Quelle femme ! elle ne songeait qu'aux devoirs et 
aux bienséances. Au lieu de se dorloter comme tant 
d'autres et de prendre un repos qu'elle avait bien 
gagné, elle travaillait, travaillait dans son in&ti- 
gable petite tête. 

J'exécutai tous ses commandements de point en 
point, et je suivis l'itinéraire qu'elle m'avait tracé, 
mais ce ne fut pas sans faire bien des crochets. La 
pluie avait cessé, on voyait quelques passants dans 
les rues de Gourcy, et j'étais incapable de saluer 
tout simplement les visages de connaissance. Bon 
gré mal gré, il me fallait arrêter la voiture, sauter 
sur le pavé, raconter la nouvelle, embourser des 
compliments, échanger des poignées de main. 
L'homme heureux ne connaît pas d'indifférents, il 
ne rencontre que des amis. 

La maman Dusommier, papetière, qui vendait 
des jouets d'enfants, me salua du seuil de sa bou- 
tique. Je m'arrêtai et je descendis : la bonne dame 
avait beaucoup connu ma mère, et elle m'embrassa 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 375 

comme autrefois lorsque je passais devant chez elle 
avec mes prix. 

En regardant du coin de Tceil les jc^ujoux de 
toutes couleurs qui emplissaient son étroite maison, 
j'eus une idée. 

« Chère madame, lui dis-je, faites-moi le plaisir 
d'envoyer tout ce stock aux écoles primaires : 
moitié pour les garçons, moitié pour les filles. C'est 
Pierre, le petit, qui paye ainsi sa bienvenue à ses 
futurs concitoyens. Mon caissier réglera la facture 
sans marchander. > 

Le secrétaire de la mairie se chargea de trans- 
mettre au bureau de bienfaisance une somme très 
ronde pour les pauvres inscrits, et le brave M. Mo- 
rand en accepta une autre, un peu plus forte, pour 
les pauvres honteux , qu'il assistait toujours secrè- 
tement; en souvenir de sa longue magistrature. Je 
donnai à l'hôpital, à l'hospice des vieillards, aux 
détenus de la prison de ville : j'aurais voulu donner 
aux mauvais riches et aux avares, pour que lout le 
monde fût content. 

Avant de partir pour Launay, je pris la route à 
gauche et je me fis arrêter devant le cimetière. La 
porte était fermée et le fossoyeur absent, mais peu 
m'importait, ce jour-là : j'avais des ailes. Je franchis 
la muraille, je courus à la tombe où mon père et ma 
mère dorment ensemble du grand sommeil, et je 
m'entretins longuement avec eux. Je promis à celui 
qui avait sauvé ma chère Barbe, et à celle qui était 
morte pour moi, d'élever leur petit-fils dans le 
culte de leur mémoire, dans le respect de leurs 
idées et la pratique de leurs vertus. 



376 LE ROMAN D*UN BRAVE HOMME 

Maman La France, informée de révènement par 
la rumeur publique, n'avait eu garde de m'attendra 
au gîte. Je la rencontrai à mi-chemin, au bas de la 
côte, juchée sur une botte de paille dans la charrette 
de Laurent du moulin, Thomme à l'écrevisse, mon 
ancien camarade de Launay. Ce bon grand diable 
arrêta ses chevaux, enleva ma grand'mère à bout de 
bras et la porta dans ma voiture. Il ne voulut pas 
accepter le prix de son service. « C'est d'amitié, dit- 
il; et d'ailleurs on n'a pas tous les jours l'occasion 
d'embrasser un homme heureux. » 

Oui, j'étais bien heureux ! Heureux jusqu'à l'afifa- 
dissement, au malaise, à la pâmoison. En revoyant 
la vieille mère de nous tous, je fus comme assailli 
par une multitude confuse de souvenirs joyeux et 
tristes; je pensai surtout iç tous ceux qui man- 
quaient à la fête après avoir tant peiné, tant lutté 
pour me faire ce que j'étais. Et les misères, les an- 
goisses, les- douleurs du passé contrastaient telle- 
ment avec la félicité présente que je me sentis 
défaillir. Maman La France devina ce que j'éprou- 
vais, et elle n'imagina rien de mieux que de m'al- 
longer un grand coup de fouet dans le côté le plus 
sensible : c Or çà, dit-elle, en route! il me tarde de 
voir Dumont. » 

Au fait, ce petit Pierre, avec sa tête grosse comme 
une orange d'un sou dans un bonnet de toile de 
Hollande, était l'aîné de ma maison, 1 héritier du 
vieux nom plébéien, le chef d'une nouvelle famille. 
Je n'y avais, ma foil pas songé; c'était la première 
fois qu'on me disait en un mot tant de choses sur 
son compte; et il me tardait de le voir sous son 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 377 

aspect nouveau. Fouette cocher I Allons voir si Du- 
mont a passé une bonne journée I 

Je le trouvai éveillé sur les genoux de sa nourrice 
sèche, qui le gorgeait d'eau sucrée. Catherine fu- 
sillait de ses regards cette pauvre étrangère qui lui 
avait volé le petit. Mais il fallut que ma vieille 
bonne se fit une raison. Je ne plaisantais pas sur 
l'éducation; je voulais que mon fils fût élevé par 
une Anglaise et qu'il apprît l'anglais en même 
temps que sa langue maternelle; car je savais par 
mon expérience et par celle de l'ami Basset que, 
dans l'ancien et le nouveau monde, un homme qui 
parle anglais en vaut deux. 

Maman La France était un peu scandalisée des 
libertés que la bonne anglaise octroyait à son arrière- 
petit-fils. Abandonner ce corps frôle à lui-même! 
L'affranchir du maillot traditionnel! C'était vouloir sa 
mort... a Ton père, ta tante, tes oncles ont été fi- 
celés, pendant au moins six mois, comme de vraies 
andouilles. Dis-moi si leur santé en a soùfifert ou 
si leur caractère s'en est jamais ressenti! » Lors- 
qu'on promenait Tenfant au grand air dans le jardin 
de la fabrique, elle nous demandait si nous pre- 
nions à tâche de l'enrhumer. La digne femme pous- 
sait les hauts cris en voyant les repas de Barbe, et 
les bouillons, les verres de vin de Bordeaux, les 
biscuits qu'elle absorbait sans relâche entre le dé- 
jeuner et le dîner. « Grand'maman, répondait ma 
chérie, le premier devoir d'une nourrice est de se 
nourrir elle-même : c'est pourquoi je bois à ma 
soif et je mange à mon appétit. » Au bout de quinze 
jours de ce régime la petite mère trottait comme une 



378 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

souris dans la chambre et l'enfant éclatait de usante. 
Alors maman La France, sans avouer que sa mé- 
thode n'était pas la meilleure, fut rassurée sur 
l'avenir de la famille et reprit le chemin de Launay 
« pour voir si ses poules avaient bien pondu ». Je la 
reconduisis moi-même, et je m'assurai par mes yeux 
qu'elle était comme un coq en pâte dans sa vieille 
moitié de maison. Nous étions partis à une heure 
au sortir de table, et mes chevaux avaient brûlé la 
route en vingt minutes. Cependant elle me dit 
avant de prendre place dans sa bergère : « Qu'est- 
ce que je vais t'offrir? » L'hospitalité des campa- 
gnes I 

A rheure où j'écris ces mémoires, Pierre mon fils 
aâné est à l'École polytechnique. Je ne voudrais pas 
l'exposer aux risées de ses camarades en détaillant 
les souvenirs très chers que sa première enfance 
nous a laissés. Un sergent (car il Test, et mon cœur 
paternel se gonfle à cette idée), un sergent de l'École 
par excellence est presque un personnage. Ce serait 
peut-être entamer son prestige, écorner son au- 
réole, dédorer son galon que de raconter sa vie in- 
time d'un an à cinq, les bosses qu'elle se fit au front 
sur le tapis de la nursery^ malgré un bourrelet qui 
avait un faux air de couronne royale; l'escargot qu'il 
cueillit sur une haie et dévora tout vif, au grand 
effroi de la bonne anglaise, et le coup de bec qu'il 
reçut tout près de l'œil droit, en voulant dénicher 
des œufs de dinde blanche. Tirons un voile sur ces 
événements I Oublions qu'il eut la rougeole avec 
son frère Jean, saint-cyrien de la dernière promo- 
tion, et qu'il me donna la coqueluche eYi dépit de 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 379 

Catherine, qui répétait obstinément : « C'est impos- 
sible; tu Tas eue en 1832 ! y> 

Contentez-vous de savoir qu'en dix ans ma femme 
me donna deux fils et deux filles, qu'elle les nourrit 
tous d'un lait riche et généreux et que ce petit 
monde vint à bien. Les garçons, après avoir hésité 
quelque temps, prirent parti de me ressembler; les 
filles se modelèrent d'emblée sur. le type fantasque 
et charmant de leur mère. Elles étaient petites et 
brunettes, mais nullement ébourifl'ées; ils étaient 
blonds, robustes et très grands pour leur âge. Tout 
ce petit monde s'aimait et nous aimait; on faisait de 
belles parties le matin en chemises longues, sur mon 
grand lit, que le docteur Cazal appelait leur champ 
de manœuvre. Je. leur fis au second étage une 
grande salle d'étude tendue de cartes géographi- 
ques, de dessins d'animaux^ de tableaux instructifs, 
et meublée de grandes armoires en chêne clair où 
ils avaient sous la main leurs collections d'histoire 
naturelle, leurs pièces d'aiiatomie élémentaire, leur 
microscope et quelques autres instruments de physi- 
que, enfin les meilleurs livres des librairies Hachette 
et Hetzel. Leur gymnase était dans mon jardin. 
Quant à leur salle de récréation , c'était la fabri- 
que. 

Lorsque les deux bonnes anglaises et la Fraulein 
hanbvrienne ne suffirent plus à la tâche, je fis venir 
comme renfort une ancienne maîtresse de pension, 
Mme Santeuil, et un jeune professeur de collège, 
M. Evrard; mais je n'abdiquai jamais mon droit de 
contrôle. Comme vieux lauréat et surtout comme 
instituteur émérite laissé pour mort au champ 



380 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

d'honneur, j'avais voix au chapitre; le maître et la 
maîtresse m'écoutaient avec plus de déférence 
qu'un père de famille ordinaire, servi pour son ar- 
gent. Je leur rendais leur politesse en égards et en 
prévenances, mais j'avais l'œil ouvert; je proscri- 
vais impitoyablement les légendes les plus accré- 
ditées, les hypothèses les plus commodes et les 
mensonges historiques les plus ofidciels. Le mot 
d'ordre de la petite classe était : ne rien enseigner 
aux enfants qu'on ne puisse prouver ou expliquer. 

Persuadé que le travail assis est jusqu'à un cer- 
tain âge un supplice inutile, je l'avais limité, même 
pour les garçons, à deux séances d'une demi-heure 
au maximum; mais ils étudiaient toute la journée 
en regardant, en écoutant, en questionnant, et, lors- 
qu'ils cessaient d'occuper leur esprit, c'était pour 
exercer leur corps. Pierre et Jean galopaient sur deux 
jolis poneys des Landes. Ils tombaient quelquefois, 
mais adroitement, bien en dehors de leurs montures, 
sans s'exposer aux coups de pied. 

Leur éducation morale était exclusivement réser- 
vée à la mère et à moi. Nous avions tout lieu d'es- 
pérer qu'ils ne seraient pas méchants, étant issus de 
nous, ni malhonnêtes, puisqu'ils ne manqueraient de 
rien. Mais je craignais la sotte vanité, si commune 
chez les enfants riches, le mépris des inférieurs, 
l'insolence qui fleurit en pleine terre autour des 
parvenus. Je ne me serais jamais consolé si mes 
garçons avaient été ce qu'on appelle des fils de fa- 
mille. On ne pouvait pourtant pas leur crever les 
yeux pour leur cacher l'aisance de la maison, le 
luxe qui les entourait, l'autorité que nous exercions 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 381 

sur le peuple de la fabrique. Mais j'eus soin d'écar- 
ter tout ce qui rassemblait à de l'ostentation. Mes 
cbevaux étaient bons, mais l'écurie n'était pas somp- 
tueuse ; nous avions des voitures simples, des bor- 
nais modestes, des serviteurs en petit nombre et 
sans livrée. Jamais on ne parlait d*argent en présence 
des enfants, et lorsqu'ils en parlaient, lorsqu'ils lan- 
çaient une question indiscrète, on répondait invaria- 
blement : « Papa travaille du matin au soir pour ga- 
gner sa vie et la vôtre. » 

Un jour que Pierre avait traité un domestique 
avec hauteur, je lui fis observer que moi, son père, 
je témoignais toujours la plus respectueuse amitié à 
Catherine. 

a Bah I reprit-il, Catherine n*est pas domestique 
chez nous. 

— Eh bieni qu'est-ce qu'un domestique? » 
Il se gratta la tête et finit par répondre : 

a Dis-le-moi I 

— Un domestique est un ouvrier qu'on paye au 
mois ou à l'année pour faire dans la maison cinq ou 
six métiers très difficiles, dont tu ne sais pas un 
seul. Essaye seulement ce soir, à dîner, de changer 
une fois les assiettes. » 

Il essaya, fit maladresse sur maladresse, cassa un 
peu, salit beaucoup, et finit par demander grâce. . . 
€ Juge un peu, lui dis-je, si tu étais forcé de faire 
un lit, de frotter un parquet, de cirer les souliers, 
de brosser les habits, d'épousseter les meubles, de 
nettoyer les glaces et les carreaux, de passer les 
couteaux à la planche et l'argenterie à la peau, de 
laver la vaisselle et de faire la cuisine! Il y a pour- 



3BA le rouan d'un brave homme 

fant neuf maisons bourgeoises sur dix où ces diverses 
industries sont exercées par une seule personne qui 
s'appelle bonne à tout faire. Justement Catherine 
était bonne à tout faire chez mes parents; elle sa\'ait 
même soigner les malades au péril de sa vie, et 
c'est pourquoi je la respecte et l'aime de tout mon 
cœur» » 

Mais les défauts des enfants ne se corrigent pas 
d'un seul coup ; c'est un travail qui se fait par mille 
et mille retouches. A quelque temps de l(i, mon 
polisson me demanda à brûle-pourpoint, devant 
plusieurs personnes : 

« Papa, les ouvriers, avec qui ça se marie- t-il? 

— Avec qui, mon garçon? Mais par exemple avec 
ta grand'mère. » 

Il ne comprenait pas. Je poursuivis : 

« Oui, mon père étdt ouvrier comme ceux que 
tu vois là-bas^ lorsqu'il demanda et obtint la main de 
ma regrettée mère. 

— Et elle a bien voulu...? 

— Serais-tu là, nigaud, si elle avait dit non? Heu- 
reusement pour toi et pour moi, elle a répondu oui, 
et d'autant plus volontiers qu'elle-même était fille 
d'un ouvrier. Mais moi aussi j'ai travaillé de mes 
mains. Il n'y a pas un atelier dans la fabrique où 
je n'aie retroussé mes manches comme apprenti 
d'abord, ensuite comme ouvrier et enfin comme 
contre-maître. 

— Tu n'étais donc pas au collège ? 
^ J'y avais été. » 

Il ne répliqua plus, mais je vis bien qu'il lui res- 
tait un doute. Aussi, Je lendemain matin, à huit 



LE ROMAN D*UN BRAVE HOMME 383 

« 

heures, je revêtis la blouse blanche et je Tinvîtai à 
me suivre. Il me fit observer que c'était l'heure de 
sa première leçon. 

« Tu n'y perdras rien, lui dis-je ; c'est aussi une 
leçon que je vais te donner. » 

Je le menai tout droit à un des ateliers de tour- 
. nage, et je m'arrêtai avec lui devant un de nos plus 
vieux ouvriers, le père Garnet. 

< Mon cher Garnet, dis-je au bonhomme, je vous 
présente mon fils Pierre. 

— Oh ! je le connais bien, monsieur Dumont. 

— Peut-être un jour serez-vous son professeur, 
comme vous avez été le mien. 

— C'est pourtant vrai, monsieur Dumont, que je 
vous ai mis la main à la pâte. » 

Tout en causant, il adaptait l'anse à un vase de 
l'usage le plus intime et le plus familier. 

« Parbleu ! lui dis-je, donnez-moi votre place et 
passez-moi une boulette. Je veux faire mes preuves 
devant ce petit monsieur et lui offrir un spécimen 
de mes talents. De cette façon, mon ami, tu ne te 
' mettras pas au lit sans penser au métier de ton 
père. » 

J'exécutai la pièce en maître, et je l'envoyai au 
séchoir après l'avoir marquée de mon cachet. Deux 
joura après, le petit Pierre assista à la mise au four. 
Quand le biscuit fut refroidi, je le décorai de pein- 
tures, je remaillai moi-même et j'en fis quelque 
chose de trèa soigné. Nos Tourangeaux s'amusaient 
fort de cette fantaisie rabelaisienne, mais Pierrot 
riait un peu jaune. Il eut son vase, il le garda, il 
s'habitua à répondre sans morgue et sans colère aux 



384 LE ROUAN d'un BRAVÉ HOlfMB 

ouvriers qui lui demandaient en passant si le pot 
n'était pas cassé. 

En octobre 1869, il entra comme externe au col- 
lège. L'enseignement y était des plus médiocres; 
mais la camaraderie était bonne, comme dans toutes 
les écoles de l'État. Le petit homme se frotta, s'as- 
souplit, émoussa peu à peu les angles de son carac- 
tère, et totit fut pour le mieux. Mais ma grand'mère, 
un jour que nous étions allés tous à Launay, le 
trouva pâle. Elle étendit sa critique à Jean et aux 
fillettes. (( Tes enfants, me dit-elle, ne font pas de 
bonne viande ; on voit qu'ils sont des citadins, je dis 
plus : des nourrissons de manufacture. Tu leur fais 
prendre de l'exercice, c'est bien, mais ce n'est pas 
assez. L'ombre de tes bâtisses énormes pèse sur 
eux. Il manque à leur régime le bon air et surtout 
le grand air. Je te conseillerais de les laisser à Lau- 
nay, si j'avais dix années de moins. Mais pourquoi 
n'achètes-tu pas, près de la ville, un petit bien de 
campagne? L'argent est peu de chose en compa- 
raison de la force et de la santé. C'est ici que tu as 
fait provision de vigueur, et tu y as acquis pai--des- 
sus le marché la science des champs, qui en vaut 
bien une autre. A toi de réfléchir et d'aviser! » 

Elle avait raison, ma grand'mère. Raison, tou- 
jours raison 1 comme dit Figaro, ce drôle très hu- 
main. Barbe s'émut de son diagnostic; elle opina 
qu'il fallait acheter ou louer n'importe quoi, une 
chaumière ou un château, mais plus tôt ^ue plus 
tard. 

Ce fut un château qui s'offrit ; car, dans ce siècle 
très pratique, sur cent propriétés de luxe, il y en a 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 385 

toujours cinquante à vendre. Mon notaire, qui n'était 
pas M. Pichenot (car Theureux époux de Caroline 
Baron avait levé le pied sans sa femme et ses deux 
enfants), mon honnête notaire, M. Lavaur, me parla 
de Larcy, l'ancien domaine des Foulard. On avait 
tout vendu après la fuite du fameux député ; les 
fermes étaient morcelées et donnaient de bon blé à 
six douzaines de paysans; mais le château, le parc 
et un bout de réserve, en tout soixante hectares 
clos de murs, avaient souvent changé de mains sans 
trouver un propriétaire définitif. Le premier avait 
fait argent du mobilier et vendu les plus beaux ar- 
bres du parc ; le second avait exploité une carrière, 
et il y avait perdu de l'argent ; le troisième avait ha- 
bité bourgeoisement, mais il s'était bientôt aperçu 
que l'entretien des toitures, la réparation du mur 
d'enceinte, le ratissage des allées et l'impôt des 
portes et fenêtres absorbaient les trois quai1;s de son * 
modeste revenu. Bref, ce pauvre Larcy était à ven- 
dre pour la quatrième fois depuis vingt ans, et dans 
le plus piteux état, le château délabré, les communs 
lézardés, les sauts de loup comblés, vingt brèches 
dans les murs, les pelouses envahies par la mousse, 
l'herbe à faucher dans les allées, la réserve en fri- 
che : elle n'avait pas vu en cinq ans une voiture de 
fumier. Aussi le dernier acquéreur était-il résigné à 
donner le tout pour un morceau de pain : deux mille 
francs l'hectare, les bâtiments compris. 

Comme 1^ station de Larcy n'est qu'à dix-sept mi- 
nutes de la ville par les trains-omnibus, il ne me fut 
pas malaisé d'étudier l'affaire sur place, et je m'as- 
surai par mes yeux que le mal était plus apparent 



386 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

que réel. Le château, d'un bon style, construit sous 
Louis XVI en matériaux de premier choix, pouvait 
se restaurer à bon compte. Les communs, bâtis en 
léger, étaient plus malades, mais réparés légère- 
ment, comme on les avait faits, ils donneraient, sans 
grande dépense, une écurie de dix chevaux, une 
remise de dix voilures, les chambres de dix domes- 
tiques, c'est-à-dire deux ou trois fois plus de couvert 
qu'il ne nous en fallait. Quelques journées de terras- 
siers et de maçons rétabliraient la clôture, dont les 
grilles étaient solides et splendides; la herse et le 
guano remettraient les pelouses en bon état ; une 
brouette-sarcloir et quelques tombereaux de gravier 
feraient reparaître les allées ; quant à la ferme, il 
suffirait de dix bœufs et de deux cents moutons 
pour réveiller sa fécondité endormie. Au demeu- 
rant, la cognée des Vandales avait oublié de beaux 
chênes dans les massifs; les taillis avaient repoussé, 
les pièces d'eau restaient parfaitement étanches dans 
leur béton bordé de pierre; la petite rivière courait, 
fraîche et limpide, entre deux rangées d'iris jaunes, 
sur les cailloux argentés. Le potager manquait de 
fruits, de fleurs et de légumes, c'est-à-dire de tout; 
l'orangerie était déserte, et les deux serres, la chaude 
et la tempérée, avaient cela de commun qu'elles 
étaient également vides ; mais j'estimai en père de 
famille qu'une trentaine de mille francs, sagement 
employés, raccommoderaient tout. Là-dessus, je re- 
pris le train, je passai chez maître Lavaur, je l'invi- 
tai à payer au plus tôt 120 000 francs avec les frais, 
et je rentrai en disant à ma femme : « Embrasse le 
nouveau seigneur de Larcy I » 



I 



LE ROlfAN d'un BRAVE HOMME 387 

Savez- VOUS ce qu'elle me répondit? 

« Je t'adore 1 » 

Il n'y a cependant aucune corrélation entre l'achat 
d'un domaine rural et les sentiments légitimes d'une 
femme pour son mari I 

Barbe vint avec moi prendre possession de ses 
4erres; elle me donna des conseils et dirigea les pre- 
miers travaux, car nous nous étions empressés de 
mettre l'entrepreneur en campagne. 

Je tombai, de fortune, sur un gaillard actif. Il ne 
possédait pas un sou vaillant et subsistait au jour le 
jour sur mes avances; mais il avait le diable au 
coi'ps : aussi est-il devenu presque riche en moins 
de dix ans. 

Aussitôt après les grands froids, qui ne sont 
jamais bien t&rribles dans nos pays, il jeta du monde 
partout, dans le château, dans les communs, dans 
les allées, dans la petite ferme, à la clôture. Larcy 
ne fut qu'un immense chantier; les terrassiers et les 
maçons couchaient littéralement sur la brèche. Les 
couvreurs arrivèrent bientôt; les peintres, vitriers 
et colleurs de papier emboîtèrent le pas. Bref, nous 
étions chez nous le 1" juin. Petitement meublés, car 
le tapissier de Ville vieille ne m'avait pas tenu parole, 
mais campés à la bonne franquette dans des appar- 
tements où l'on se perdait quelquefois. 

Tous les matins, à sept heures et demie, je prenais 
le train avec Pierre ; il allait au collège et moi à la 
fabrique. Nous déjeunions ensemble, en garçons, 
servis par Catherine, qui s'était, elle-même, consti- 
tuée gardienne du logis. La journée faite, l'enfant 
me retrouvait à la gare. Barbe, Jean, Geneviève et 



388 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

Pauline nous attendaient à la station ou à la princi- 
pale grille du parc. On s'embrassait à la ronde et 
on allait dîner au grand £^ir si le temps était beau, 
tantôt ici, tantôt là, selon le caprice de ma femme. 
Elle variait nos plaisirs et donnait à chacun de nos 
repas le charme et l'imprévu d'une partie de cam- 
pagne. Pauline était toujours de la fête, quoiqu'elle 
eût à peine dix-huit mois. Tous nos enfants ont diné 
à table dès qu'ils ont pu se tenir sur une chaise 
haute. Cette coutume entraine un supplément de 
blanchissage, mais la santé et l'éducation rachètent 
bien ce qu'il en peut coûter. 

Un beau soir de juillet 1870, Pierre, qui venait de 
composer pour les prix, me dit en montant en wagon : 

a Papa, est-ce vrai ce que l'on raconte au collège? 
Nous allons déclarer la guerre aux Prussiens? ]» 

Je confessai sans aucune honte que je n'en savais 
rien, n'ayant pas ouvert un journal depuis quinze 
jours ou un mois. La politique était ma bête noire : 
comment aurais-je pu lui pardonner la mort ou l'exil 
de mes plus chers amis? La souveraineté nationale, 
confisquée violemment par un homme et stupide- 
ment abdiquée par les trois quarts des électeurs, 
n'était plus qu'un mot vide de sens. Aussi m'étais-je 
toujours abstenu de faire acte de citoyen. Pourquoi 
voter, lorsque le candidat officiel était élu d'avance? 
Je ne savais pas si les urnes étaient de marbre, de 
bronze ou de bois. Aux élections de 1869, lorsque 
l'esprit pubhc commença à se réveiller, l'union 
libérale du département voulut opposer ma candi- 
dature à celle du gros Taillemont. Je répondis au 
président : 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 389 

« Cher monsieur, je fais de la faïence et non de 
la politique ; je ne suis pas citoyen de Courcy, mais 
de Faënza. » 

J'avais tort, et grand tort. Que celui qui ne s'est 
jamais trompé sur ses devoirs de Français me jette 
la première pierre! 

J'avouerai, pendant que j'y suis, que le» questions 
de guerre et de paix me laissaient généralement 
calme. J'avais suivi avec un intérêt assez vif la cam- 
pagne d'Italie, parce que, si la France est notre 
mère, l'Italie est la grand'maman. Encore avais-je 
été déçu et écœuré par. le traité de Yillafranca. Mais 
que l'on fît tuer nos soldats en Grimée pour les 
Turcs, en Chine pour les Anglais, au Mexique pour 
un banquier suisse ou pour un archiduc d'Autriche, 
voilà ce qui ne faisait pas vibrer en moi la fibre 
patriotique! Et cette sempiternelle campagne d'Al- 
gérie! Cette pluie d'or et de sang tombée sans 
interruption depuis quarante ans sur une terre où 
nous n'avons jamais récolté que de la graine d'épi- 
nards!. C'est ainsi que j'envisageais les aventures 
militaires du gouvernement impérial. Je n'y voyais 
qu'un jeu brillant, joué par une ambition dynastique 
qui engageait la partie en notre nom, la gagnait pour 
notre compte et nous forçait ensuite à payer. 

Lorsque Pierre me raconta les bruits qui circu- 
laient dans la cour du collège, l'outrage fait par le 
roi de Prusse à notre ambassadeur, l'indignation 
soulevée au Corps législatif et l'imminence d'une 
nouvelle campagne, je haussai les épaules en 
homme que cela n'émeut guère, et je dis à l'enfant : 

« C'est bien simple. L'armée française est invinci- 



390 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

ble : elle battra les Prussiens, elle ira à Berlin; on 
signera la paix, et notre dette s'augmentera d'un 
milliard, dont nous aurons la rente à payer, moi 
d'abord, foi ensuite, et tous nos descendants jusqu'à 
la fin des siècles, i^ 

Il fallait être un grand génie, avoir le coup d'œil 
de M. Thiprs pour risquer une autre hypothèse. Les 
hommes de simple bon sens, comme moi, croyaient 
aveuglément à la supériorité de nos généraux, de 
nos soldats, de nos canons, de nos fusils, de nos 
mitrailleuses. Mon beau-frère, Jean Bonafigue, qui 
n'était pas un sot, prétendait que rien ne résiste à 
la furie française. « Placez-moi, disait-il, avec ma 
compagnie devant une batterie de canons aussi per- 
fectionnés qu'on voudra. Je n'aurai que trois mots 
à dire : A la fourchette! Ils s'élancent au pas gym- 
nastique, baïonnelte en avant, embrochent les ser- 
vants sur leurs pièces, enclouent les canons ou les 
retournent contre l'ennemi, et le tour est joué. Pas 
plus difficile que ça ! » 

Pauvre garçon ! Il le disait parce qu'il le croyait, 
et il le croyait parce qu'il l'avait vu de ses yeux, 
plutôt deux fois qu'une. Sa confiance était partagée 
par toute la famille. Barbe doutait si peu de la vic- 
toire qu'en écoutant les nouvelles que nous lui 
apportions, elle b^tit des mains et s'écria : 

« Quel bonheur! il y aura peut-être enfin de l'avan- 
cement pour mon pauvre frère 1 » 

Il venait seulement de passer capitaine, à qua- 
rante ans. 

Les leçons de mon père, ce citoyen du monde, et 
surtout mon voyage autour de l'Europe, avaient tué 



^ LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 391 

f 

en moi le patriotisme exclusif du grand papa La 
France. Vennemi était à mes yeux un être de rai- 
son , un pur fantôme; on pouvait en médire à 
satiété : je souriais, je n'y croyais plus. Les Anglais, 
que j'avais pratiqués dans leur île riante et large- 
ment hospitalière, avaient mon estime et ma sympa- 
thie; je gardais le plus tendre souvenir aux loyaux 
Scandinaves de la Suède et du Danemark ; les 
Russes étaient charmants, les Autrichiens pleins 
d'esprit et de bonne grâce, les Magyars admirables 
dans leur noblesse et leur fierté; les Roumains, de 
vrais Français égarés sur le Danube. Je pardonnais 
aux Turcs un peu de fanatisme, racheté par beaucoup 
de courage et d'honneur; j'aimais les Grecs pour 
leur ambition peut-être folle, mais sublime; les Ita- 
liens pour ce prodigieux bon sens qui s'élève chez 
eux à la hauteur du génie, les Espagnols pour la 
grandeur des sentiments, la magnificence du langage 
et l'esprit subtil qui pétille en bons mots da^ lejurs 
discours familiers. J'avais trouvé en Portugal un 
grand peuple logé à l'étroit ; la bonhomie solide et 
cordiale des Hollandais m'avait pris par le cœur; je 
goûtais fort l'ingénieuse activité de nos frères belges 
et ce courant d'idées libérales qui circule en tous 
sens à travers leur riche pays. Pour ce qui est des 
Allemands du Nord, ils m'avaient quelquefois éprouvé 
par de grosses faillites, mais je ne les estimais que 
plus. Leur seul défaut, à mon avis, était une candeur 
maladive, je ne sais quel excès de tendresse et de 
confiance, la culture de la petite fleur bleue poussée 
un peu trop loin. J'avais bien entendu parler du 
comte de Bismarck, qui n'avait pas précisément les 



392 LE RCftfAN d'un BRAVE HOMME ^^ 

aJlures d'un berger d'Arcadie ; mais, à l'annonce de 
cette guerre, ce n'est pas le terrible homme d'État, 
le diplomate cuirassé qui me préoccupait; je pen- 
sais surtout à sa petite sœur allemande, à la blonde, 
à la chaste, à la timide et rougissante Gretchen. 
Pauvre enfant I Que deviendrait-elle entre les mains 
victorieuses de nos zouaves et de nos turcos? J'avais 
la mémoire hantée par certains souvenirs histori- 
ques; la campagne de Turenne dans le Palatinat me 
donnait de vrais cauchemars. Je me représentais 
une petite villa de ma connaissance, envahie par les 
soldats d'Afrique, noîts ou tannés. La digne mère 
est à son bas, qu'elle tricote, le respectable père à 
sa bière, qu'il sirote, et l'ange du foyer à son piano, 
qu'il tapote. Que vont-ils devenir, ces innocents, ces 
malheureux? 

Le 5 août, les dépêches de Wissembourg détour- 
nèrent le cours de mes idées : je pensai pour la 
première fois aux maisons de l'Alsace française , 
violées par le soudard Allemand. 

C'était la même chose, à peu près; seulement 
c'était le contraire, et ce qui me semblait regretta- 
ble vingt-quatre heures plus tôt me paraissait indi- 
gne, infâme, odieux, intolérable! La face et le revers 
de la médaille sont deux, quoique frappés dans 
le même disque de métal. 

Nos désastres se succédèrent pendant tout le mois 
d'août comme des coups de foudre dans une nuit 
d'orage. Il y en eut de bien glorieux, par exemple 
la bataille de Gravelotte, mais la gloire n'est pas le 
salut. On ne pouvait plus guère ignorer que notre 
armée était vaincue, et, s'il était encore permis de 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME f 393 

compter sur un retour de la fortune, je n'avais pas 
le droit de me dissimuler à moi-même le fait certain, 
cruel, humiliant : l'invasion. L'ennemi commandait 
en maître dans nos départements de l'Est; des ar- 
mées allemandes foulaient insolemment le sol sacré 
que mon grand-père avait défendu les armes à la 
main et arrosé de son sang. Le triste jour cent fois 
prédit par le vieux patriote était venu : n'avais-je 
rien à faire? Je repassais dans mon esprit les exhor- 
tations du vieillard, ses volontés dernières, mes 
promesses formelles, l'engagement qu'il avait pris 
en mon nom et qui restait gravé sur sa tombe. 

Il est vrai que je n'étais plus un jeune homme; 
j'avais quarante-quatre ans. Mais mon grand-père en 
avait quarante-deux lorsqu'il partit en 1814 pour 
combattre les alliés. D'ailleurs j'étais encore svelte 
et aussi robuste que jamais. Pas une infirmité à 
alléguer, aucun cas de réforme. Ma qualité de j^e 
de famille était-elle un cas d'exemption? Oui, ans 
doute, aux yeux de la loi, mais non pas au gré du 
brave homme qui s'était enfui de Launay en laissant 
six enfants à la maison et deux écus de cinq francs 
dans l'armoire. Quoi qu'il advînt de moi, j'étais 
sûr que mon petit monde serait à l'abri du besoin. 

Cependant, j'hésitais encore; je demeurai long- 
temps indécis. Comme la plupart des Français sous 
l'Empire, je m'étais désintéressé peu à peu de la 
chose publique. L'homme qui disposait en maître 
absolu de nos droits, de nos ressources et de nos 
forces, et qui garantissait en échange notre repos et 
notre prospérité, était le seul auteur de cette guerre : 
ne devait-il pas la mener à bonne fin, sous sa respon- 



394 ^ LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

sabilité personpelle, avec Tarmée qu'il avait orga- 
nisée à sa guise et les moyens d'action que nous ne 
lui avions pas marchandés? Je ne vous donne pas ce 
raisonnement pour très bon ni surtout pour très 
héroïque; mais, hélas 1 des millions de Français 
valides l'ont fait en même temps que moi. Que 
d'hommes en état de porter les armes se sont dit, 
entre le 15 juillet et le i^^ septembre 1870 : € C'est 
la querelle de Guillaume et de Napoléon ; qu'ils la 
vident ensemble I » 

L'irréparable catastrophe de Sedan et la chute 
piteuse de l'Empire ont dissipé les incertitudes et 
mis les mauvaises raisons à néant. Il n'est resté que 
deux nations en présence, mais deux nations dont 
l'une avait déjà malheureusement un avantage mar- 
qué sur l'autre. Le 4 septembre, au matin, en ^pre- 
nant la funeste nouvelle, je pris mon parti. Le 5, le 
6 et le 7, les habitants de Courcy firent leur petite 
révolution , à l'exemple de Paris, et j'eus trop 
d'affaires chez moi pour songer à quitter U place. 

Il nous tomba du ciel un sous-préfet inespéré 
dans la personne de mon ancien camarade Auguste 
Foulard. Après le licenciement de la garde mobile, 
il avait été soldat en Afrique, journaliste au quartier 
latin, secrétaire d'un écrivain poussif, le savant 
M. Carbeuzières, et, de temps en temps, maître 
d'étude. La destinée capricieuse l'avait nourri de 
truffes quelquefois, fréquemment de pommes de 
terre frites, en le faisant jeûner plus souvent qu'à 
son tour. 

Au milieu de ces vicissitudes, il était resté gai, 
franc du collier et scrupuleusement honnête, fuyant 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 393 

la bohème comme le feu et craignant d'emprunter 
deux sous pour son tabac, « attendu, disait-il, que 
c'est assez d'un insolvable par famille. » Sous le 
ministère Ollivier, il avait publié, avec l'argent d'un 
jeune Valaque, un journal littéraire où l'on ne fai- 
sait que de la politique; et sa petite campagne 
contre le plébiscite du 8 mai n'avait manqué ni 
d'esprit ni de courage. C'est* pourquoi , dans la 
soirée du 4 septembre, un ancien ami du club des 
conspirateui^, parvenu à un poste secondaire, mais 
important, au ministère de la place Beauvau, le 
fit prepdre dans son galetas,* lui offrit la sous-pré- 
fecture, l'envoya se vêtir de neuf et lui glissa dans 
une poignée de main un billet de mille francs qui 
ne sortait pas du Trésor. 

Le bon Auguste, un peu vieilli par les secousses 
de la vie, mais encore solide et décidé à bien faire, 
nous arriva comme un sauveur. On cassait des car- 
reaux, on décrochait des enseignes, les jeunes fous 
rossaient le guet sous l'uniforme de quatre malheu- 
reux agents de police, et les ouvriers de la fabrique 
avaient la prétention de m'installer à la mairie 
malgré moi. Ce qui était plus grave, on cherchait 
Martin-Sec , notre affreux commissaire , pour lui 
faire expier ses méfaits de décembre 1851, et l'on 
finit par le trouver au fond d'une alcôve chez 
Mme Mousse. Hélas 1 oui, chez la vieille modiste 
hospitalière dont j'avais fréquenté la maison, du 
temps que j'étais jeune et badouillartl Mon nou- 
veau sous-préfet paya de sa personne. Il n'avait 
aucune raison de s'intéresser à ce drôle, m^is il ne 
devait pas tolérer le désordre et la violence. Il ât 



396 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

prendre les armes à la garde nationale, releva le 
moral des agents, prit le commissaire au collet en 
lui disant à Toreille : « Laisse-toi faire, animal ! je te 
sauve la vie. » Et il le mit en sûreté dans la prison 
de ville, sous la garde de quatre citoyens résolus. 
Malheureusement le Martin était tellement effaré 
qu'il se fit justice Jui-même. En lui apportant à 
dîner, on le trouva pendu à un baiTeau par sa cra- 
vate et ses bretelles. A part cet accident, qui fit 
couler fort peu de larmes, tout alla bien désormais 
dans notre chère petite ville, et Auguste Foulard 
put se livrer sans distraction à la levée des mobi- 
lisés, selon le vœu du gouvernement de la Défense 
nationale. 

Quoique l'élément civil, découragé par les dé- 
faites successives de nos soldats, eût besoin d'être 
galvanisé, les Tourangeaux s'en allaient au dépôt 
ou au camp d'instruction sans se faire tirer l'oreille. 
Des hommes mûrs et des adolescents imberbes 
s'engageaient pour la durée de la guerre. Tous les 
célibataires de la famille Dumont, mes cousins, 
mes neveux à la mode de Bretagne, étaient sous 
les armes ; déjà même le pauvre Victor venait d'ar- 
river à Goblentz : parti avant nous tous, il avait 
été pris avec 80 000 autres dans la souricière de 
Sedan. 

Au risque d'aller le rejoindre, je faisais mes pa- 
quets en grand mystère ; j'avais choisi ma garnison : 
c'était Belfort, où mon beau-frère Jean commandait 
une compagnie du ¥ bataillon au 84« de ligne. 
Mes voyages quotidiens à Gourcy rendaient la fraude 
assez facile ; Barbe ne savait rien de mes projets. 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 397 

rien de mes arra*igements. Je comptais lui brûler 
la politesse et partir à l'anglaise, le 20 septembre, 
par le train express de midi, en jetant une lettre 
d'adieu à la poste. 

Tout marcha bien jusqu'au jour que j'avais fixé. 
Mais lorsque je sortis du lit à six heures et demie. 
Barbe, qfti d'habitude se levait après moi, sauta 
dans ses pantoufles et me dit : « A nous deux ! J'es- 
père que tu n'as pas la prétention de me cacher 
tes pas et démarches? Ce serait la première fois. 
Mon ami, je sais où tu vas. Les bons maris, et tu 
en es un, n'ont pas de secrets pour leurs femmes, 
quand même ils ne leur disent rien. Depuis un mois, 
je suis la confidente de tes aspirations, de tes incer- 
titudes, de ta résolution définitive. Tu n'as jamais 
rêvé tout haut, mais nous dormons assez près l'un 
de l'autre, mon bien-aimé, pour que je lise à livre 
ouvert dans le fond de ton cœur. Vous vous ima- 
ginez, vous autres, qu'en fermant la bouche et les 
yeux vous passez à l'état de coflTres-forts : que vous 
êtes donc jeunes I Mais, rien qu'à la façon dont tu 
as embrassé nos enfants hier soir, j'ai deviné que 
c'était pour aujourd'hui. N'essaye pas de mentir; 
à quoi bon? Tu n'en es pas capable, mon Pierrot ; 
je t'assure que tu es transparent, au moins pour 
moi, comme un homme de verre. Je sais ce qui te 
pousse et ce qui te retient ; j'ai noté la minute où 
un argument décisif a fait pencher la balance. Veux- 
tu que je te dise non seulement ce que tu vas faire, 
mais encore où tu vas? Tu vas rejoindre mon frère 
au fort des Barres, sous Belfort. Est-ce vrai? > 

J'étais si bien cloué par la stupéfaction que je 



S98 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

trouvai à peine assez d'esprit pour lui répondre : 
« Eh bieni soit! c'est la vérité. Mais si tu voyais 
tout, et si tu ne m'as pas arrêté à moitié chemin, 
tu m'approuves, ou du moins tu me pardonnes? » 
Elle m'attira vers elle, me fit asseoir au pied de 
notre lit, prit mes mains dans les siennes, fixa ses 
beaux yeux sur les miens, et me parla avec une 
tendresse grave, presque solennelle : 

« Mon cher mari, je ne suis qu'une femme, mais 
je suis une Française. J'ai appris à aimer la patHe 
en t'aimant; ton pauvre grand-père m*a fait com- 
prendre qu'elle devait m'étre aussi chère, et, s'il 
se peut, plus chère encore que toi. Tu n'as jamais 
oublié ces leçons d'un vrai citoyen, ni moi non plus. 
Pierre I on ne pardonne pas à l'homme qui fait son 
devoir, on ne le félicite même pas ; on lui dit : Tu 
as pris le bon chemin ; marche I Si j'essayais de 
te persuader, au moment d'une telle séparation, 
que je suis contente ou tranquille, tu ne me croirais 
pas, et tu aurais raison. J'ai peur, comme tu auras 
peur la première fois que les obus allemands écla- 
teront autour de toi, mais je fais ce que tu feras 
alors, mon bien-aimé : je tiens bon. Notre cause 
est juste, elle est sainte, elle est de celles pour les- 
quelles il serait également beau de vaincre ou de 
mourir. Sers-la donc de tout ton courage. Si tu 
reviens, comme j'en ai le ferme espoir, je t'aimerai 
plus qu'autrefois, ce qui sera un joli tour de force. 
Si tu ne reviens pas, je ferai quelque chose de plus 
fort et de plus méritoire : je vivrai pour élever nos 
enfants dans l'admiration de leur père, dans l'amour 
du pays et le culte de la liberté. Sommes-nous d'ac- 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 399 * 

cord? Oui. Alors va -t'en; éï)argnons-nous l'un à 
l'autre les attendrissements qui cassent bras et jam- 
bes. Tu as besoin de toutes tes forces, mon grand 
soldat, et moi aussi. Je jure de ne pas verser une 
larme avant midi cinq. » 

Elle assista sans sourciller à ma toilette, vint avec 
moi embrasser nos filles dans leur chambre, tira 
les oreilles des garçons qui cueillaient des cham- 
pignons sous les chênes du parc, et me conduisit au 
chemin de fer en me donnant de vive voix quelques 
petites commissions pour son frère. A la dernière 
minute, elle fut bien tentée de me suivre plus 
loin et de pousser jusqu'à Courcy. Mais elle ne se 
sentit pas assez sûre d'elle, ou peut-être de moi, et, 
après m'avoir appliqué sur les joues deux bons gros 
baisers de nourrice, elle s'enfuit et disparut. 

A la fabrique, je mandai tous les chefs de service, 
l'un après l'autre, et, sans leur faire mes confidences, 
je parlai d'un voyage assez long, d'une régence pos- 
sible, des pleins pouvoirs que la patronne prendrait 
en main, le cas échéant. Le travail marchait assez 
bien, quoique la guerre nous eût enlevé les hommes 
les plus valides. Notre population ouvrière était 
presque réduite aux vieillards, aux femmes et aux 
enfants, mais les commandes venaient toujours, les 
matières premières ne manquaient pas, le bassin 
de l'Allier nous donnait du charbon en abondance ; 
les transports seuls n'étaient plus ni très réguliers 
ni très sûrs. 

Catherine me servit à déjeuner la côtelette iné- 
vitable après les œufs brouillés de rigueur. Je lui 
annonçai le retour de la femille et je lui recom- 



400 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

mandai mes enfants, ce qui la faisait toujoui-s rire, 
car mes enfants étaient à elle autant et plus qu'à 
moi. Mes malles m'avaient précédé à la gare, je 
m'y rendis en promeneur, je pris mon billet pour 
Lyon (Paris était bloqué depuis la veille), et je me 
promenai sur le quai en attendant le train, qui avait 
trois quarts d'heure de retard. 

Cet express avait un faux air de train de marchan- 
dises ; il transportait plus de munitions et d'appro- 
visionnements militaires que de voyageurs. A l'appel 
des employés : « Courcyl cinq minutes d'arrêt! » un 
seul wagon s'ouvrit, et j'en vis sauter un gros homme 
de soixante-dix ans, tout blanc de barbe et de che- 
veux, mais joliment ingambe pour son âge et son 
oMibonpoint. Il tenait son billet à la main et s'élan- 
gait vers la sortie avec tant d'impétuosité qu'il me 
heurta au passage. Je le pris par l'épaule en l'ap- 
pelant brutal. Il me sauta au cou en m'appelant : 
Pierre! Cher Pierre! et je l'embrassai en pleurant : 
c'était Basset. 

« Où vas-tu'/ me demanda-t-il. 

— A la frontière. Et toi? 

— Moi aussi, mais après t'avoir vu. Et, puisque je 
te tiens, je ne te quitte pas. En route! 

— Mais ton billet? 

— Je payerai en arrivant. 

— Et tes bagages? 

— Je n'en ai pas. Nous autres Américains, nous 
voyageons les mains dans nos poches. » 

Il monta en wagon avec moi, et j'eus le temps de 
l'examiner des pieds à la tête. L'âge ne l'avait pas 
visiblement fatigué. Sa personne un peu épaissie. 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 4(H 

mais solide et compacte, semblait faite d'os et de 
muscles. L'œil scintillait sous le sourcil blanc, les 
dents brillaient sous la moustache de neige ; le 
teint uniformément coloré indiquait un tempéra- 
ment sanguin bronzé par la vie au grand air. Les 
cheveux coupés ras formaient une brosse touffue ; la 
barbe courte et claire sur les joues se terminait en 
longue pointe comme celle d'un bouc. Une casquette 
de drap gris à visière de cuir verni, un vêtement 
complet, couleur de poussière, des souliers lacés de 
cuir jaune, à semelles épaisses et larges, une che- 
mise de flanelle et un faux col de percale compo- 
saient tout son accoutrement ; une sacoche de 
maroquin noir lui tenait lieu de bagage. ^ 

« Nous autres Américains, disait-il, nous jetons 
notre linge quand il est sale, et nous le remplaçons 
par du neuf : c'est une économie de blanchissage. 

— Ah ! çà, décidément, tu l'es donc, citoyen 
d'Amérique? 

— Non, mon cher. Impossible I Je n'avais qu'un 
papier à signer, la chose était faite. J'ai essayé dix 
fois, vingt fois, cent fois : la plume m'est toujours 
tombée des mains. Tu n'imagines pas à quel point „ 
cette bêtise ou plutôt cette infirmité m'exaspérait ; 
j'étais furieux contre moi-même. Maintenant... 

— Maintenant? 

— Eh bien I oui, maintenant, j'aime autant ça. 
S'il est écrit que MM. les Allemands me casseront 
les os, les morceaux en seront français. » 



a^^ 



XV 



LE SIÈGE DE BELFORT 



Je n'avais pas choisi ma garnison au hasard. Aprës 
le désastre de Sedan, la France n'avait plus qu'une 
armée, celle de Bazaine. Elle était nombreuse, 
exercée, disciplinée, héroïque, commandée par des 
officiers admirables, et, pour tout dire en un mot, 
capable de délivrer notre pays. Malheureusement, 
elle était immobilisée autour de Metz par un blocus 
allemand et surtout par les ambitions ténébreuses 
et les détestables calculs de son chef. Je croyais 
encore à Bazaine, comme tous les bons Français; 
mais je ne me sentais pas de force à traverser les 
lignes prussiennes pour rejoindre ce futur sauveur. 
Strasbourg était assiégé comme Metz et serré de 
plus près, sans autres défenseurs que ses courageux 
citoyens et quelques soldats échappés à la défaite 
de ReichshofTen. Paris levait et exerçait une milice 
patriotique qui n'eût pas manqué de bien faire si on 
lui en avait donné l'occasion ; mais on n'entrait plus 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 403 

dans Paris ; la place était strictement investie. Tous 
nos départements commençaient h fourmiller de 
soldats volontaires, mobiles, mobilisés, francs-ti- 
reure ; il y avait déjà plus de 200 000 hommes sur 
pied, mais sans armes, sans équipements, sans offi- 
ciers exercés et surtout sans direction. M. Crémieux 
et M. Glais-Bizoin représentaient le gouvernement 
à Tours, dans notre voisinage. Je les connaissais de 
réputation, comme les plus honnêtes gens et les 
meilleure républicains du monde; mais ces deux 
bons vieillards pouvaient-ils organiser les forces 
nationales et les pousser à l'ennemi? Le patriote 
ardent, le citoyen résolu, le fou glorieux qui devait 
dans ces tristes jours sauver au moins l'honneur 
de la France, était ministre de l'intérieur à Paris. 

La seule place de guerre oti un soldat de bonne 
volonté pût entrer sans passer sur le corps des Prus- 
siens était Belfort. Cette petite ville avait trois mé- 
rites à mes yeux : c'était un avant-poste, un camp 
d'instruction militaire et la garnison de mon ami 
Jean. Basset trouva mes raisons excellentes, d'au- 
tant plus qu'il espérait se rendre utile aux ingé- 
nieurs comme auxiliaire civil, tandis que son âge et 
son poids auraient pu J' embarrasser quelquefois en 
rase campagne. Il m'avoua, chemin faisant, qu'il 
avait vu le feu d'assez près pendant la guerre de sé- 
cession : ses amis, les républicains du Nord, l'avaient 
fait malgré lui colonel du génie. 

« Je sais bien, disait-il, qu'en prenant du service 
à l'étranger on s'expose à perdre la qualité de ci- 
toyen français ; mais la cause était bonne, l'Empire 
ne pouvait pas me proscrire deux fois, les princes 



404 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

d'Orléans faisaient campagne en Amérique, et je ne 
m'attendais pas à revoir ce coquin de pays que 
j'adore. Depuis que je le vois malheureux, humilié, 
foulé aux pieds par ces tailleurs et ces cordonniers 
invincibles, il me semble, mon cher, que je ne l'ai 
jamais tant aimé. » 

La locomotion devenant plus difficile de jour en 
jour, il nous fallut tout près d'une semaine pour 
atteindre Belfort. Il est vrai qu'on nous arrêta cinq 
ou six fois comme espions prussiens, grâce à l'ac- 
cent yankee de Basset ; c'étaient les menus plaisirs 
du voyage. Deux individus, sans papiers, dont l'un 
portait une sacoche lestée de souverains anglais et 
l'autre une ceinture de marchand de bœufs chargée 
de deux cents louis en or et en papier, devaient être 
suspects au patriotisme effaré des commissaires de 
police. 

Enfin le 26 septembre, à dix heures du matin, je 
tombai dans, les bras de mon beau-frère, place de 
l'Église, sur le seuil d'un café très propre où il allait 
déjeuner avec une vingtaine de camarades. Je le 
reconnus au premier coup d'œil et réciproquement, 
quoiqu'il eût engraissé beaucoup pendant que je 
vieillissais un peu ; mais je fus obligé de lui dire le 
nom de Basset. A l'accueil des officiers ses amis, je 
compris aisément qu'il avait été question de moi 
dans les causeries de la pension et du café. Basset 
fut reçu poliment, mais avec une certaine réserve, 
qu'il attribua par erreur à sa notoriété politique. 
La politique de parti était alors inconnue ou oubliée 
des officiers français : spus le drapeau national, les 
cœurs ne battaient que pour la patrie. Mais mon 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 405 

vieil ami, grand parleur et incapable de cacher ses 
impressions ou ses projets, avait lâché deux ou trois 
jugements assez vifs sur l'état des défenses et les 
travaux à faire. On en conclut que sa visite à Bel- 
fort n'était pas désintéressée; or le militaire se 
défie instinctivement des entrepreneurs comme des 
fournisseurs. Basset n'eut qu'à se louer des con- 
vives, au point de vue de la politesse et de l'hospi- 
talité (car nous étions chez eux); mais, lorsqu'il es- 
saya de payer sa bienvenue en offrant le vin de 
Champagne, ce fut à qui prétexterait les nécessités 
du service pour nous laisser seuls avec Jean. Je ne 
hais pas cette délicatesse ombrageuse de nos offi- 
ciers. 

Le capitaine Bonafigue, arrivé à Belfort le 18 août 
avec son bataillon, connaissait toute la population 
et en était connu; il n'eut donc pas de peine à 
trouver un logement meublé et une vieille servante 
dont l'ancien député s'accommoda sans chercher 
mieux. Quant à moi, j'insistai pour entrer au régi- 
ment le jour même ; il fallait m'acclimater sans re- 
tard. 

Quand je parle du régiment, c'est pour la foiiiie. 
Notre régiment s'appelait le 35® de marche, mais il 
n'existait que de nom. Il était composé de deux ba- 
taillons assez indépendants l'un de l'autre et qui 
gardèrent jusqu'à la fin du siège unç sorte d'indivi- 
I dualité. On nous a toujours désignés, môme dans 
I l'histoire du siège, sous les titres que nous avions 
I apportés à Belfort ; on disait et l'on dit : le bataillon 
( du 45® et le bataillon du 84«. 
1 Jean me présenta donc à son chef et au mien, le 



406 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

commandant du 4* bataillon du 84% M. Chapelot. Je 
fus accueilli rondement par un petit homme brun, 
à rœil vif, aux cheveux frisés ; la taille était svelte, 
la poitrine cambrée, la tenue correcte sans préten- 
tion, la voix claire sans sécheresse et plus sympa- 
thique que je ne saurais dire. Lorsqu'on m'intro- 
duisit en sa présence, il fumait une petite pipe 
d'écume que je n'oublierai jamais, quand je vivrais 
cent ans, et savez-vous pourquoi ? C'est parce que 
j'ai vu le commandant Chapelot, à Pérouse, pendant 
la formidable attaque des Prussiens, dans la nuit du 
5îO au 21 janvier 1871, au miheu des maisons incen- 
diées, sous une grêle d'obus et de schrepnells, 
fumer cette petite pipe aussi tranquillement que 
sur la place de Belfort. 

Nos officiers ne sont pas phraseurs, nos soldats le 
sont encore moins, s'il est possible ; mais la langue 
de l'armée française, comme le turc qu'on parlait 
devant M. Jourdain , excelle à dire beaucoup de 
choses en peu de mots. Lorsque le commandant 
Chapelot parlait de ses soldats, il avait une telle 
façon de prononcer : mes hommes^ que vous auriez 
entendu : mes enfants. Et lorsque l'on disait de lui : 
le commandant, c'était avec ui tel mélange de res- 
pect, de confiance et do dévouement qu'on n'eût 
pas autrement parlé d'un père. Je n'ai pas lieu de 
m'inscrire en faux contre le 'proverbe qui dit : Les 
bons maris font les bonnes femmes. Au bataillon 
du 84«, j'en ai appris un autre, aussi vrai, pour le 
moins : c'est que les bons chefs font les bons sol- 
dats. Mais, pardon! je n'ai pas encore endossé l'uni- 
forme. 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 407 

Le commandant me tendit la tnaîn ^ ilous ât asseoir 
tous deux (nous avions laissé Basset à son installa- 
tion) et me dit comme un homme du monde à un 
égal : 

€ Ainsi, monsieur, vous avez quitté une belle et 
heureuse famille pour venir partager notre sort ? » 

Je m'inclinai ; il poursuivit : 

€ Je ne puis que vous approuver, et je voudrais 
que tous les Français de votre éducation fussent 
aussi bons patriotes. A ce prix, la levée en masse 
ne serait plus un rêve. Ce sont les cadres qui man- 
quent. Non pas chez moi, j'ai des officiers et des 
sous-officiers au-dessus de tout éloge; mais chez 
ces malheureux mobiles et mobilisés. Tous gens de 
cœur et bons Français, résolus à se faire tuer, mais 
beaucoup moins bien organisés pour tuer les en- 
nemis. Quelques bons officiers par-ci par-là, quel- 
ques sergents de valeur, mais pas de lien, ou pas de 
lien assez étroit entre ces unités estimables. Gom- 
ment cette agglomération de dévouements isolés se 
comportera-t-elle au feu? Quand je dis à mes hom- 
mes : Restez là jusqu'à nouvel ordre I je puis dormir 
sur les deux oreilles : je sais qu'ils y resteront, 
morts ou vifs. Mais c'est de la vieille troupe, mon- 
sieur ; on n'improvise pas la vieille troupe. 

— Je ferai de mon mieux pour gagner mes che- 
vrons en peu de Jours. 

— Oh I je ne suis pas en peine de vous ; je pense 
à* d'autres. Vous savez tenir un fusil ? 

— Je suis chasseur. De plus, j'ai appris l'exercice 
au collège, il y a longtemps. 

— Il en reste toujours quelque chose. Et puis, le 



408 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

moral y est. Le moral, voyez-vous, c'est la moitié 
d'un bon soldat. Ce qui m'ennuie un peu, c'est le 
métier que vous aurez à faire en attendant que l'en- 
nemi nous honore de sa visite : la caserne, la case- 
mate, le bivouac, la gamelle et tout ce qui s'ensuit. 
Une fois que la poudre a parlé, on se moque de ces 
petites misères ; mais jusque-là c'est assez dur. Il 
est vrai que rien ne vous force d'endosser le harnais 
hic et nunc. 

— Pardon I J'ai fort à cœur de m'y mettre au plus 
tôt. Vous m'avez dit vous-même qu'on ne devient 
pas vieux soldat en un moment. 

— C'est juste ; il faut frayer avec les camarades, 
s'habituer à sentir les coudes des voisins. Mais cela 
viendra promptement, surtout si vous entrez dans la 
compagnie de Bonafigue. 

— J'en aimeraismieux une autre. Jean est presque 
mon frère ; il me ménagerait malgré lui, et, quand 
même il n'en ferait rien, il en aurait toujours un 
peu l'air. 

— Ma foi I monsieur, vous avez raison. Il faudra, 
mon cher Bonafigue, que nous donnions votre beau- 
frère au capitaine Perrin. Vous le présenterez vous- 
même. 

— C'est fait; j'ai eu l'honneur de déjeuner avec 
messieurs les officiers du bataillon. 

— Eh bien ! vous dînerez avec les soldats, et, 
morbleu ! vous serez encore en bonne compagnie. » 

Je ne revis Basset que le surlendemain, dans son 
modeste gîte. Il trônait sur ma grande malle, au 
milieu d'une demi-douzaine d'entrepreneurs civils, 
et dans son vêtement de voyage il leur parlait en 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 409 

maître. Personne ne contestait son autorité; il avait 
tout l'aplomb et le ton de» commandement d'un co- 
lonel du génie; d'ailleurs il parlait de la place et des 
ouvrages extérieurs en homme qui les avait étudia 
à fond. Il connaissait aussi le prix courant de la 
main-d'œuvre et des matériaux ; la fin de conversa- 
tion que j'entendis était bourrée de chiffres énormes; 
le nom du commandant Denfert, cité par tous avec 
respect, revint plus de dix fois à mon oreille. 

Lorsqu'on nous eut laissés en tête-à-tête, l'ancien 
député de Gourcy passa la revue de ma personne et 
décida que l'uniforme du 84® ne m'allait pas trop 
mal. Un peu de gaucherie dans ma démarche et 
dans mon geste ajoutait à l'illusion : j'étais un vrai 
conscrit de quarante-deux ans. 

« Quant à moi, me dit-il, j'ai trouvé de l'occu- 
pation autant que j'en voulais. La place est bonne* 
pour travailler de mon état : il y a tout à faire. 

— Je croyais cependant... 

— Eh bien, tu croyais mal. L'Empire nous a trompés 
sur Belfort comme sur le reste. Les trois quarts des 
défenses sont illusoires ou insuffisantes, l'armement 
suranné; pas une batterie de campagne, presque pas 
de canons modernes; les trois quarts des projectiles 
datent de Vauban. Un brave homme d'intendant s'est 
mis en quatre, depuis un mois, pour amasser des 
vivres; c'est ce qui manque le moins. Il est vrai que 
la garnison n'est pas chère à nourrir : seize mille 
hommes en tout, dont 13 000 soldats improvisés, la 
plupart en blouse de toile, pantalons de civils et 
chaussures de pacotille, avec des fusilji à piston. 

— Gomme tu en sais long, pour un nouveau venu I 



410 LE ROMAN d'un BRAVE âOMJHË 

— Je me suis promené partout, j'ai fait usagé de 
mes yeux et de mes oreilles. 

— Et tu n'as vu ni entendu que des choses déso- 
lantes? 

— Peu s'en faut. C'est ici la terre promise du dé- 
couragement, et je le dis sans blâmer personne. D y 
avait une fois, au début de cette chienne de guerre, 
un septième corps d'armée, composé de trois divi- 
sions, qui devaient se réunir à Belfort. La première 
arrivée reçoit l'ordre de marcher sur Reichshoffen; 
elle y court, elle s'y fait prendre, sous les auspices 
de ce grand innocent héroïque qui s'appelle Mac- 
Mahon : n'en parlons plus. La deuxième, qui était à 
Mulhouse, est revenue ici le 8 août, si précipitam- 
ment et dans un tel désarroi que tous les habitants 
des campagnes, rien que pour l'avoir vue passer, 
resteront effarés toute leur vie et incapables de re- 
pousser quatre uhlans. La troisième, qui s'était 
formée à Lyon, avait à peine rejoint la seconde qu'on 
les a dirigées ensemble sur le camp de Châlons et 
de là sur Sedan, par étapes si savamment calculées 
que les Allemands ont tout pris. Belfort possède 
donc une armée in partibus infidelium; elle est là- 
bas, bien loin, dans les châteaux du roi Guillaume. 
La République, prise de court, l'a suppléée comme 
elle a pu, 13000 conscrits et 3000 hommes de vieilles 
troupes pour défendre un point cardinal de la France ! 
Qu'en dis- tu? 

— Mais alors... 

— Mais alors il ne faut pas jeter le manche après 
la cognée. Car enfin rien ne prouve que nous serons 
attaqués, et j'ai même quelques raisons de craindre^ 



LE ROMAN d'un BRAVE HOîOiE 411 

OU d'espérer qu'on nous laissera bien tranquilles. 

— Oh I la trouée de Belfort ! 

— Cher ami, on n'a pas besoin de passer par un 
trou lorsque les portes sont ouvertes, et c'est le cas 
de nos chers Allemands. Ils ont passé le Rhin chez 
eux; nos imbéciles de généraux n'ont pas su les 
arrêter dans les Vosges ni même faire sauter les 
tunnels du chemin de fer. Strasbourg et Metz, qui 
se défendent encore, n'ont pas empêché l'ennemi 
d'arriver en nombre et en force sous les murs de 
Paris. A quoi seiTons-nous donc, défenseurs de Bel- 
fort? A troubler le sommeil du conquérant, à préoc- 
cuper ceux qui occupent notre territoire. A leur 
couper la retraite sur un point important, s'ils étaient 
battus; à rassembler et à instruire dans notre camp 
retranché une armée qui pourrait au besoin re- 
prendre la ligne des Vosges et même envahir le 
grand-duché de Bade, où sont les Vosges des Alle- 
mands. A l'heure où je te parle, nous ne sommes 
plus défensifs pour un liard, mais nous sommes 
encore offensifs, et nous le serons aussi longtemps 
que le château restera debout sur son rocher. C'est 
un fait de notoriété militaire; M. de Moltke le sait 
au moins aussi bien que Trochu. 

— Donc, nous serons assiégés. 

— Oui, quand les Allemands n'auront rien de plus 
pressé, lorsqu'ils tiendront Metz et Strasbourg. Et, 
si nous sommes assiégés, nous serons pris. 

— Jamais I 

— Tu verras bien. Nous autres Américains..., je 
veux dire nous qui avons fait la guerre en Amérique, 
nous savons qu'une ville assiégée est une ville prise. 



41!2 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

Au bout d'un temps déterminé, je te l'accorde, et 
sous réserve de l'intervention d'une armée de se- 
cours. Mais les armées qu'on improvise dans notre 
malheureux pays arriveront-elles à point? J'en doute. 

— Faisons notre devoir, advienne que pourra I 

— Tu parles, mon garçon, comme les sept sages 
de la Grèce. Faisons notre devoir, et d'abord allons 
manger la soupe, car c'est un axiome militaire qu'un 
homme bien nourri en vaut deux. » 

Le lendemain, on apprit par le télégraphe la capi- 
tulation de Strasbourg. La nouvelle n'était que trop 
vraie; cependant personne n'y crut. A Belfort, aussi 
bien qu'à Paris, on se faisait d'étranges illusions sur 
le génie du bonhomme Uhrich, ancien général de 
la garde. 

Le patriotisme local s'exaltait plusieurs fois par 
semaine au récit des assauts repoussés, des sorties 
écrasantes et de maint autre exploit attribué, je ne 
sais par qui, aux héroïques, mais impuissants défen- 
seurs de la capitale alsacienne. Un des pires fléaux 
de cette guerre fut la diffusion incessante des fausses 
nouvelles et surtout de ces bonnes nouvelles qui 
vous transportent au septième ciel. On n'en descend 
pas, on en tombe, et l'on se casse bras et jambes. 

L'événement du 28 septembre, en hbérant une 
partie des forces allemandes et en hvrant un beau 
matériel de guerre à leurs chefs, alluma la guerre 
dans les Vosges et nous priva des services du gé- 
néral Gambriels. Il partit pour une campagne dif- 
ficile et médiocrement heureuse et céda le comman- 
dement de la place au général de Ghargère, qui fut 
bientôt remplacé lui-même par le général d'artil- 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 413 

lerie Crouzat. M. Crouzat, nommé le 7 octobre, fut 
remplacé le 49 par le commandant Denfert-Roche- 
reau, promu au grade de colonel de génie. C'est 
avec un profond respect, une sincère admiration et 
(pourquoi ne pas le dire?) avec une véritable amitié, 
que je nomme ce savant héros, ce patriote stoïque, 
ce fier républicain qui fut l'âme de la défense et 
l'immortel soldat de Belfort. 

Un simple soldat est myope, quand même il aurait 
de bons yeux ; il ne voit guère au delà des officiers 
de sa compagnie. Mais le siège nous a tellement rap- 
prochés, le feu de ce bombardement nous a si bien 
fondus ensemble que j'ai presque le droit de traiter 
en ami le commandant Chapelet et le colonel Den- 
fert; le colonel est mort; notre commandant, éprouvé 
par l'injustice des hommes autant et plus que par 
les douleurs de la vie militaire, jouit de sa retraite, 
si c'est jouir, dans \M, modeste logement de Bati- 
gnolles ! Honneur aux braves ! Notre pays n'est pas 
un ingrat; il payera ses dettes tôt ou tard. 

Ce mois d'octobre 1870 fut assez dur pour la gar- 
nison de Belfort et surtout pour les simples soldats 
dont j'étais. Une sorte d'instinct, à défaut de toute 
information précise, nous annonçait l'approche de 
l'ennemi. Les lourdes bottes du soldat prussien fou- 
laient avec un bruit croissant le sol cher et sacré de 
notre Alsace. Schlestadt et Neuf-Brisach , deux 
places difficiles à défendre, ne s'étaient pas assez 
défendues. A Colmar, à Mulhouse, sur le terrain des 
Jean DoUfus, des Bartholdi, des Kœchlin-Schwartz 
et de tant d'autres patriotes, les masses populaires 
avaient opposé une certaine mollesse »^ l'entrai- 



m 

* 



414 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

nement généreux des savants, des artistes, des 
riches. Il semblait, chose étrange I que le dévoue* 
ment au pays fût refoulé par l'invasion dans le coin 
des bourgeois millionnaires. De l'aristocratie locale, 
il n'était pas question. Un simple professeur du col- 
lège d'Altkirch, mon caporal, disait à ce propos : « La 
noblesse alsacienne, messieurs, est à cheval sur le 
Rhin! 3> 

Jusqu'à la veille de l'investissement^ c'est-à-dire 
jusqu'au commencement de novembre, j*eiis la con- 
solation de correspondre assez régulièrement avec 
ma femme. Nous nous écrivions tous les jours, et 
les lettres arrivaient comme elles pouvaient, deux 
par deux, trois par trois; il s'en égara quelques- 
unes. J'ai conservé celles de Barbe, elle a gardé les 
miennes; nous en avons fait un volume que nos 
enfants ne jetteront pas au feu, j'en suis bien sûr : 
c'est le meilleur de leur pattjiDioine. 

Voici ce que ma chère petite m'écrivait à la date 
du 28 octobre : 

« Ta femme et tes enfants se portent bien, mon 
adoré, et il n'y a pas péril en la demeure. Si tu 
apprends un jour que Courcy est envahi ou seule- 
ment menacé par ces abominables Bavarois, ne te 
mets pas en peine. Sois sûr que j'aurai décampé en 
temps utile avec notre chère marmaille et gagné les 
Martigues, où nos lits sont tout faits. Mais nous n'en 
sommes pas là, bien au contraire. Depuis que l'en- 
nemi est en possession d'Orléans, il a poussé quel- 
ques reconnaissances aux environs, mais c'est tout. 
J'ai lieu d espérer qu'avant peu c'est lui qui recevra 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 416 

de nos nouvelles. On forme ici deux grands corps 
d'armée, le 15* et le 46" (où sont les quatorze 
autres ?) , sous le commandement des généraux 
d'Aurelle et Pourcet. Les défenseurs de la .patrie 
arrivent de tous côtés; il est même venu d'Afrique 
un malheureux 2* de zouaves qui ne doit pas avoir 
trop chaud; les hommes sont à moitié nus. D'ail- 
leurs la blouse et le pantalon de toile sont à la 
mode dans la plupart des nouveaux régiments, en 
attendant mieux; mais personne ne se plaint. 

« La discipline est encore un peu fantaisiste, au 
dire des généraux, mais je ne sais pas si eux-mêmes 
sont bien disciplinés, car ils déblatèrent tout haut 
contre le ministre de la guerre, M. Gambetta, et 
son bras droit M. de Freycinet. Les gros bonnets 
(à poil) n'obéissent qu'en rechignant à deux pékins, 
et ils s'étonnent de n'être pas obéis aveuglément par 
leurs soldats, pékins di^Ia veille. M'est avis qu'en 
présence de l'ennemi un peu de confiance réci- 
proque et beaucoup de cordialité feraient merveille, 
comme le chassepot. A propos, je ne suis pas sûre 
que nous ayons des chassepots pour tout le monde. 
Mais nous avons des hommes en veux-tu en voilà. 
Tours, Blois, Bourges, Vierzon, fourmillent de fan- 
tassins et de cavaliers. Il y a un camp à Salbris. Et 
pariout le désir de bien faire, le dévouement au 
pays, l'esprit de sacrifice, Timpatience de donner 
ce grand coup de collier qui délivrera Orléans 
d'abord et, aussitôt après, Paris! 

€ Nous avons eu hier la visite d'un bataillon du 
8^ mobiles; ce sont des jeunes gens de la Charente- 
Inférieure, très gentils, l'air bien décidé; ils se 



4i6 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

rendaient à Villevieille. On leur a fait former les 
faisceaux sur la place de Navarre. J'y ai couru avec 
les enfants; d'ailleurs toute la ville était là. Comme 
les pauvres gens manquaient de bien des choses, 
mais surtout de tricots et de souliers, j'ai mis l'oncle 
Bernard au pillage et dévalisé la mercière et le 
marchand de nouveautés. Tes fils ont voulu à tout 
prix faire une distribution de cigares, et comme il 
n'y en avait plus que de mauvais, d'un ou deux 
sous, dans les débits, j'ai dû remonter en voiture et 
courir à la maison. Mon pauvre chien, la moitié de 
. ta provision y a passé, mais tant pis! tu en feras 
venir d'autres. Nous ne sommes pas encore ruinés. 

« Le travail à l'usine marche tout doucement, 
mais l'expédition devient plus difficile chaque jour; 
les chemins de fer ne transportent pour ainsi dire 
que des troupes et des munitions de guerre. Je ne 
le leur reproche pas, mais nos magasins sont en- 
combrés de commissions tout emballées qui vou- 
draient bien partir. Le personnel de la fabrique se 
conduit admirablement; je suis obéie comme toi et 
presque mieux, car ils m entourent de mille préve- 
nances. Tu n'imagines pas ce qu'ils sont pour la 
pauvre petite patronne abandonnée de son mari et 
seule au monde dans tbn auguste cabinet. 

« Quant aux enfants, je n'ai pas encore eu l'occa- 
sion de les gronder une fois. Pierre a été premier 
cette semaine en orthographe. Il n'avait que trois 
fautes dans une dictée si difficile qu'elle en est 
bête. Geneviève apprend à lire pour te faire une 
surprise à ton retour. Les deux fillettes dorment 
toujours avec moi dans le grand lit; je les ai l'une 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 417 

à droite, Tautre à gauche; elles m'enlacent, elles 
me couvent. Chacune a pris possession d'une moitié 
de sa maman; Pauline jette les hauts cris lorsque 
sa sœur étend la main pour toucher mon bras droit. 
Les garçons viennent tous les soirs nous embrasser, 
pieds nus, dans leurs longues chemises. Nous nous 
plaçons en ligne devant ton portrait, que j'ai fait 
monter dans ma chambre; nous t'envoyons nos cinq 
baisers, et nous disons tous ensemble : Bonsoir, 
papal Vive la FranceT 

« Je me suis procuré un plan de Belfort et des 
ouvrages extérieurs ; je connais le Château , la 
Miotte,,la Justice, Iç fort des Barres. Quel bonheur 
de penser que tout cela est bien bâti, solide, à 
l'épreuve du canon! Et puis j'ai confiance d^s 
notre ami Basset : dis-lui bien que j^approuve infi- 
niment son système de blindages. Un journal an- 
nonçait hier que vous alliez être attaqués, je n'en 
ai rien cru. Si pourtant cela arrivait, je ne te de- 
mande pas de fuir le danger; tu as couru le cher- 
cher; mais promets-moi de ne pas t'exposer inuti- 
lement. Pense à cette maison, cette chère maison 
où tu es le maître, le mari; le père, le tout ! 

« Mille et*mille baisers, moa cher soldat. 

« Barbe Dumont. » 

Nous ne nous étions pas donné le mot, et pourtant 
j'avaii^ moi aussi, l'habitude de leur adresser cinq 
baisers tous les soirs avant de me jeter sur mon lit. 
Leurs portraits, serrés dans un petit portefeuille, ne 
m'ont jamais quitté; jamais je ne me suis endormi, 
même sur la paille,' même san3 paille, au fond d'un 



418 LE ROMAN d'un BHA\^ HOMME 

tn)u humide et glacial, sans envoyer cette bénédio 
lion paternelle et conjugale à travers les lignes 
prussiennes : c Bonsoir, Pierre! bonsoir, JeanI bon^ 
soir, Geneviève I bonsoir, Pauline I bonsoir, li 
maman des quatre 1 » 

Le 31 octobre, on apprit la capitulation de Metz 
et l'on y crut; un mois plus tôt, nous avions refusé 
de croire à la reddition de Strasbourg. Grâce à 
M. Bazaîne , Tennemi se trouvait en possession 
d'une armée disponible; il songea aussitôt à nous. 
Non certes que le siège de Belfort oflQrlt alors aucun 
intérêt stratégique; on pouvait achever la campagne 
de France par la réduction de Paris sans nous tirer 
un coup de canon. Mais la politique allefnande avait 
d'autres visées; elle voulait que Belfort fût pris 
avant la paix, parce qu'elle aspirait à le garder. 

Donc le l*' novembre, l'armée -du général de 
Treskow, passant à travers les francs-tireurs de 
M. Keller, marcha sur nous. 

Le colonel Denfert-Rochereau , qui ne prenait 
conseil que de- lui-môme pour éviter les indiscré- 
tions, avait un plan. Après avoir fortifié la place 
autant qu'il l'avait pu, il n'eut garde d'y cloîtrer la 
garnison et de laisser Je champ libre aux approches 
de l'ennemi. Ce jeu, le plus prudent et le plus sûi* 
en apparence, faisait prendre la ville en deux mois. 
Le plan du colonel, qui consistait à tenir tête aux 
ennemis depuis le premier jour jusqu'au dernier, à 
leur disputer le terrain pied à pied, à les harceler 
sans relâche, à refouler leur ligne d'investissement 
loin de* la place, à retarder autant que possible 
l'installation de leurs batteries et, par suite, le 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 449 

iombardôuient, fut le salut de Belfort. Un homme 
a conservé cette ville à la FranoB. 
vLes Allemands nous investirent en trois jours^\ 
mais à distance respectueuse, et on leur fit com*- 
prendre dès le premier moment qu'ils n'avancé* 
raient pas sans combattre. Notre petite armée, peu" 
aguerrie encore, mais pleine de bon vouloir, occupa 
tous les villages de la circonférence et s'y î^trancha 
de son mieux sous la protection des forts qui dis- 
persaient à coups de canon les colonnes prus- 
siennes. 

Notre compagnie) la première du bataillon, était 
de grand'garde, le 3, lorsqu'elle reçut le baptême 
du feu. Trois coups de canon Vinrent fouiller autour 
de nous le bois de la Miotte. On salua naturellement^ 
puis on rit. Le capitaine fut content de nous. 

C'était un fameux homme, ce capitaine Perrin; 
le type du' sergent qui a enlevé tous ses grades à la 
baïonnette. Petit, trapUj grêlé, le nez en pied de 
marmite et la visière retroussée à l'avenant; Un peu 
colère, un peu brutal à 4'occasion, et bon avec cela 
comme une mère. Il tutoyait tous ses soldats. A un 
homme qui se plaignait de la faim, il répondait : 
« Tu n'as pas de pain? Tu as jeté ton biscuit, 
animal? Eh bien, claque du bec, comme les cigo- 
gnes de Médéahl » Deux minutes après, le pauvre 
diable si rudement secoué voyait tomber du ciel un 
gros morceau de pain bourré de jambon, presque 
tout le déjeuner du capitaine! A Un jeune officier 
de mobiles qui avait eu un peu de mal à entraîner 
ses hommes, U disait : c S'ils ne marchent pas, on 
leur brûle la cervdle et l'on dit qu'ils sont venus au 



420 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

monde comme ça. » En revanche, au combat de 
Bessoncourt, quand notre sous-lieutenant, un tout 
jeune homme blond, à peine sorti de Saint-Cyr, 
courut jusqu'à la droite de notre ligne pour porter 
Tordre de touqier le village, le capitaine avait une 
larme au coin de l'œil. C'était un étrange spectacle 
que cette course d'un officier de vingt ans à travers 
choux, sous une grêle de balles. Il tomba, et j'en- 
tendis deux ou trois de mes camarades dire en 
même temps : Il y est! Mais il rebondit aussitôt, 
repartit de plus belle, donna Tordre et revint hale- 
tant, fourbu et crotté, sans une égratignure. Le 
capitaine l'embrassa et lui dit : « Mon brave enfouit 1 
-j'ai cru que je vous avais fait tuer; je ne me le serais 
pardonné de la vie. Cinq cents mètres sous un tel 
feu I » Nous aimions tous le capitaine. 

La nuit du 3 au 4 novembre fut assez dure, au 
moins pour moi. Couché à la belle étoile dans un 
fossé humide, je m'éveillai raide de froid. La vue d'un 
uniforme prussien me ragaillardit aussitôt. « Mon 
garçon, pensais-je en glissant une cartouche dans 
mon fusil, je vais me réchauffer à tes fr^is. » Je vise 
et je manque, heureusement. En vrai conscrit, j'avais 
tiré sur un parlementaire. On lui fit des excuses, on 
lui banda les yeux, et il alla porter au commandant 
supérieur la sommation si polie et si insolente du 
général de Treskow. Le colonel Denfert lui répondit 
sur le même ton, de main de maître. Quant à moi, 
je fut tancé d'importance par le capitaine Perrin. 

Ma compagnie fut encore de grand'garde dans la 
nuit du 7 au 8. Comme le temps était clair et le 
froid sec, je ne souffris pas trop; il me sembla que 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 421 

je m'acclimatais. Sans un coup de canon qui nous 
éveilla désagréablement, à minuit, en passant au- 
dessus de nos têtes, nous aurions presque bien 
dormi. Mais le 12 (3« grand'garde), je fus rudement 
éprouvé par la pluie, la neige fondue et la boue, 
malgré la bonne peau de mouton que Basset 
m'avait dénichée je ne sais où. Mes pauvres cama- 
rades moisissaient sur pied, dans leurs godillots 
et leurs guêtres de toile. Les dames de Mul- 
house, qu'on ne saurait trop bénir, envoyèrent 
plus tard, en contrebande, des bas dé laine et des 
guêtres de drap.- 

Le 14, on nous annonça, pour la première fois, 
une bonne nouvelle : victoire près d'Orléans I Je 
pensai à Courcy, à ces braves mobiles de la Cha- 
rente-Inférieure qui s'étaient arrêtés sur la place, et 
je ne regrettai pas mes cigares de la Havane. EnlBin, 
le 15, à une heure du matin, nous eûmes l'espé- 
rance de vaincre à notre tour. Une dépêche de. la 
place nous envoyait en reconnaissance offensive à 
Bessoncourt, sous les ordres du brave commandant 
Qiapelot. 

Bessoncourt est à l'est de la place, en avant de 
Pérouse, au sud de Denney, au nord de Chèvre- 
mont.. Denney, Bessoncourt, Chèvremont, placés en 
éventail du nord-est au sud-est, et reliés à Belfort 
par trois routes, étaient occupés par l'ennemi; mais 
nous ne savions pas s'il y était en force ou s'il n'y 
avait que des avant-postes. Pour s'en assurer, le 
colonel Denfert organisa trois colonnes, dont l'une 
devait faire une fausse attaque sur Denney, l'autre 
marcher sur Chèvi*emont et la troisième attaquer 



422. ' LE ROMAN eÇuN BRAVE HOMME 

de front les retranchements de Bessonoourt. Notre 
bataillon compoeait' la troisième colonne avec les 
mobiles de la flaute-SaÔne,* commandés par un ad- 
mirable officier, M. Lanoin On nous fit prendre 
position à droite et à gauche de la roi:^te, entre Pé- 
rouse et Bessoncourt, en avant d'un bois qui cachait 
notre ambulance. L'artillerie qui devait nous secon- 
der était en batterie au milieu du 84«; elle se com- 
posait en tout de deux canons de 4 et d'un canon 
rayé de 42 1 Je crois vous 'avoir dit que les généraux 
de passage à Belfort avaient oublié d'y laisser une 
artillerie de campagne. La cavalerie attachée à notre 
colonne était forte de quatre hommes et d'un maré- 
chal des logis; elle fit de son mieux et rendit de 
vrais services en portant les ordres du CQmman«> 
dant. 

A la pointe du jour, vers six heures, M. Chapelet, 
calculant que les colonnes de droite et de gauche 
avaient eu le temps d'arriver à leur destination, 
jugea opportun de dessiner l'attaque sur Besson- 
court : il fit marcher les mobiles. 

Tout alla bien d'abord; le commandant Lanoir 
avait l'air de mener ses hommes au bal. Malheureu- 
sement, un coup de fusil tiré par une vedette prus- 
sienne alluma le feu des mobiles. Ces jeunes gens, 
sans mesurer le kilomètre qui les séparait de 
l'ennemi, se mirent à décharger leurs armfes. Il n'en 
fallait pas davantage pour éveiller l'attention des 
Allemands. Ils répondirent sur un ton qui prouva 
que nous avions affaire à forte partie. Un peu d'hési- 
tation s'ensuivit dans les premiers rangs. 

« Appuyez-moi ces gaillards-là, dit M. Chapelet 



LE ROMAN d'uK 1RÂv|: ^ÔBlftlE 423 

à nos chefs de compagnie^. La^'-M®, ^n. avant I » 

Et nous voilà partis, sana brûler yne cartouche, 
et si calmes sous le feu des Prussiens qu'un certain 
nombre de mobiles, éparpillés par ïa première émo- 
tion, vinrent spontanément se ranger avec nous. 
J'ai vu; par leur exemple et par le mien, combien la 
confiance des vieux soldats est communicative et 
comme on s'c^uerrit au contact des bons durs à 
cuire. Lorsque nous fûmes à 300 mètres des iPrus- 
siens, le capitaine Perrin nous cria : 

« Maintenant, amusez-vous I » ^ 

Je ne sais pas combien de temps je demeurai 
accroupi dans un champ de betteraves ni combien 
de cartouches je brûlai, mais cela me parut long. 
Le coup d'œil était magnifique ; les Prussiens, abrités 
par un haut et solide retranchement, avaient l'air 
de tirer un feu d'artifice; nous répondions de notre 
mieux; Tartillerie du lieutenant Verchère envoyait 
ses obus par-dessus nos têtes dans le tas des Prus- 
siens. Pour un petit combat, c'était une belle mu- 
sique. Les canons ennemis faisaient rage, et ils 
étaient plus nombreux que les nôtres. Heureuse- 
ment, le fort de la Justice se mit de la partie ; il en 
démonta quelques-uns. 

Mais les renforts accouraient là-bas, il en venait 
de tous côtés, tandis que la colonne de Denney 
continuait à briller par son absence. Quatre com- 
pagnies des mobiles du Rbône^ formées de soldats 
jeunes, mais pleins de feu, nous auraient fait grand 
bien par une diversion sur la gauche. Elles n'arri- 
vèrent pas. 

Égarées par un guide (ô la topographie!), elles 



424 LE ROMAN D*tIN BRAVE HOMME 

avaient manqué leur mouvement, laissé à rennemi 
le temps de réunir des forces supérieures, et, en 
désespoir de cause, la première colonne secondaire 
s'était repliée sur Pérouse. La deuxième secondaire 
avait l'ordi^ d'attendre devant Ghèvremont que 
Bessoncourt fût enlevé;, elle- attendit : rien à lui 
dire. 

Lorsqu'il fut avéré que notre reconnaissance 
offensive ne pouvait plus nuire qu'à nous, le com- 
mandant de la sortie, M. Chapelet, Toyant que sa 
petite artillerie manquait de munitions, que le chef 
de bataillon des mobiles, M. Lanoir, s'était fait tuer 
Âveo deux capitaines à la tête de ses hommes, nous 
donna l'ordre de la retraite. C'est notre bataillon qui 
la couvrit; nos compagnies s'échelonnèrent en 
tirailleurs jusqu'à l'entière rebonstitution de la co- 
lonne, et il y eut quelque mérite à la chose, car 
l'ennemi rêvait de nous garder. Un fourrier de ma 
compagnie, nommé Planson, fut assailli par vingt 
Allemands, comme il emportait un blessé. Il les 
chargea à la baïonnette, mais il eut la figure coupée 
d'un coup de sabre et disparut. Un sous-lieutenant 
du 84^, Rossignol, officier de la veille, ancien ser- 
gent des zouaves en Grimée, type admirable du 
soldat, a le bras fracassé par un obus ; il conduisait 
une section de la 4'' compagnie. Il va au comman- 
dant, demande à être remplacé, et gagne tranquil- 
lement l'ambulance. Notre major, le docteur Des- 
brousses, voulait lui couder le bras sur le champ de 
bataille; un boulet les couvrit de terre. 

« Décidément, dit Rossignol, nous serions dé- 
rangés ici ; j'irai bien jusqu'à l'hôpital. » 



LE ROMAN D*UN BRAVE HOMME 425 

En rentrant à Belfort, le capitaine Perrin s'est ap- 
proché de moi et m'a dit : 
« Dumont ! Es-tu ambitieux? 

— Moi, capitaine? Pas du tout. 

— C'est dommage. Je t'aurais proposé pour ca- 
poral. Tu ne sens pas combien ça serait drôle, un 
caporal millionnaire ? Sérieusement, je t'ai vu ; tu 
n'es plus un conscrit, mais un soldat. 

— Je vous remercie, capitaine^ C'est pour l'ins- 
tant le plus beau titre du monde. 

— Eh bien, avant huit jours, bon gré ipal gré, je 
t'en ferai avoir un autre, qui t'ira. 

— Lequel donc? ^ . 

— Éclaireur. 

— Ah I Vous m'en direz tant ! d 

Il y avait déjà quelques jours qu'on parlait de 
former dans chaque régiment une compagnie des- 
tinée au service le plus difficile, le plus pénible, ^e 
plus ingrat, mais le plus actif et le plus intéressait : 
éclairer les grand'gardes, les secourir lorsqu'elles 
étaient attaquées, arrêter les incursions des Prus- 
siens, leur tendre des embuscades, enlever leurs 
postes. Ces compagnies devaient en outre combiner 
leurs efforts pour une action commune,' ce qui n'ar- 
riva pas souvent, je le confesse en toute sincérité. 

Mais aussi, à partir du 20 novembre, jour de 
notre organisation, je n'eus pas le temps de m'en- 
nuyer. Une nuit sur deux pour le moinu, je courais 
les bois dans la neige, ou je restais à grelotter der- 
rière une haie avec une douzaine de camarades, 
baïonnette au canon, le mouchoir entre les dents 
pour étouffer la toux : défense de tirer avant d'avoir 



ifc* 



426 le'^roman d'un brave homme 

usé de la fourchette. Jamais le destin n'a permis 
qu'une patrouille d'Allemands nous tombât sous la 
main, mais que de fois un souffle de vent, un oiseau 
de nuit, un mulot nous a donné des émotions poi- 
gnantes I Attendre Tennemi comme nous l'atten- 
dions est une tout autre affaire que de courir sur lui. 
Si je relis les notes que je griflbnnais en rentrant, 
je trouve bien souvent la mention mélancolique : 
€ R. de N. » (rien de nouveau) ! Je me rappelle aussi 
les interrogations ironiques des camarades du régi- 
ment quand je rentrais en ville : 
c Eh bien, Dumont, quoi de hfXkPl ^ 

— Rien. 

— Comme toujours, alors. » 

Ces gaillards-là avaient couché dans leurs lits, et 
ils se moquaient de moi parnlessus le marché! 
N'importe I ma conscience ne me disait pas que mon 
métier fût un métier de dupe. Quelques afRsdres 
sérieuses, comme Vôtrigne, Andelnans et Pérouse, 
arrivèrent toujours à point pour arrêter le découra- 
gement. J'éprouvais d'ailleurs une joie un peu 
amère, mais orgueilleuse, à cette idée que l'ennemi 
supérieur en nombre, supérieur en force et en 
moyens d'action, toujours vainqueur, tous les jours 
un peu plus rapproché de Belfort que la veille, nous 
trouvait partout devant lui et n'avançait d'un pas 
qu'en nous marchant sur le corps. 

Le 2 décembre, après une expédition concertée 
avec soin, mais que les camarades nous avaient 
laissés faire tout seuls, j'eus la consolation d'ap- 
prendre une grande victoire de Trochu. Hélas 1 en 
avons-nous appris de ces grandes victoires ! Les 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 427 

Prussiens nous en régalaient à satiété, spéculant 
sur les effets presque immanquables de la décep- 
tion. Le lendemain, ils commencèrent à nous bom- 
barder. La ville, le fort des BaiTes, le château, 
l'arsenal se partagèrent les premiers projectiles; il 
y en eut pour tout le monde. Ce n'était pas encore 
ce projectile monstrueux, l'obus de 78 kilogrammes, 
que 'nous avons appelé successivement le mouton, 
le veau, l'enfant de troupe. Non, c'était du 24 ray^ 
modèle français, pris à Metz. Les bienfaits de M. Ba- 
zaine arrivaient ainsi jusqu'à nous. On enterra 
quelques victimes. . Notre préfet, M. Grosjean, 
adressa une magnifique proclamation aux citoyens 
de la ville, qui d^ailieurs n'avaient pas besoin d'être 
encouragés. Ces pauvres gens ont été tous hé^ 
roïques, et s'ils sont encore Français, ils ne l'ont pas 
volé. • . , . 

Le 4, en revenant d'une pronienade matinale qui 
avait été égayée par les obus, je trouvai basset à la 
porte de notre casemate. 

« Arrange-toi pour être libre ce soir, me dit-il. 
Nous dînons chez moi à cinq heures avec Jean, le 
bon SchuUer et quelques autres officiers. Ton capi- 
taine ne peut pas te refuser la permission ; il est des 
nôtres. Je me suis procuré des nourritures invrai- 
semblables : un plat de truites, un cuissot de che- 
vreuil, des écrevisses de la Savoureuse. 

— Et à quelle occasion ce festin*? 

— D'abord on n'a pas tous les jours une victoire à 
célébrer. Et puis. . . et puis, tu verras bien. A tantôt ! » 

Le capitaine Perrin me prit, ou plutôt m'eih- 
poigna vers cinq heures moins un quart, et nous 



428 LE ROBfAN d'un BRAVE HOMME 

étions chez Basset à l'heure dite, militairement. Un 
obus nous avait précédés, mais la maison louée par 
mon vieil ami était un vrai chef-d'œuvre de blin- 
dage, et le projectile allemand avait ouvert un cône 
renversé dans le sable sans émouvoir les poutres 
qui le poi^ipnt. Nous pouvions nous croire à l'abri 
pour toute la soirée, en vertu d^J'axiome : Non bis 
in idem, et l'on se mit gaiement à table. Schuller 
avait sa place marquée, une place d*honneur,.*en 
face de l'amphitryon. 

C'est que Schuller, simple sous-lieutenant d'artil- 
lerie, était déjà coté comme un héros du siège. 
D'abord il avait la stature, la force et la beauté d'un 
combattant de V Iliade; ensuite il était Alsacien, et le 
plus enragé patriote de sa noble et malheureuse 
province ; et puis oh le savait ambitieux dans mon 
genre. Au début de la campagne , en septembre, 
lorsqu'on fit les premières propositions d'avance- 
ment, son capitaine lui avait dit : «c Mon bon mar- 
che f, dressez l'état, et portez- vous en tête. » Le bri- 
gand s'oublia lui-môme. On lui renvoya le papier 
avec ordre formel d'y inscrire son nom. Il n'en fit 
rien, et force fut au capitaine de lui infliger Tépau- 
lette à son corps défendant. Officier, il ne tarda pas 
à se faire remarquer de toute la garnison, malgré sa 
chienne de modestie. Il vivait sur le parapet, voyant 
tout, observant l'ennemi nuit et jour, s'ingéniant à 
l'atteindre partout, à des distances invraisemblables. 
Il avait pour lui le courage, la patience, la volonté, 
l'intelligence et, ce qui vaut encore mieux que tout, 
la haine, une haine de Mohican pour les envahis- 
seurs de l'Alsace. 



LE ROMAN DUN BRAVE HOMME 429 

Le seul jour où j'aie eu Thonneur de dîner avec 
lui, il était bien content de sa besogne. Nos enne- 
mis, paraît-il, avaient fait une lourde sottise en éta- 
blissant leurs batteries au sud-est de la place, entre 
Essert et Bavilliers. Schuller disait, avec son bon 
accent des bords du Rhin : « C!est trop bête d'atta- 
quer le taureau par les cornes, et à trois kilomètres 
de distance. Est-ce qu'ils ont la prétention de démo- 
lir le roc qui porte le Château? Veulent-ils ouvrir la 
tranchée contre Bellevu^, et puis contre les Barres, 
et puis contre tous nos travaux de la gare et des 
faubourgs'? Jamais Belfort ne sera pris par là. » Mon 
beau-frère, Jean Bonafigue, répondait : . 

a: Ces gens-là sont la prudence même ; ils atta- 
quent les points que nous n'avons pas défendus, 
parce que nous les jugions imprenables. 

— Oui, répondit Schuller, mais nous avons déjà 
retourné nos batteries, et ils ont dû s'en aperce- 
voir. » 

Le fait est que nos artilleurs, sous l'inspiration de 
M. de La Laurencie, capitaine, avaient trouvé moyen 
de braquer sur l'ennemi un certain nombre de pièces 
masquées par le Château ou par la tour des Bour- 
geois. En abaissant la vis de pointage et en établis- 
sant des points de repère sur les toits, on arrivait à 
tirer avec justesse par-dessus nos bâtiments. Les Al- 
lemands étaient foudroyés par des canons invisibles 
qu'ils ne purent jamais démonter. « Ça va, ça val 
disait le bon Schuller ; j'ai vérifié tous les coups, la 
journée est bonne, nous en avons démoli pas mal. Je 
n'ai jamais fêté la Sainte-Barbe aussi gaiement. Vive 
la République I 



430 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

On fit chorus, et Basset - se leva, le verre en 
main : 

« Oui) messieurs, dit-il, c'est «ujourd'hui la Sainte- 
Barbe, la fôte des artilleurs, et je vous remerde 
d'avoir bien voulu la célébrer avec moi. Mais c'est 
aussi la fête../ Allons, Pierre I lève le nezl la feïence 
de mes assiettes n'est pas digne (}e captiver ton at- 
tention. C'est la fête, messieurs, d'une petite Fran- 
çaise qui a autant de patriotisme et de courage à 
elle seule que nous tous ensemble, sans excepter le 
bon Schuller. Elle est la sœur du capitaine Bona- 
figue, elle est la femme de ce grand éclaireur qui se 
mouche pour ne pas pleurer ; elle est mère de qua- 
tre enfants dont deux seront un jour des hommes. 
Pierre, te souviens-tu du temps où tu ne voulais pas 
l'épouser parce qu'elle s'appelle Barbe et que ce 
nom te semblait ridicule? Je suis sûr que tu n'en 
riras plus désormais. Allons, messieurs, buvons 
ensemble et saluons les sœurs, les femmes et les 
mères françaises dans la personne de Mme Barbe 
Dumont. j> 

Il y a des fibres du cœur humain qu'on ne devrait 
pas mettre en jeu dans une ville assiégée. Nous 
n'avions pas vidé trois bouteilles entre nous tous, et 
voilà que nous nous levons pour nous embrasser 
pêle-mêle, à tort et à travers, comme des ivro^^nes 
ou des fous. 

ce Basset ! Il avait fait son chemin à Belfort, 
sans toutefois monter en grade. Son premier soin 
fut d'appeler, avant l'apparition des Prussiens cent 
mille francs qui sommeillaient en compte courant 
chez son banquier de Londres. Il employa le tout 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 481 

aux ouvi^ages de la défense^ ians accepter même un 
bout de papier en édi^tlge. 

« Ma peau vaut plus que mon argent^ répondit-il 
au colonel Denfert ; si vous acceptez Tune, je ne vois 
pas pourquoi vous refuseriez l'autre^ D'ailleurs, je 
suis représentant du peuple, car mân mandat à là 
Législative n'est pas périmé; j'ai donc le droit de 
servir le pays à ma guise. Kst-ôe vous, vieux repu* 
blicain, qui m'en donneriez le démenti? » 

M. Denfert-Rochereau lui tendit la main pour toute 
réponse^ et dès ce jour mon vieil ami fut accepté par 
le Génie comme auxiliaire civil. Son incontestable 
talent lui fit autant d'amis que son patriotisme ; et 
c'est pourquoi vous voyez les meilleurs ofQcieils de 
la place fêter la Samte-'-Barbe chez lui. 

Le repas fut plantureux ; rien ne manquait encore 
dans la ville à qui pouvait payer. L'ennemi bombai^ 
dait nos forts sans leur faire aucun mal; nos forts ré- 
pondaient sagement, comme des forts qui n'ont pas 
de boulets à perdre ôt qui ménagent les provisions 
accumulées par Vauban ; quant à nous, nous nous 
donnions le luxe d'oublier pendant quelques heures 
les dangers de la veille et du lendemain. 

On ne se sépara qu'à minuit. SchuUer avait fait 
ma conquête; je le reconduisis au'bhâteau où il était 
logé. Tout en piétinant dans la neige, il me parlait 
de l'Alsace, il m'invitait à venir chasser le chevreuil 
avec lui, autour de son village natale quand nous 
serions débarrassés de ces a animaux-là » ; il me 
faisait une description magnifique de la cave, où. 
papa Schuller avait encore en fût le bon vin de 1834. 

€ En attendant, mo dit-il, je leur prépare pour 



432 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

demain un coup de canon qui leur fera fumer la 
barbe. J'en causerai avec Catherine dès ce soir. > 

Catherine était une pièce de vingt-quatre rayée, 
presque aussi populaire dans la ville et dans la gar- 
nison que SchuUer lui-même. Il me quitta en m'em- 
brassant ; nous nous tutoyions comme deux frères. 

Pauvre Schullerl II lui restait exactement vingt* 
sept jours à vivre. Le 31 décembre 1870, sa belle 
tête fiit brisée par un éclat d'obus. La place perdit 
en lui un de ses plus vaillants défenseurs, l'armée 
un de ses officiers les plus capables, la France un 
de ses plus nobles enfants. 

Que vous raconterai-je de plus? Je ne suis pas 
rhistorien de cet épouvantable siège qui a duré cent 
quatre jours, dont soixantê-treize'de bombardement 
continu, et que le général de Treskow poussait en- 
core, avec une sérénité admirable, trois semaines 
après la capitulation de Paris. Des témoins mieux 
placés que moi pour tout voir ont consigné nos 
gloires et nos douleurs dans une demi-douzaine de 
volumes que mes enfants savent par cœur. 

Quand je relis ces livres, quand je repasse dans 
ma mémoire, encore assez fidèle, ce que j'ai vu feit 
et souffert, je ne puis pas garder rancune au général 
de Treskow. Il aVait ordre de prendre la ville à tout 
prix, ce galant homme; il y a employé tour à tour et 
simultanément la ruse et la force. Il avait fait ap- 
prendre à ses clairons nos sonneries de retraite, afin 
de troubler les mobiles sans expérience et quelque- 
fois un peu naïfs. Plusieurs soldats prussiens, choi- 
sis sans doute parmi les protestants de la révocation 
de redit de Nantes, profitaient de la nuit pour crier, 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 433 

sans aucun accent : « A nous, mobiles! Vive la 
France! » Ils nous faisaient ainsi des prisonniers. On 
nous communiquait tous les huit jours une grande 
victoire des armées nationales pour exalter notre 
espérance, mais on ne maaquait pas de démentir 
le fait dans les vingt-quatre heures, avec preuves à 
Tappui, pour nous démoraliser. La mort môme de 
nos officiers et de nos soldats était savamment ex- 
ploitée par cet ingénieux ennemi, et, s'il nous ren- 
dait un cadavre, c'était avec une mise en scène qui 
devait nous navrer. Voilà pour la ruse . 

Quant à la force, oh! c'est bien simple! M. le 
général Treskow en usa dans la plus large .mesure 
et nous fit tout le mal qu'il put. Il mit deux cents 
pièces de canon en batterie contre Belfort et nous 
gratifia de 5 à 6000 projectiles par jour, en moyfenne : 
quel autre homme de guerre eût fait mieux? Il tua 
par le fer et le feu non seulement les soldats qui 
défendaient la place, mais les bourgeois qui l'ha- 
bitaient, les vieillards, les femmes, les enfants ; il 
n'épargna pas même les prisonniers prussiens, ses 
anciens compagnons d'armes, que nous avions abri- 
tés de notre mieux. 

Il avait commencé par une faute en installant ses 
batteries de siège entre Essert et Bavilliers. Mais il 
reconnut son erreur et la répara vite. Il nous prit 
Danjoutin, mal gardé; il enleva de haute lutte le vil- 
lage de Pérouse, où mon capitaine gagna cent fois 
pour une ses galons de commandant ; enfin il s'éta- 
blit aux Perches et s'y trouva en mesure, comme il 
a bien voulu l'écrire lui-môme, « de réduire Belfort 
en un monceau de ruines et d'ensevelir les habitants 

28 



^ 434 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

s^usle? dôbris de leurs maisons ». Et il Teût fait 
comme il le disait, n'en doutez pas, si le gouverne- 
ment français n'eût relevé le colonel Denfert de sa 
faction héroïque. Pauvre gouvernement de la dé- 
fense! Les partis ne lui ont ménagé ni l'outrage ni la 
calomnie; mais son seul crime est d'avoir trop compté 
sur lé patriotisme et la résolution des Français. 

C'est égal ; nous lui avons dû à Belfort quelques 
bonnes journées. Depuis le 45 janvier jusqu'au 18, 
une armée de secours recrutée et organisée par ces 
vaillants hommes d'État qui voulaient espérer contre 
toute espérance , s'est approchée de nous. Nous 
l'avons entendue, quelques-uns même Se flattent de 
l'avoir vue. Elle était commandée, nous disait-on, 
par le général Bourbaki, un rude honaime. Ah! 
\îomme il nous tardait dé 1^ rejoindre! Avec quel 
entrain nous aurions harcelé l'ennemi, qui craignit 
un moment, paraît-il, d'être pris entre deux feux ! 
Lorsque le bruit du canon se rapprochait, nous 
étions sûrs de la victoire ; chaque fois qu'il semblait 
s'éloigner, nous disions : C'est le vent, c'est le dégel^ 
c'est la pluie qui nous trompent. 

A la date du 19, je lis sur mon carnet de notes 
cette exclamation stupide, mais sincère : « O chère 
canonnade ! On ne t'entend plus. » 

L'homme est un étrange animal. Croiriez-vous 
qu'à la fin du siège, le 18 février, lorsque notre co- 
lonne, après toutes les autres, quitta Belfort sous le 
commandement du colonel Denfert, j'étais moins 
sensible à la joie de revoir ma famille, mes amis, 
mon pays natal, qu'au regret de quitter ce monceau 
de ruines où j'avais lutté et souffert? 



XVI 



RBLEYONS-NOUS I 



Le départ fut navrant, au moins pour^moi; quel' 
ques-uns de mes camarades laissaient percer un 
contentement qui redoublait ma tristesse. Je plai- 
gnais du fond de mon cœur ces pauvres habitants 
de Belfort, qui après tant de sacrifices n'étaient pas 
sûrs de rester Français. Ils nous firent des adieux 
Ikchànts à la porte de France. Le maire, un 
homme antique, qui s'était prodigué nuit et jour, 
allait et venait dans nos rangs, serrant les mains de 
celui-ci, embrassant celui-là, et retenant ses larmes 
avec peine. Nous comptions tous quelques amis 
dans la population civile ; ils se serrèrent autour de 
nous jusqu'à midi, l'heure fatale. Une pauvre vieille 
affolée, qui avait perdu tous les siens par le feu, 
la variole et la fièvre typhoïde, vint se camper de- 
vant moi et me demanda à plusieurs reprises : 
« Après vous? Après vous? Après vous? » 

La réponse était malheureusement trop facile : 
Après nous, l'ennemi. 



436 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

Jean, mon beâu-frère, nommé commaOidUuit depuis 
dix jours, passa son bras sous le mien, me tourna 
vers la ville et me dit : « Regarde et souviens-toi. 
C'est une grande école que nous avons là sous les 
yeux. Désormais le nom de Belfort, en langage mi- 
litaire, est synonyme d'effort continu, de défense 
offensive. Le galon coûtait cher ici, mais je suis 
bien heureux d'en emporter un petit bout. » 

Basset n'était plus avec nous. Notre départe- 
ment l'avait spontanément élu le 8 février, tandis 
que le Haut-Rhin nommait MM. Denfert Rochef^au 
et Grosjean. Le colonel ne songea pas un moment 
à quitter son poste; M. Grosjean, préfet saiis pré- 
fecture, et Basset, entrepreneur sans ouvrage, pri- 
rent le chemin de Bordeaux; là encore, après nous 
tous, ils défendirent Belfort. 

Mon vieil ami m'avait promis de passer par 
Courcy et de me donner des nouvelles. Il in^écri\it 
en effet, mais trop tôt; le siège n'était pas levé, les 
Prussiens gardèrent sa lettre, et, s'ils Font lue, je 
crois que leur orgueil n'a pas dû en être flatté. 
J'avais écrit à Barbe, deux fois par nos ballons dont 
un seul tomba bien, et vingt fois par les contre- 
bandiers suspects qui traversaient trop commodé- 
ment les lignes prussiennes, mais pas un seul mot 
de réponse n'était arrivé jusqu'à moi. Je ne savais 
donc rien de ma famille, rien de mes intérêts, rien 
de ce cher pays de Touraine, que j'avais laissé si 
beau et que les Allemands avaient peut-être sac- 
cagé. En ce temps-là, une moitié de la France igno- 
rait l'autre. 

Ce n'est qu'au bout de dix-sept jours, après bien 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 437 

des étapes, bien des fatiguer, bien des angoisses, 
que je reçus le 6 mars, à Grenoble, la dépêche sui- 
vante : 

« Grenoble de Courcy^ 6. 3. 71. 8. 25. 

« Cendres déblayées, cœurs fermes, santé par- 
faite. Mille tendresses de tous. A quand? 

« Barbe Dumont. » 

De quelles cendres parlait-elle? La fabrique avait 
donc brûlé une seconde fois? J'avais pourtant eu 
soin de la construire en brique et en fer, avec aussi 
peu de bois que possible ; et des réservoirs sur les 
toits, et des prises d'eau partout. Un incendie chez 
moi ne pouvait s'expliquer que par le crime ou par 
les fatalités de la guerre. 

. Je lus et je relus la feuille sibylline avec une 
anxiété croissante, et je finis par la porter à mon 
nouveau capitaine, le saint-cyrien blond qui avait 
gagné ses éperons à Belfort. 

Ce jeune homme plein de cœur fronça le sourcil : 
« Mon pauvre monsieur Dumont, me dit-il, voilà qui 
sent le Prussien ou le Bavarois. Vous êtes de 
Courcy; je crois bien avoir lu dans quelque vieux 
paquet de journaux que l'ennemi est allé jusque-là. 
Le général Pourcet l'en a chassé; mais on peut faire 
beaucoup de mal en peu de temps. La poste nous 
apportera bientôt le mot de cette énigme. Mais pour- 
quoi donc n'iriez-vous pas le chercher vous-même? 
Je ne vous renvoie pas I Lorsqu'on a le très grand 
honneur de commander à des soldats tels que vous, 
on voudrait les garder toute la vie. Mais l'amî qpii 



438 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

nous fait part de ses chagrins nous autorise à cher- 
cher des consolations. Monsieur Dumont, vous avez 
contracté un engagement limité à la durée de la 
gueiTe. Or les préliminaires de paix ont été signés à 
Versailles le 27 février; Paris est délivré du voisinage 
des Allemands depuis le 3 mars : vous êtes donc mo- 
ralement libre; il ne reste que certaines formalités 
à remplir. Dès aujourd'hui, je suis certain que notre 
lieutenant-colonel, chef du corps, signera la per- 
mission d'un mois que je vais de ce pas lui' de- 
mander pour vous. Vous pourrez partir ce soir môme 
et attendre paisiblement à Courcy votre congé défi- 
nitif. Avertissez votre famille, prenez congé du com- 
mandant Bonafigue et bouclez votre sac : le reste 
me regarde, cher monsieur; j'en fais mon affaire. » 

Je remerciai chaudement cet aimable et digne 
officier, et je courus au télégraphe : « A demain, 
chèr.e femme; je pars ! » J'embrassai mon vieil ami 
Jean; je pris congé des camarades; je m'équipai en 
civil chez la Belle-Jardinière de la place Grenette, 
car mes malles avaient suivi Basset, et l'étalage de 
mon pauvre uniforme en lambeaux dans les rues de 
Courcy m'eût semblé prétentieux et ridicule. 

Mais l'armée est une machine savante et compli- 
quée où rien ne marche vite, au moins en temps de 
paix. Mon capitaine mit un jour à trouver le lieute- 
nant-colonel, qui avait ses détachements épar- 
pillés autour de Grenoble. Le grand chef, M. Marty, 
était un homme un peu méticuleux; il l'avait bien 
prouvé en nous faisant passer à la deuxième étape, 
Audincourt, une revue de détail. Ma permission 
ne me parvint que le 8 après le départ du dernier 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 439 

train. Je partis pour Lyon le 9, et, comme- le ôervice 
des chemins de fer n'était encore qu'à moitié orga- 
nisé depuis la guerre, mon voyage de Lyon à Mou- 
lins, de Moulins à Bourges, de Bourges à Gourcy» 
fut arrêté ou ralenti si fréquemment qu'il ne dura 
pas moins de quarante-huit heures. 

Un gros marchand de moutons, entré dans mon 
wagon à la gsxe de Bourges api^ un dîner sérieux, 
me raconta en fumant sa pipe que les Bavarois 
avaient pillé ma ville natale, rasé l'admirable fabri- 
que de M. Dumont et emmené M. Dumont lui-même 
en Allemagne avec le sous^préfet Foulard. Ce der- 
nier trait me rassura un peu, en me prouvant qu'il 
y avait à prendre et à laisser dans la légende. 

Enfin je descendis à Gourcy sur les neuf heures^ 
avec deux heures et demie de retard. La gare était 
déserte et à peine éclairée; il n'y avait qu'un em- 
ployé, à qui je donnai mon billet. Pas ime voiture à 
la porte, pas même l'omnibus jaune de la Couronne. 
Personne ne m'attendlait, naturellement : on m'avait 
attendu quatre jours. Je pris tout seul le chemin de 
la fabrique entre deux rangs de becs dd gaz dont les 
trois quarts n'étaient pas allumés et le reste ne 
brillait guère. Mon portier, vieux soldat de Grimée 
et d'Italie, toujours fidèle au poste, ne s'éveilla qu'à 
la dixième sommation et n'ouvrit pas sans défiance. 
Lorsqu'il me reconnut, il poussa de vrais cris : < Àh I 
patron ! Ah ! patron I Madame vous croyait mort une 
fois de plus. Elle est encore allée au train de sept 
heures avec les enfants. C'est elle qui sera contente! 
Elle et nous tous, employés, ouvriers, la ville en- 
tière. Ah I patron ! cher patron !» 



440 LE ROMAN D*UN BRAVE HOMME 

Quoique la nuit fût assez noire, j'avais vu du 
premier coup d'œil que la fabrique n'était pas rasée; 
et, après avoir serré la main du fidèle serviteur, je 
m'élançais vers mon cher nid, lorsqu'il me retint par 
le bras. 

a Patron, dit-il, laissez-moi vous conduire. De- 
puis qu'ils ont brûlé la maison, madame et les en- 
fants ont pris l'appartement de M. Charles, où mon- 
sieur a logé dans les temps, après M. et madame 
Bonafigue. » 

Je le suivis machinalement, en lui demandant des 
nouvelles de tous les miens, un à un. Le reste 
me semblait non pas indiflêrent, mais secondaire. 
J'avais d'ailleurs le temps d'apprendre tous nos mal- 
heurs. 

Il n'eut pas besoin de sonner. Catherine, avertie 
par son instinct plus que maternel, avait déjà ouvert 
la porte et noué ses gros bras autour de mon cou : 
« C'est toil c'est toil C'est lui, madame! Les enfants 
donnent, mais tant pis! madame, revoilà Monsieur! » 

J'entrai. Mes pauvres êtres s'étaient tous en- 
dormis dans la salle à manger, autour de la table 
où mon couvert était mis. Barbe s'éveilla la première 
^t se leva un peu péniblement, soit parce qu'elle 
avait grossi en mon absence, soit parce qu'elle por- 
tait notre petite Pauline dans ses bras. « Je t'ai donc 
enfin ! me dit-elle; tout le reste n'est rien, mon bien- 
aimé! » 

Paftiline se secoua au bruit de nos baisers; elle 
ouvrit de grands yeux, saisit ma barbe à pleines 
mains et cria : « Papa n'est pas mort ! » en versant un 
fleuve de larmes. 



LE ROMAN d'un BRAVÇ: HOMME 441 

Les autres se dégourdirent lestement, d'autant plus 
qu'à part le potage ils n'avaient pas dîné. Pierre et 
Jean chevauchaient sur mes genoux; l'un me trou- 
vait très beau, l'autre très laid, a Tu m'apprendras la 
guerre! » disait l'ainé. Le cadet se hissa sur mon 
épaule et me glissa ces mots à l'oreille : « Si les 
. Prussiens nous avaient tué notre père, nous aurions 
tué les enfants des Prussiens. » 

Geneviève sommeillait encore un peu; mais, lors- 
qu'elle eut soupe avec moi, qui mourais de faim, elle 
refusa énergiquement d'aller au lit. « J'aime mieux 
papa que dormir I » disait-elle en s'accrochant à mes 
haJDits. 

Ma femme et Catherine triomphèrent doucement 
(Je ces mignonnes résistances. Les chers garçons 
mirent un point d'honneur à me montrer comment 
deux hommes se couchent. Je pris plaisir à désha- 
biller pièce à pièce les deux fillettes, qui avaient 
grandi et embelli. Elles fermèrent leurs yeux l'une 
après l'autre, dans mes bras, et lorsque tout ce petit 
monde eut émigré au pays des rêves, je dis, sotto 
voce^ comme à Belfort : 

« Bonsoir, Pierre! Bonsoir, Jean! Bonsoir, Ge- 
neviève I Bonsoir, Pauline I Bonsoir, la maman 4^ 
quatre I 

— J'espère bien, dit Barbe, qu'avant trois mois je 
serai la maman des cinq. Et il faudra que la cin- 
quième soit une fille, car j'ai déjà choisi son nom. 
Elle s'appellera France, en mémoire de ton grand- 
père, et pour l'amour de la patrie, notre mère à 

touâr >> 
Cette jolie petite tète, plus jolie que jamais, me 



442 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

détailla sur rorôiller, longtemps après minuit, tout 
le mal que les Allemands nous avaient fait. 

<K Je ne les ai pas attendus, me dit-elle. Dès qu'ils 
ont menacé Yillevieille, j'ai fait un paquet d^ en- 
fants et emporté le tout aux Martigues, où papa et 
maman nous ont gâtés : ils t'adorent, ces pauvres 
vieux 1 Je voulais emporter nos valeurs, mais ton 
oncle Joseph m'a fait observer que les routes n'étaient 
pas sûres et qu'un million de papiers, presque tous 
au porteur, courait grand risque entre mes mains. 
Il se chargeait de tout mettre en sûreté^^et j'ai foi 
dans la malice. des paysans, grands cachotiers de 
leur nature. Cependant j'ai pris note des numéros, à 
t(Jut événement. Un vague instinct de conservation 
m'a fait aussi recommander à ce digne homme notre 
collection de planches gravées. Nous en avions, tu 
sais, pour une centaine de mille francs, et ces 
cuivres, il faudrait cinq ou six ans pour les refaire. 
Or le consommateur n'admet plus que la faïence dé- 
corée. L'oncle a compris, il n'est pas bête; en une 
nuit, avec ton jeune cousin Paul, deux charrettes et 
six chevaux, il a transporté nos dessins dans une 
clairière du bois du Lézard et enterré le tout sous un 
gazon épais, doublé de neige. Quant aux valeurs de 
portefeuille, il n'a pas pu se décider à les loger si 
loin de lui, mais il les a serrées dans un coflfre de . 
fer qu'il a caché au fond du magasin u9 5, sous 
40000 kilos de terre glaise. C'était fait, et bien fait, 
quand j'ai quitté la ville. 

« Les Allemands arrivent. On leur résiste un peu, 
pas assez pour leur faire rebrousser chemin, assez 
pour leur donner le droit de nous traiter en ville 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 443 

prise. Ils peuplent la fabrique de leurs soldats, de 
leurs chevaux, de leurs canons, de leurs fourgons 
et de charrettes réquisitionnées un peu partout. 
L'économat, la cave, nos provisions sont pillées dès 
le premier jour. Le lendemain, on s'occupe active- 
ment de tout déménager, meubles et marchandises. 
Des centaines de commissions emballées depuis 
longtemps, les faïences en magasin, la collection de 
nos modèles, ton musée céramique, notre linge, 
nos lits, nos voitures, nos tapis, nos rideaux, nos 
pendules, trois trains de choses volées chez nous 
s'en vont en Allemagne, à moins qu'on ait vendu le 

' tout en route aux corbeaux qui suivent l'armée. 
« L'oncle Joseph assistait à ce pillage sans sour- 
ciller. Il disait aw chef des bandits : « Vos coups de 
« main ressemblent à des coups de commerce. On 
€ pourrait ouvrir boutique à Berlin et monter une 
a manufacture à Mmiich avec ce que vous nous avez 

. « pris. » L'autre répondait d'un air rogue en fumant 
un de tes cigares : « C'est la guerre! » Et le vieux 
paysan répliquait : « Alors, monsieur, la guerre est 
« une affaire. » C'était tellement une affaire pour 
ces gens-là qu'un beau jour ils ont eu Taplomb de 
réclamer nos planches gravées. Le lieutenant qui 
se chargea de l'ambassade est un de nos anciens 
ouvriers, nommé Merckel. Tu ne te rappelles pas ce 
soi-disant Alsacien qui faisait des parties de campa- 
gne et dessinait un album des environs de Courcy? 
Il a été espion chez nous pendant dix-huit mois, et 
c'est lui qui a eu l'idée de nous voler les cuivres, 
pour nous faire chômer indéfiniment. Ton oncle a 
soutenu mordicus qu'il n'y entendait rien, qu'il 



444 LE ROlfAN d'un. BRAVE HOMME 

n'avait jamais vu de cuivre qu'à la cuisine, où Ton 
s'était emparé de nos casseroles, et que d'ailleurs le 
cuivre était un métal inutile aux Allemands, qui se 
servaient de canons d'acier. Pour se venger de sa 
résistance, ils l'ont expédié au fin fond de leur 
affreux pays, dans le grand-duché de Posen, et il y 
est encore, mais il m'annonce son retour. Les plan- 
ches gravées par M. Doussot, par toi, par Bergeron 
sont retrouvées, grâce à ton cousin, qui savait la 
cachette et qui ne l'a pas perdue de vue un seul 
jour. Malheureusement, la cassette de fer où l'on 
avait enfermé nos valeurs est partie dans les fourgons 
de l'ennemi. Je ne sais si c'est par malice ou par 
.trahison que les brigands ont pu la déterrer sous 
cette montagne d'argile. Gomme •j'avais gardé les 
numéros, j'ai mis opposition à la vente des titres sur 
tous les marchés de l'Europe, mais je ne me fais pas 
d'illusions : c'est un million perdu. 

« Les malfaiteurs en armes qui nous ont dé- 
pouillés ont voulu effacer par le feu la trace de 
leurs crimes. Le jour de leur départ, dix incendies 
ont éclaté à la fois sur divers points de la fabrique. 
Notre pauvre maison d'amour, qui n'était plus bien 
neuve, puisqu'elle datait de la jeunesse de M. Si- 
monnot, a flambé comme une allumette; il n'en 
reste plus même les quatre murs. Les braves pom- 
piers de Gourcy, exaltés par le souvenir de ton père, 
ont fait des efforts surhumains pour sauver le reste. 
Le mal est grand, mais il est réparable. Sauf la 
chambre des machines et les fours où ils avaient placé 
des cartouches de dynamite, l'outillage pourra servir. 

« Et dire que nous ne sommes pas les plus mal- 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 445 

heureux de la ville I Notre voisia, le fabricant de 
briques réfractaires, a coupé les fils télégraphiques 
qui faisaient communiquer les soudards avec leur 
état-major cantonné dans notre pauvre Lai'cy. Dé- 
noncé par une coquine, jugé par trois Allemands, et 
fusillé en une heure I « Je ne regrette qu'une chose, 
« a-t-il dit en mourant, c'est de ne vous avoir pas 
« fait assez de mal. Vive la France I » 

« Tu n'iras pas voir Larcy, je t'en prie. Je l'ai vu, 
moi, et c'est assez. Catherine y tenait garnisdn pour 
défendre notre bien, elle a fait une résistance admi- 
rable. Ils lui ont arraché la peau des mains avec 
nos clefs. Us ont empaqueté devant elle jusqu'aux 
lambrequins des rideaux avec les patères et les cor- 
dons de tirage, et, ce qu'ils n'ont pas pris, ils l'ont 
sali. Les glaces, les dessus de porte, les tableaux 
leur servaient de cibles; les jalousies, les volets, les 
boiseries sculptées, les arbres rares, déodoras, wel- 
lingtonias, araucarias, camellias, rhododendrons, 
magnolias, sans compter les trésors de l'orangerie, 
leur servaient de bois de chauffage. Ils fendaient 
les bûches sur la mosaïque du vestibule et décou- 
paient la viande de nos moutons southdown et de 
nos pauvres petites vaches bretonnes sur ton bil- 
lard. A table, ils se versaient notre vin de Cham- 
pagne comme de l'eau de Seltz dans notre vin de 
Château-Laffltte. Le parc est plein de trous qu'ils 
ont faits pour chercher des trésors; la glacière est 
éventrée, les murs crénelés de trois en trois mètres, 
les pavillons démohs, la faisanderie et les serres 
effondrées ; dans toute la propriété, j'ai compté 
trois carreaux intacts, par oubli. Pas un livre de ta 



446 LE ROMAN D^UN BRAVE HOMME 

bibliothèque, pas une gravure de ton cabinet qui 
n'ait subi les plus abominables outrages. Et ils ne 
sont restés que huit jours I Et l'Europe lorjgnait d'un 
œil très sympathique cette œuvre de civilisation! 
J'espère qu'ils feront au moins une visite de poli- 
tesse à tous ceux qui les ont approuvés ! > 

Lorsque raa chère femme eut soulagé son cœur 
par ces imprécations un peu trop v^émentes, mais 
assurément légitimes, je lui proposai de dormir. Elle 
se garda bien d'y contredire; je passai mon bras 
gauche sous sa jolie petite tête, je l'embrassai sur 
les deux yeux et j'oubliai en moins de cinq minutes 
que j'étais un homme ruiné. 

Mais au bout de quelques heures le souci fût plus 
fort que la fatigue ; je m'évmllai et je gagnai à pas 
de loup la chambre voisine, dont les fenêtres sans 
volets ni tentures donnaient sur les ruines de mon 
ancienne habitation. Les ruines elles-mêmes avaient 
péri, comme dit le poète romain ; les murs, rasés 
jusqu'au niveau du sol, faisaient Teffet d'un plan 
tracé au tire-lignes sur la planche de l'arcliitecte. 
Barbe, qui avait toujours le sommeil léger d'une 
souris, me surprit au milieu de cette contemplation 
mélancolique. « Tu cherches ce qui n'est plus, me 
dit-elle ; viens donc voir plutôt ce qui est ! » Bon 
gré, mal gré, elle me promena en pantoufles dans 
l'appartement aux trois quarts démeublé, et elle me 
força d'admirer nos enfants, Tun après l'autre, dans 
leurs lits. « Vois comme ils dorment bien I Sont-ils 
beaux ! et brillants de santé I Et solides I N'est-ce 
pas un plaisir de travailler pour eux? d'assurer l'ave- 
nir de ces amours-là ? » 



LE ROMAN P'UN BRAVE HOMME 447 

Oui, sans doute, c'était un plaisir; c'était même un 
devoir. Mais je ne me sentais plus capable de rien; 
la lassitude et le découragement m'avaient anéanti. 

Recommencer une fortune, rebâtir une maison, 
re£sdre un mobilier, une bibliothèque, une cave et 
le reste, c'était trop pour un homme qui gardait 
soixante-treize jours de bombarderaient dans les 
oreilles et seize étapes dans lés jarrets. Je n'avais 
plus d'autre ambition que celle du repos. Vivre à 
Launay, dans la maison de mon grand-père, avec 
six mille francs de rente ! 

« Eh bien, s'éoriait Barbe, que faisons-nous de la 
loi du progrès? Crois-tu qu'il serait fier de toi, ton 
grand-père, s'il voyait sa postérité tourner sur elle- 
iftôme, au lieu d'aller de l'avant? Tu veux 6 000 
ft^ncs de rente ? J'en ai refusé 25 000 avant ton 
retour. Le parc de Larcy, tout perdu et déshonoré 
qu'il est, vaut 400 000 francs à vendre en détail 
comme terre de labour. Et Bonnard, tu sais bien, le 
gros Bonnard, ton ancien employé, mon ancien 
prétendant, est venu en personne m'ofltrir 400,000 
francs des bâtiments de la febrique. Il est très riche, 
ce garçon, quoiqu'il n'ait pas encore hérité de son 
oncle. Il a fait à l'armée des fournitures de souliers 
belges, américains ou suisses dont les semelles 
n'étaient peut-être pas en cuir. On parle d'un pro- 
cès, il l'attend de pied ferme et dit : « Si les soldats 
« n'ont pas marché, c'est leur faute ; mes affaires 
« marchaient très bien I » Je l'ai moins bien reçu, car 
la fabrique vaudra toujours son prix lorsque nous 
aurons dépensé quelques centaines de mille francs 
pour la réparer; 






448 Jj^ ROMAN D'UN/BIiAVE HOMME 

T- Mais cet argent, où le prendrons-nous ? 

— Cela, je n'en sais rien. J'ai consulté M« Lavaur, 
ton notaire. Il prétend que le prêt -sur Hypothèque 
est passé à l'état de fiction et que ïe Crédit foncier, 
ayant vu seé obligations tomber au-dessous du pair, 
s'est mis en grève. Qu'importe? Nous somiaes con- 
nus et estimés partout, aimés dans le pays : ce 
serait grand miracle si nous ne trouvions pas à em- 
prunter le nécessaire. D'ailleurs, on nous doit çà et 
là ; nous ferons bien quelques rentrées. 

— Ahl conclue j'abandonnerais tout, et de bon 
cœur, s'il ne tenait qu'à moi ! 

— Soitj mais as-tu le droit d'abandonner ces 
quatre innocents qui dorment en toute confiance et 
qui ne doutent plus de l'avenir, depuis que lew 
papa est revenu ? Peux-tu laisser dans la misère 
cette population d'ouvriers, d'employés, d'artistes, 
qui compte obstinément sur toi ? Ils se sont bien 
conduits, du haut en bas de l'échelle. M. Lambert 
a été blessé au combat de Beaune -la-Rolande, et 
décoré. M. Bergeron a gagné la médaille militaire à 
Bapaume, sous les ordres du général Faidherbe. Ce 
pauvre Thomassin, coupé en deux par un obus au 
plateau d'Avron, laisse une femme et un enfant qui 
n'auront pas besoin de nous : la famille est à son 

. aise ; mais nous avons sept ouvriers blessés, trois 
morts, dont les veuves et les enfants sont dignes 
d'intérêt, tu l'avoueras! Et les autres? Cinq ou six 
cents malheureux de tout âge, qui chôment à leur 
grand* désespoir depuis l'invasion des Allemands, et 
qui ne trouvent ni le pain, ni le vin, ni la viande à 
crédit. Les fournisseurs leur disent d'un air nar- 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMWE ' . 449 

m 

quois : « Adressez- vous à M. Dumont4 La fakrique 
vous nourrira. Il faut manger à la cantine. » Ceux- 
là sont plus à plaindre que nous, car, enfin, avec le 
peu d'argent que j'ai rapporté des Maj-tigues et les 
bijoux que tu m'as donnés autrefois, nous avons du 
pain sur la planche. Écoute, mon Pierrot : nous 
sommes nés, toi et moi, de pauvres genà qui ga- 
gnaient péniblement leur vie. Le bien nous est venu 
trop vite et comme par enchantement. Je n'ai jamais 
compris, entre autres choses, comment le père Si- 
monnot, cet homme sec, t'avait donné pour rien la 
moitié de son usine. Mais la fortune n'a pas eu le 
temps de nous gâter à fond; elle nous a un peu 
amollis, c'est tout. Eh bieni voici l'occasion de. nous 
retremper dans le travail, dans les privations, dans 
le souci des échéances, dans l'incertitude du len- 
demain. Si nous ne trouvons pas assez d'argent pour 
rétablir la fabrique en six mois, nous marcherons 
pas à pas, comme un jeune ménage parti de rien. 
On achète ou l'on répare une machine, on monte un 
atelier, puis deux; on reconstruit un four. La femme 
reste à la maison pour diriger les opérations qu'elle 
connaît; le mari fait quelques voyages, visite la 
clientèle, renoue les relations. Chacun de son côté 
s'ingénie à trouver des procédés économiques, à 
créer des produits nouveaux ; on risque de temps à 
autre un effort audacieux ; sans abandonner les as- 
siettes à bas prix, on vise à l'œuvre d'art, au plat 
de mille écus. Pour travailler ainsi, on n'a pas besoin 
d'habiter un hôtel ; le plus modeste appartement, 
celui-ci, par exemple, est assez bon et assez beau«* 
Un château et un parc, en été, ne sont pas choses 

29 



450 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

indispensables ; on fait comme les trois quarts des 
bourgeois, on reste en ville, et quand le temps est 
beau on va promener les enfants au bois du Lézard 
ou sur les bsrges du canal. Faisons cela, veux-tu? 
Nous ne nous en aimerons pas moins, au contraire. 
Il me manquait d'avoir partagé avec toi un bon plat 
de misère, et j'y mordrais bien volontiers de mes 
trente-deux dents, cher ami ! > 

Le réveil des enfants interrompit cet entretien, 
et, jusqu'au déjeuner, on dépensa le temps en ca- 
resses. Mais le bruit de mon arrivée s'était déjà 
répandu dans la ville : je vis accourir nos parents, 
nos amis, nos ouvriers surtout ; il en vint plus de 
cent, hommes, femmes, garçons et filles. Ces 
bonnes gens me regardaient comme un sauveur. 
Aucun d'eux ne mettait en doute la reprise immé- 
diate ou très prochaine du travail. Abandonner la 
fabrique ou m'asseoir sur ses ruines comme Marius 
à Carthage eût été une banqueroute morale, ni plus 
ni moins. J'avais beau répéter à qui voulait l'en- 
tendre : « Mes amis, je n'ai pas le sou I d Ils étaient 
tellement accoutumés à mes splendeurs que cette 
plaisanterie les faisait rire. 

Je ne pris point d'engagement, mais le Français 
est esclave de sa réputation presque autant que de 
sa parole. C'est pourquoi je vendi« mon pauvre 
Larcy, le jour même, à un marchand de biens. 
Barbe, de son côté, faisait passer ses diamants à 
un de nos correspondants de Londres, qui en tira 
deux mille livres sterling. Notre agent de Paris vint 
m'apportcr en personne le peu qui restait dans sa 
caisse, une dizaine de mille francs. Cette somme, 



LE ROMAN D*UN BtlAVE HOMME 461 

ajoutée au prix des diamants, fut à peu près tout 
notre capital jusqu'à la iin de la Commune. L'acqué- 
reur de Larcy ne devait payer que par termes, en 
dix-huit mois. J'avais encore une ressource : c'était 
d'emprunter à Basset; mais sa fortune, dont il ne 
disait mot, était placée en Amérique. D'ailleurs, il 
m'eût coûté de recourir à lui après ce qu'il avait fait 
pour nous et l'envoi des fameuses dragées. Il me 
sembla plus naturel et plus honorable de puiser 
dans la bourse de mon ancien patron. Il était riche, 
nul ne connaissait mieux que lui la valeur de son 
usine, et j'étais sûr qu'il ne me prêterait pas ses 
chers écus sans intérêt. Je partis donc pour Ville- 
vieille, et j'allai trouver le bonhomme chez son 
gendre, l'ingénieur en chef. 

La maîtresse de la maison me reçut avec sa grâce 
sèche et sincère; elle me montra son portrait, mon 
chef-d'œuvre, encadré richement et placé à la ci- 
maise dans un grand salon blanc et or; toutefois, 
elle m'avertit qua je trouverais son père un peu 
changé : le contre-coup des derniers événements 
l'avait frappé au cerveau. Il était toujours excellent 
pour les siens, très doux avec les enfants, poli avec 
les étrangers; mais il fallait lui pardonner quelques 
absences et lui épargner les émotions. 

Elle m'introduisit elle-même chez le vieillard et 
prit soin de lui dire mon nom. M. Simonnot me 
serra la main avec force en s'écriant : « Bonjour, 
monsieur Basset! » 

Sa fille le reprit doucement : 

« Papa, c'est M. Dumont. 

— Oui, dit-il, reçu de Basset et porté au compte 



452 LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 

de Dumont (Pierre). Remercie-le bien, mon enfant, 
il a payé ta dot : 420 000 francs I Monsieur Basset, 
vouô êtes un digne homme. Vous m'avez délivré de 
Foulard, qui m'exploitait. Vous avez rebâti la fa- 
brique à vos frais; ma fortune est votre œuvre. 
Pourquoi donc avez- vous donné votre moitié à ce 
grand nigaud de Dumont? 

— Papal M. Dumont n'est pas un nigaud. 

— Si, ma file! Car iJ a cru que je lui offrais en 
pur don la moitié de l'affaire. Moi, jeter mon argent 
par la fenêtre I As-tu vu ça? Monsieur Basset, je 
suis un homme juste, mais pratique. Dès l'école pri- 
maire, mes petits camarades disaient : « Simonnot 
tient aux noyaux. » 

Je m'éloignai de ce pauvre homme à travers les 
politesses et les excuses de sa fille, fort affligé de 
l'avoir vu dans un tel état, mais satisfait de con- 
naître enfin par son bavardage inconscient le secret 
de mon avancement trop rapide. Plus de doute I Je 
devais tout à l'ancien ouvrier de mon père, au fidèle 
et respectueux admirateur de la pauvre martyre, à 
celui dont j'avais repoussé l'adoption avec une sorte 
de fureur. Et ce digne Basset, dans son exquise 
délicatesse, avait eu soin de me fair'e gagner, du 
moins en apparence, ses épargnes qu'il me donnait. 

En rentrant à la fabrique, je ne fus pas médiocre- 
ment étonné d'entendre un froufrou de machines 
qui annonçait la résurrection du travail. Ma femme 
était venue me chercher à la gare avec nos deux 
fillettes; elle jouit délicieusement de ma surprise. 
« C'est moi, dit-elle, qui t'ai joué ce mauvais tour. 
Les Allemands, en faisant sauter nos machines à 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 453 

vapeur, ont oublié la force hydraulique; ou du 
moins le mal qu'ils ont fait à nos turbines était facile 
à réparer. Viens voir où nous en sommes ! » 

Je ne me fis pas prier pour la suivre, et elle me 
montra un atelier de tournage où vingt personnes 
travaillaient avec un visible plaisir. Dix autres répa- 
raient le moins endommagé de nos fours; un homme 
de confiance rangeait soigneusement les cuivres 
gravés dans leur grande armoire de chêne. Une 
petite fabrique était éclose dans les ruines de la 
grande. 

« Vois-tu, mon pauvre chien,, me dit la chère 
petite femme, créer est beau, mais refaire ce qu'on 
a fait est peut-être plus méritoire. Il faut savoir re- 
commencer un livre comme un tableau, une fortune 
comme un livre, et l'on n'est homme qu'à ce prix. 

— Alors, lui répondis-je en l'embrassant, c'est 
vous, madame, qui êtes l'homme, et demain je me 
commanderai des jupes chez mon tailleur. » 

Notre usine se releva peu à peu, malgré le trou- 
ble profond que les abominables folies dô la Com- 
mune avaient jeté jusque dans ma province. Il fallut 
vivre petitement, mais les privations partagées nous 
semblaient douces et nous les dégustions comme 
des friandises. Tandis que Barbe allaitait notre 
troisième fille, France Dumont, qui naquit le 
10 juin 1871, je refis connaissance avec tous nos 
clients dans un voyage beaucoup moins gai que les 
premiers, mais sensiblement plus rapide. L'oncle 
Joseph et mes deux cousins étaient revenus de leur 
captivité; le jeune Victor se montrait aussi diligent 
que capable. Nos artistes, nos employés, nos ou-. 



454 LE HOMAN d'un BRAVE HOMME 

vriers se remirent à la besogne ; ils obtinrent pour 
la première fois un succès de faïence artistique en 
'' 1873 à l'Exposition de Vienne. C'est l'année qui vit 
naître mes deux gentils petits jumeaux, Camille et 
Maurice, et mourir à soixante-treize ans mon ami et 
mon second père, le vieux républicain Basset. Il 
fut frappé d'apoplexie à Paris, dans la matinée du 
25 mai, et rendit le dernier soupir en faisant le geste 
d'étrangler quelqu'un. Son testament nous laissa 
très riches, mais nous nous suffisions déjà, et nous 
nous serions bien passés de cette triste aubaine, 
ainsi que de nos titres volés dont on retrouva les 
trois quarts en 1875 à Bruxelles, chez un changeur 
innocent. 

Mon camarade Auguste Foulard a suivi la carrière 
administrative; c'est dire qu'on l'a révoqué et re- 
placé tour à tour, selon les temps. Grâce à un bon 
ministre qui le connaît et qui l'estime, il. est préfet 
de troisième classe, mais indigent de première 
classe, car il n'aura jamais fini de payer les dom- 
mages-intérêts qu'il doit à la famille de Martin-Sec. 
Le tribunal de Courcy, tout en reconnaissant que la 
séquestration arbitraire de l'affreux policier pouvait 
avoir eu pour principe un sentiment d'humanité, a 
déclaré Foulard coupable de n'avoir point protégé 
le prisonnier contre lui-même. Et c'est un crime qui 
vaut cher. 

Si J'étais député, je sais bien quelle loi je propo- 
serais sur la magistrature française; mais je ne suis 
ni député, ni conseiller général, ni même conseiller 
municipal. Je vote de mon mieux, et je ne ménage 
pas mon influence à la veille des scrutins, ayant 



LE ROMAN d'un BRAVE HOMME 455 

compris par la réflexion qu'on ne se désintéresse 
pas des suaires publiques sans manquer au premier 
devoir du citoyen, mais je n'accepterai aucun man- 
dat et je mourrai comme mon père sans avoir rien 
été. Mes amis politiques me disent : « Vous chan- 
gerez d'avis quand vous serez retiré des affaires. » 
Je leur réponds : « Jamais je ne me retirerai des 
affaires. » 

Pourquoi donc en sortir? La fabrique marche 
toute seule; nous produisons avec une égale facilité . 
et un invariable succès les assiettes de deux sous et 
les plats de cinq mille francs. Si quelque chose ou 
quelqu'un se dérange dans la maison, je redresse 
tout d'un coup d'œil. J'ai rebâti depuis longtemps 
ma maison de Courcy, qu'on vient voir par curio- 
sité, car elle est toute en céramique,, comme la tour 
défunte de Nankin; mais je passe l'été dans notre 
terre de Taillemont, où je fais un peu de culture. 
Nous l'avons eue à bon marché après la déconfi- 
ture du chambellan, et nous nous y sommes tel- 
lement acoquinés que nous ne la céderions à.aucun 
prix. 

Je ne suis plus un jeune homme, il s'en faut; mes 
cheveux ont blanchi et ma barbe grisonne; mais ma 
femme et mes enfants me trouvent bien ainsi, et 
c'est le principal. Les chers petits ne m'ont encore 
donné que de la joie et de Torgueil; peut-être un 
jour écrirai-je à l'usage des autres pères de famille 
l'éducation de ce petit monde et les Iracas qu'en- 
traîne le choix d'une carrière pour les garçons, le 
choix d'un mari pour les filles. 

Ma chère femme n'a pas changé depuis le joui; de 



456 LE ROBfAN d'un BRAVE HOMME 

notre niariagê. Elle est toujours aussi jolie et aussi 
jeune, au moins à mes yeux. Je ne sais pas s'il en 
existe au monde une plus belle, car Tidée de la 
comparer à une autre ne m'est jamais entrée dans 
Pesprit. Ce que je puis vous assurer, c'est que je 
•l'aime aujourd'hui un peu plus qu'hier et un peu 
moins que demain. 

Mais voici Barbe qui m'arrache la plume en me 
disant : c Assez I grand bêtè; tu leur racontes des 
affaires qui ne regardent que nous deux, » 



TABLE DES MATIÈRES 



I. ~ Les Dumont 1 

II. — Mes semblables 16 

III. — Nos rêves 32 

IV. — Le réveil 49 

V. — Le collège 71 

VI. — Le nouveau principal. 86 

VII. — Chacun pour tous 107 

VIII. — Les devoirs imprévus 132 

IX. — La fabrique 152. 

X. — La cuisine et l'école 185 

XL — Une révolution 226 

XII. — Tristia 289 

XIII. — La vie à deux 335 

XIV. — La famille 370 

XV. — Le siège de Belfort. 402 

XVI. — Relevons-nous! 435 



CouLOMMiERS. — Typ. Paul BRODARD. 



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